P lus le temps passe, plus je m'émerveille (enfin, façon de dire…) de la manière dont la majeure partie des médias rend compte de l'actualité. Considérez les «photos-souvenir» prises par les soldats de l'armée des États-Unis en charge des prisonniers irakiens capturés en Irak lorsqu'ils les torturaient, les humiliaient et les avilissaient. Je suis très étonné. Et par beaucoup de choses. La première et plus évidente (mais est-elle première et est-elle évidente ) est qu'on nous présente ça comme une «révélation»: comment, les «z'Américains» torturent en Irak ? Pardon: “torturaient”, il paraît que ça a cessé. En tout les cas, il n'y a plus de photos… Pour moi, je le sais depuis septembre 2003. Et même, juin 2003. En fait, depuis septembre 2002. Disons, depuis que j'eus la certitude que les États-Unis envahiraient l'Irak. C'est ainsi: depuis que les armées existent, donc un sacré bout de temps, on n'a jamais vu une armée d'occupation qui n'ait à un quelconque moment — et souvent à tous les moments — utilisé, sinon strictement la torture du moins la «pression forte», et tout ce qui va avec: humiliations, vexations, exécutions sommaires, etc. Je n'ai rien contre les États-Unis, par contre je sais une chose: l'armée de ce pays n'étant pas jusqu'ici exactement réputée pour son respect de «l'adversaire», par quel miracle tout soudain aurait-elle changé ses méthodes en 2003 ? on savait la torture pratiquée en Afghanistan; on le savait ou au moins on le présumait fort pour Guantanamo; expliquez-moi pourquoi la même armée se serait comportée différemment en Irak de la manière dont elle le fait par ailleurs ? C'est plus général: une armée d'occupation commet toujours des exactions. Si vous pouvez me citer un seul pays qui, ayant envoyé des troupes dans un pays même pour une bonne cause (se rappeler la Somalie…) n'a pas été un jour ou l'autre éclaboussé par un scandale concernant la conduite de ses soldats, signalez-le moi, et j'émigre tout de suite là-bas. Mais je suis tranquille, peu de chances que je quitte la France pour cette raison. Même des «gentils» et «paisibles» pays comme (du moins pour le XX° siècle…) la Norvège ou la Suède ont eu à faire face à ça. En outre, les conditions dans lesquelles les États-Unis entrèrent en guerre, et depuis les conditions de l'occupation, ne pouvaient faire en rien douter qu'à un moment où l'autre, la torture y serait pratiquée. Là-dessus, on a des informations précises et multiples sur la question depuis au moins septembre 2003, et il ne s'agit donc plus de considérations générales sur la nature humaine et sur le comportement habituel des soldats ou des agents de renseignements mais de faits connus et avérés. D'où, je suis surpris que les médias soient surpris. Je ne sais pas à combien on en est, mais je sais que de mars à mai 2004, il y eut au moins sept rapports circonstanciés provenant d'organisations sérieuses qui nous avaient informé. Les médias, en tout cas ceux les plus lus, vus, entendus, sont des saint Thomas, ils semblent désormais incapables de croire ce qu'ils n'ont pas vu. Personnellement, quand j'ai des rapports circonstanciés d'Amnesty international, de Human Rights Watch ou de “Médecins sans Frontière” qui m'affirment qu'en Irak on torture, on emprisonne arbitrairement, on ne respecte pas la neutralité des hôpitaux, etc., je n'ai vraiment pas besoin de le voir pour le croire, j'ai confiance: c'est vrai. Ce qui, pour ces médias, change ici, et les fait réagir comme ils ne le firent pas dans les mois précédent cette fin avril-début mai 2004, alors qu'ils disposaient d'informations fiables sur la question, ce sont les images. Or, qu'y a-t-il de plus éphémère et de moins fiable que les images ? C'est de l'instantané et du circonstanciel. D'un sens, un Rumsfeld, un Bush, un Powell doivent trouver ça presque une aubaine: ça permet de fixer l'attention sur six ou sept soldats, ceux qu'on voit à l'œuvre, en les désignant comme des cas particuliers, des brebis galeuses, et de minimiser en contrepartie la valeur documentaire des rapports d'ONG: plus on fera de bruit sur «le cas England», moins on en fera sur les rapports d'Amnesty international. Il ne se passe pas un mois sans que des images scandaleuses ou choquantes paraissent dans les médias, et puis ? Une image, un scandale chassent l'autre… Franchement, le coup de la «révélation», ça me laisse rêveur. Vous savez quoi ? Je me demande jusqu'à quel point ce qui fait problème à nos médias n'est pas tant le caractère scandaleux ou monstrueux ou tout autre qualificatif qui vous conviendra de ces photos que le fait que, de plus en plus souvent, ils ne sont pas eux-mêmes producteurs de ces «images-choc» qui font le tour du monde. Même pour l'attentat de New York, le 11 septembre 2001, et alors que la moitié des grands réseaux audiovisuels étatsuniens étaient quasi au pied des tours, les (sic) «meilleures» images furent le fait d'amateurs et de touristes… Deuxième chose qui m'étonne, ayant un grand rapport avec la troisième, cette quasi unanimité à s'étonner de ce que les tortionnaires d'Abou Ghraib aient pu complaisamment prendre des et se faire prendre sur des photos où on les voit commettre «des atrocités». C'est anormal. Bon, qu'on torture, d'accord, qu'on y prenne plaisir et en outre qu'on prenne plaisir à se faire photographier en action, là ça dépasse les bornes ! Cela, bien sûr, sur le mode «on n'a jamais vu ça !» Or, on a toujours vu ça. Du moins, depuis qu'Eastman mit sur le marché l'appareil photo à pellicule pour prise de vue instantanée, le “Kodak”. L'instantané fit beaucoup pour la gloire des soldats et la démocratisation de l'image de guerre: avant, les soldats devaient se contenter de raconter, à partir de là, il purent montrer — et se montrer «en action». Comme la torture et l'humiliation des vaincus font partie des actes de guerre, ils figurent dans la panoplie du bon soldat, et surtout dans son album de souvenirs, depuis un bon siècle. Ce qu'on en fait dépend en revanche des époques et des circonstances. Par exemple, en France et jusqu'à la deuxième guerre mondiale, ça ne posait guère de problème pour l'ancien soldat retour des Colonies d'exposer fièrement aux amis et à la famille les photos où on le voit en train de «casser du Bamboula» (ou «du Niaquoué» ou «du Bicot», selon les cas). Après cette guerre, ça devint moins évident. Comme le disait l'historien Benjamin Stora sur France Culture, le 14 mai 2004, durant la guerre d'Algérie les appelés surtout mais aussi certains engagés ou volontaires on fait des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de photos. La plupart concernaient plutôt «la vie de caserne» ou «la camaraderie dans le Djebel», mais il y en a beaucoup qui concernent les actions — et les exactions. Bien sûr, ce ne sera pas n'importe quel soldat qui se fera photographier en train de tuer, de torturer ou d'humilier, c'est réservé à celui — et désormais celle — qui se sent fier et heureux du «devoir accompli». Non pas obligatoirement fier de torturer, mais fier de le faire «pour le Pays». Même si on les voit souriants et apparemment heureux de soumettre leurs prisonniers à des humiliations, je ne suis pas du tout persuadé que Melle England et M. Graner étaient «fiers de torturer»[1], ils étaient simplement fiers de montrer qu'ils «travaillaient pour le Pays», y compris en faisant le «sale boulot». Par là-dessus, les soldats England et Graner sont des engagés, et ma foi, ça veut dire beaucoup. Je me demande si beaucoup de médiateurs ont fait leur service militaire — désormais, ce sera de moins en moins courant — et s'ils l'ont fait, quel souvenir ils en ont, moi, je me rappelle très bien: la grande majorité des engagés n'a aucun respect pour le prochain — surtout pour le subalterne —, et le «mode normal» de rapport dans les armées est l'humiliation et la pression physique et morale. Les militaires engagés ne sont pas des démocrates éclairés et on ne leur demande surtout pas de l'être. En outre, plus on descend dans la hiérarchie, plus le niveau intellectuel et moral est bas. L'armée n'est pas, comme on le prétend, un endroit où l'on apprend la discipline, mais un endroit où l'on apprend l'obéissance, en outre sur un mode pervers, sado-masochiste. Pour qui n'a pas expérimenté, c'est incompréhensible. Si vous n'avez pas fait l'armée, même en ayant vu des films ou lu des récits où le caporal ou l'adjudant dit au soldat récalcitrant «on ne te demande pas de comprendre, on te demande d'obéir !», ça n'aura pas de consistance; par contre, quand on a soi-même été le soldat (réputé) récalcitrant à qui on demande d'exécuter un ordre imbécile, ça n'a pas la même irréalité. J'ai beaucoup apprécié toutes ces dissertations des analystes de service se plaignant de ce que les soldats en charge de la prison d'Abou Ghraib n'avaient jamais reçu de formation ou même d'informations concernant les «Accords de Genève» de 1949: dites-moi, est-ce qu'on a vraiment besoin de connaître lesdits accords pour savoir qu'on ne tient pas un prisonnier nu en laisse, qu'on ne l'oblige pas à s'aligner nu sur une pile de prisonniers en même situation, à simuler une fellation, qu'on ne lui introduit pas un manche à balai ou un tube de néon dans le rectum ? Bon, j'imagine, la soldate (comme l'on dit maintenant) Lynndie England reçoit une formation poussée en ce