Les frontières qui nous définissent

 «L es frontières qui nous définissent ne sont pas aussi strictes que ce que l'on croit, mais si elles ne rentrent pas dans le cadre d'une définition rigide, devons-nous pour autant cesser de les caractériser ?»

m'écrivait un correspondant le 26 janvier 2004. Pourquoi ? Mystère… Le plus souvent on arrive à déterminer les motifs d'un message, leur source et leur cible. Là, rien de tel. Apparemment, il n'est pas arrivé dans ma boîte à courriel par hasard, comme quelque vulgaire spam. Maintenant, ça ne veut pas dire que ça se relie à quelque chose que je puisse déterminer. Habituellement, je reçois trois (ou quatre) types de courriels: ceux qui me viennent de personnes de connaissance, et cela se suffit; ceux que m'envoient des visiteurs de mon site, et qui m'en disent quelque chose; les innombrables spams auxquels est inévitablement soumise une personne qui met son adresse sur son site personnel et dont ledit site connaît une fréquentation honorable; quatrième cas, qui se différencie finalement peu du troisième, les «virus» qui profitent des nombreuses failles de sécurité des systèmes Microsoft, mais factuellement, ce sont des sortes de spams, un chouia plus agressifs, sans plus. Sachez pour information que, sauf un répit pendant les mois de juillet et août, où je n'en recevais «que» six à dix par jour, je dois quotidiennement supprimer entre 20 et 60 spams ou virus (pour hier 16 novembre, plus de 30 courriels indésirables[1]). Ce message-ci ne ressort pas, je crois, des deux derniers cas; il ne relève assurément pas du premier, puisque je ne connais pas l'expéditeur, du moins tel qu'il se présente sous son identité e-mail. Et donc, assez logiquement a priori, je décidais quand je le reçus qu'il participait de la deuxième catégorie. Problème: quel relation entre ce message et mon site ? Je répondis ainsi à mon correspondant:

«Bonjour,
        Très sympa, votre message, mais il manque quelque peu de contexte.
        J'aime bien. Je ne comprends pas vraiment, mais ça n'est pas gênant, en ce sens qu'une proposition hermétique permet toutes les exégèses, ce qui est selon moi la meilleure chose qui soit. Cependant, comme dit, ça manque un peu de contexte: pourquoi m'envoyer ce message sybillin, ça se rapporte à quoi ? Comme il n'y avait pas d'«objet» à votre courriel, il m'est difficile de le relier à quoi que ce soit, qu'il s'agisse d'une quelconque de mes interventions sur tel ou tel forum, ou que ce soit en référence à une des pages de mon site personnel. Quoi qu'il en soit, j'admire la poésie de votre message, et sans aucun doute il va se retrouver sur l'une ou l'autre des pages de mon site.

En toutes amitiés.
Olivier Hammam».

Voilà, il s'y trouve. Mais je m'interroge: qui est ma mystérieuse ou mon mystérieux correspondant-e ? Le nom, peu commun, me laisse dans l'expectative. Remarquez, pas tant que ça: quand on me demande mon genre (mentionné en général comme «le sexe», alors qu'on sait depuis quelques temps je crois qu'il n'y a pas de relation fixe entre sexe et genre), si on me propose “homme” / “femme” / “autre”, ou que je peux ne pas choisir, je choisis “autre” ou ne choisis pas. Une brève (et infructueuse) recherche avec Google me montre que son patronyme est semble-t-il courant en Afrique australe et orientale, et le prénom plutôt féminin, mais c'est moins sûr. Dans un autre message j'y allais de mes suppositions:

«[Son nom], voilà un nom qui sonne exotique, pour une personne qui, comme moi, appartient à la zone culturelle méditerranéenne. J'ai mon hypothèse: un nom suomi, maggyar ou basque. Ou alors, encore plus distant, Extrême-Orient ou Amérique du Nord».