qui concerne les «Accords de Genève» — et je vous prie de croire, pour les avoir lus, qu'il faut que la formation soit vraiment au top —; en même temps, comme c'est une soldate, elle reçoit un conditionnement poussé, et apprend qu'il faut toujours obéir aux ordres d'un supérieur, aussi aberrant soit-il; la voilà sur le terrain, avec la charge de surveiller (et punir) «des ennemis»; ses supérieurs lui demandent de faire des choses contraires aux conventions de Genève; comme elle a été bien formée, elle dit, «Mais chef ! Je ne comprends pas ! Ce que vous me demandez là est contraire aux “CG” !» (on aime bien les sigles, dans l'armée), ce à quoi le chef répond, bien évidemment: «On ne te demande pas de comprendre, mais d'exécuter les ordres ! Rompez !» Qu'est-ce qu'elle fait, la soldate England ? Elle s'adresse à la hiérarchie pour signaler que l'on veut la forcer à faire quelque chose d'interdit ? Je ne pense pas qu'elle soit si naïve qu'elle puisse croire que son chef direct à de lui-même pris l'initiative de lui dire de torturer, donc, il est à peu près inutile d'en passer par cette voie. Elle démissionne ? L'armée ce n'est pas l'usine, surtout lors d'un conflit en territoire étranger, on ne démissionne pas comme ça… Elle déserte ? Douteux. Et bien, finalement, elle obéit aux ordres. Ce qui amènera une quatrième chose. Sinon, pour conclure sur la deuxième, les photos de ce genre ne sont donc pas, comme semblent le croire (ou vouloir nous le faire croire) nos médias, une nouveauté, et pour presque tous les conflits qui se sont déroulés depuis le début du XX° siècle, il y a des images de militaires commettant des actes «que la morale réprouve». En revanche, depuis une cinquantaine d'années environ et au moins jusqu'à l'opération somalienne, ceux qui les faisaient avaient cessé de les rendre publiques. Du moins en Europe et en Amérique du Nord, ailleurs je ne sais pas. La troisième chose est cette baliverne que nous affirment tous les médias, seul l'état de la technologie permit que ces images se diffusent aussi vite et partout: en fait, ça a plutôt rapport à ce que, contrairement à ce qui se passait avant 1975 environ, et plus encore depuis 1990, il n'y a plus moyen de dissimuler des informations de la même manière que précédemment, car leur diffusion n'est plus sous le contrôle des structures d'État, ou du moins plus autant que dans les décennies précédentes. C'est par cycles: dans les situations où les structures d'État sont fortes et dominantes, dit autrement, dans les situations impérialistes, le contrôle de l'information est assez facile: les divers États sont dans des rapports de dépendance ou de complémentarité-opposition tels que ça les arrange tous que l'information diffusée minimise ou amplifie les actions de tel État, de telle armée, pour le bien comme le mal, mais en tout cas ne donne pas une image exacte de l'état du monde; les instances de diffusion de l'information, les «médias», étant assez tributaires de la pérennité de ces structures, n'ont donc pas désir de venir contre l'information officielle, sauf quand le mensonge d'État devient si évident que le dénoncer «va dans le sens de l'Histoire» — comme, aux États-Unis, dans le cas de la fin de la guerre du Vietnam, où l'échec de la stratégie de l'administration devint si patente que ce n'était pas grand risque que de se poser contre elle. Quand ces structures sont faibles, voire déliquescentes, les choses vont autrement: les médias ont alors d'autres allégeances, et diffusent un autre type de «vérité», celle qui convient à ceux pour lesquels ils s'expriment; bien sûr, ils ont le plus souvent une certaine connivence avec la vérité officielle, tout simplement parce que leurs mandants ont des accointances avec les gouvernants (il n'est que de voir la situation française où la quasi-totalité des médias, quand ils ne sont pas d'État sont la propriété de grandes sociétés qui vivent principalement des commandes de l'État, et en tout cas, dans tous les pays développés la dépendance des «grands» médias à la publicité limite assurément leur indépendance éditoriale), mais l'affaiblissement des structures d'État fait que l'harmonie — même par contrastes — entre les diverses entités nationales n'a plus lieu, et à tout instant il existe toujours une série d'États qui ont intérêt à «faire connaître la vérité», en vue de déstabiliser d'autres États, ergo il se trouvera une série de médias qui la diffuseront de manière assez exacte, et non pas dans un mode propagandiste outrancier. Ces réflexions pour dire que [1] À entendre comme: soit qu'ils n'en étaient pas fiers, soit qu'ils n'aient pas considéré que ce soit de la torture. |