Hypothèses non vérifiées… Mais le cœur de l'histoire reste cet étrange message. Pourquoi me l'envoyer ? J'essaie de lutter contre mais suis très imprégné de culture rationaliste et causale, et postule donc qu'un événement a toujours à la fois une cause et une raison. Ce qui n'est pas si évident. Ici, mon idée consiste à considérer que la personne qui m'envoya ça le fit parce que quelque chose dans les pages de ce site l'y incita, que ça se reliait à quelque chose que j'ai écrit, ou à un texte que j'héberge. Mais la(les)quelle(s) ? le(les)quel(s) ? Et est-ce si sûr ? Je l'écrivais, je reçois sans cesse des e-mails qui ne me sont pas destinés et tombent dans ma boîte de manière aléatoire; par des signes évidents, je les classe comme «spams» ou «virus», des catégories communes et commodes donnant de la rationalité à ce qui n'en a pas — tenez, trouvez-vous rationnel qu'environ la moitié de mes spams m'offrent… des logiciels pour lutter contre les spams ? Mais c'est plus large: la raison non rationnelle pour laquelle je reçois tout ça a certes une cause – désirs de gains, désir de «faire chier cette société pourrie» ou de se mettre en valeur – mais l'effet induit n'est pas corrélé à cette cause: je ne lis jamais ces messages, et comme bien d'autres «courriel-nautes», dès que reçus je les détruis. Si par malheur l'on m'envoyait un courriel non viral dont l'objet serait «Your document» ou «Hi!», ou quelque autre habituel signalant un virus potentiel, je risque fort de passer à côté…

Revenons à notre message: suis-je sûr que ce n'est pas une sorte de spam ? Non. Le spam, est le courrier envoyé en masse de manière indéterminée; suis-je sûr que je fus l'unique destinataire de celui-ci ? Non, d'autant que je suis incapable de lui attribuer un cause en relation à mon activité sur le Net: pour en revenir aux hypothèses, si ce n'est un message envoyé à n'importe qui dont moi, se relie-t-il à une des pages de ce site, ou une de mes contributions sur un forum, ou un texte publié sur un autre site, ou que sais-je ? Toujours, ce message me semble intéressant en soi. Car, bien sûr, se reliant à quelque chose sur quoi je m'interroge depuis longtemps, et de diverses manières. Il m'arrive de trouver dans ma boîte à courriels des messages d'un intérêt limité, du genre «j'adore ce que vous faites» ou «je déteste ce que vous dites», ou, «votre page sur [qqch/qqn] me fait penser à [qqch/qqn]», et autres du même tonneau. Mes messages préférés sont ceux où l'on me sollicite pour utiliser mes textes et ceux où l'on me demande des compléments d'information, ce qui me permet d'améliorer le contenu de mes pages, enfin et surtout ceux qui me donnent matière à réfléchir. Comme celui-ci.


Je l'écrivais à mon correspondant, je le trouve sibyllin. Citons-le encore:

«Les frontières qui nous définissent ne sont pas aussi strictes que ce que l'on croit, mais si elles ne rentrent pas dans le cadre d'une définition rigide, devons-nous pour autant cesser de les caractériser ?»

Nonobstant le fait que je lui parlais de «ce message sybillin». Nul n'est parfait, moi moins que quiconque. Puis, la Sibylle et ses adjectifs ne font pas partie de mon vocabulaire écrit habituel.

La première proposition est limpide, un quasi lieu commun; en même temps, ça laisse place à bien des interprétations. Comme partisan d'une approche cybernétique de la réalité j'abonde dans l'idée que les limites d'une entité, «nous» ou quiconque ou quoi que ce soit, «ne sont pas aussi strictes que ce que l'on croit». Incidemment, ma correspondante (mon correspondant ?) tombe dans le même travers que moi et que bien d'autres en parlant de «ce que l'on croit»: la généralisation. Bien des gens ne croient pas que leurs limites sont très strictes; c'est même la base idéologique de beaucoup de religions, de morales ou de philosophies de considérer que les individus ne sont pas des objets strictement définis mais les éléments d'un ensemble plus ou moins vaste (“la société”, “l'humanité”, “le monde”, “l'univers”); c'est aussi la base conceptuelle de sciences ou de branches de la science comme l'écologie, la topologie ou la cybernétique, et un concept opératoire de domaines d'études ou de pratiques, comme l'éthologie, la psychologie comportementale ou les thérapies de groupe. Bref, il y a dans ce monde probablement plus de gens qui réfléchissent ou agissent en tenant compte de ce que «Les frontières qui nous définissent ne sont pas strictes» que de gens dans un autre schéma de pensée ou de comportement. Comme le rappelle mon auteur favori, Gregory Bateson, c'est avant tout l'«Occidental moyen [qui va] jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé»[2].

Ailleurs je critique cette description en spécifiant que ça concerne les humains bien au-delà de l'«Occidental moyen» mais on voit ce que Bateson pointe: un rapport au monde typique d'un univers mental, culturel et social qui établit une nette séparation entre l'humanité et le reste de l'univers, où l'univers se compose de monades au destin linéaire, un monde «en progrès», causal, où les individus sont des agents effectifs «qui accompli[ssen]t une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé». Qui «croit» que «les frontières qui nous définissent sont strictes», in fine ? Même chez les occidentaux, bien des gens ont une autre conception des choses. Comme dit, dans les sociétés occidentales on trouve bien des courants religieux, philosophiques ou idéologiques qui développent une approche assez différente de celle du rationalisme causal qui structure ces sociétés, dont les mouvances New Age, ou le développement récent des «anti-progrès» de diverses sortes sont une illustration. Il ne faut pas lire ici «anti-progrès» au sens de «réactionnaire» mais à celui de «n'adhérant pas à l'idéologie rationaliste et causale du progrès»; parmi ces groupes on trouve des réactionnaires et aussi des gens réfléchissant à d'autres manières d'organiser la société, d'évoluer, que par «le progrès» au sens d'une technologisation matérielle et politique toujours plus importante de la société.

Donc, la première partie de ce message est assez claire, mon/ma correspondant/e se réfère à ces concepts et conceptions autochtones contemporains ou anciens, ou repris (et parfois réinventés) de sociétés autres (hermétisme, bouddhisme, chamanisme, taoïsme, paganisme, théosophie, etc.). La fin l'est moins. Pour mémoire: «si [les frontières qui nous définissent] ne rentrent pas dans le cadre d'une définition rigide, devons-nous pour autant cesser de les caractériser ?» On voit l'aporie: d'un côté, «des frontières nous définissent», de l'autre, «elles ne sont pas caractérisées». Ou tout au moins, «certains ne veulent pas les caractériser». On a ici affaire à une opposition du même type que, disons, entre les catholiques romains et les syriaques monophysites: ils croient en Dieu, mais pour les premiers il a trois essences, pour les seconds une seule; résultat, pendant près de quinze siècles, les uns disaient des autres que c'étaient des apostats incroyants. La personne qui m'envoya ce message ne peut méconnaître l'évolution récente des opinions, fondées ou non en science, sur la caractérisation des individus et les limites de ces individus à leur environnement, lesquelles, comme elle me l'écrit, «ne sont pas aussi strictes que ce que l'on croit»; cesse-t-on de caractériser les individus pour autant ? Non, mais on les caractérise autrement. Pour citer encore Gregory Bateson, voici l'intégralité du passage partiellement cité plus haut:

«Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect “mental” de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce “système” n'aura généralement pas les mêmes limites que le “soi” — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre)–(différences dans la rétine)–(différences dans le cerveau)–(différences dans les muscles)–(différences dans le mouvement de la cognée)–(différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.
Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt: “J'abats l'arbre” et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé».

De toute évidence, ma/mon correspondant/e a une conception solipsiste des entités, au moins des entités vivantes, et les considère donc comme «un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé». Une conception d'«Occidental moyen», comme dit Bateson. Cela peut sembler paradoxal puisqu'elle/il me parle du fait que «Les frontières qui nous définissent ne sont pas aussi strictes que ce que l'on croit», mais ça ne l'est pas: implicitement, elle/il accepte le fait qu'une entité biologique a des limites; or, qu'on le considère d'une manière sociologique, éthologique, écologique, biologique, physique, cybernétique ou chimique, et de bien d'autres manières, la chose apparaît peu évidente: par exemple, comment définir une limite à l'entité «Olivier Hammam», auteur de ce texte ? Comme être social j'ai une extension dans le passé (mon histoire), dans le futur (mes projets) et dans l'espace (mon insertion dans la société) qui dépassent largement l'entité qui use de ses doigts, ses bras, ses épaules, sont système nerveux pour rédiger ce texte; ladite entité n'est en outre pas séparable de son contexte immédiat: en permanence j'inspire et j'expire l'air qui m'environne et sans lequel je ne serais justement pas cette entité biologique, cet être vivant: je ne suis pas séparable de cet air. Je ne le suis pas plus de la masse moléculaire qui m'attire et, bien que tentant (passivement) de m'aplatir, est l'objet qui permet ma cohésion moléculaire, je veux dire, la Terre. Là-dessus, si je suis relativement imperméable à mon environnement, je ne le suis pas à l'excès, car c'est par des échanges permanents entre milieu intérieur et extérieur que je puis rester en vie.

En se plaçant dans le contexte limité du texte en cours, il ne naît pas de rien, une pure invention de mon esprit génial: il s'intègre dans un vaste ensemble de productions dont celles «de ma main» ne forment qu'un fil de la trame; l'idée m'en est venue parce qu'une chose qui m'est «extèrieure» m'a incité à écrire ce texte précis; en ce cas on en voit clairement l'origine, mais c'est le cas de tous mes textes: comme le dit encore Bateson, il y a une «écologie de l'esprit», et elle ne diffère guère de l'écologie de la matière: on ne pense pas indépendamment de son milieu. Bref, je fais partie de ces gens pour lesquels une phrase commençant par «Les frontières qui nous définissent» n'a guère de sens, comme n'en ont guère les notions d'identité et d'individu, si du moins on entend par là des objets finis et ayant une existence autonome, une monade donc. Du fait, il me semble aventureux de songer à ne pas «cesser de les caractériser» puisque de mon point de vue elles ne sont pas. Au contraire, il me semble qu'on doit s'attacher à «caractériser» les «individus» et leurs «frontières», mais en prenant en considération que c'est une commodité descriptive, et non un compte-rendu de la réalité. Ainsi que je le mentionne dans le texte intitulé «Qui je suis et pourquoi j'écris»,

«La cybernétique nous montre que les événements se déroulent en général autrement que [comme] un enchaînement de causes et d'effets [qui] aboutit à un certain résultat dont on détermine un début, une fin et un espace où l'évènement se déroule; dans une approche cybernétique, on constate qu'il n'y a pas d'événement isolable et défini mais un ensemble d'interactions plus ou moins dirigées s'inscrivant dans un continuum, et où fortuitement un ensemble assez complexe se trouve réuni pour modifier localement les conditions […] qu'on peut, à l'analyse, décrire comme “un événement”, tout en sachant que c'est une interprétation assez fausse de la réalité observée».

Assez fausse, mais commode. L'intérêt d'une telle analyse vient de ce qu'elle permet de définir une suite d'actions au résultat assez prévisible, tenant compte de ce que les interactions effectives correspondent rarement au modèle de comportement dégagé par cette conception «cause à effet». Le déroulement d'une interaction comme celle décrite par Bateson (le «processus autocorrecteur […] déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre») est assez prévisible mais toujours aléatoire et jamais reproductible à l'identique d'une séquence à une autre: «en gros» on peut décrire la séquence comme celle «d'un homme qui abat un arbre avec une cognée» et l'on peut même considérer pour l'analyse que l'homme en question est effectivement «un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé»; si l'on considère mieux la chose on constate qu'il ne s'agit pas strictement d'un événement causal, comme l'est la réaction en chaîne après la mise en contact des deux demi-spères de plutonium dans une bombe atomique: on a plutôt affaire ici à une séquence statistique dont le résultat est assez souvent mais non pas systématiquement celui décrit; les êtres vivants sont des objets éminemment aléatoires et jamais on ne peut faire avec eux de pronostic assuré.


Conclusion de tout ça: les caractéristiques par lesquelles nous nous définissons ne sont pas aussi strictes que ce que certains croient ou veulent croire, et même si elles ne rentrent pas dans le cadre d'une caractérisation rigide, devons-nous pour autant nous interdire d'en définir les frontières ?

Fin de la question.

Terminé (?) le 29/12/2005


[1] Note ultérieure: depuis que j'écrivis cela, soit il y a plus d'un an (je reprends ce texte fin décembre 2005), les choses se sont un peu améliorées: aujourd'hui, je reçois rarement plus d'une vingtaine de ces courriers indésirables chaque jour, et la moyenne doit tourner autour d'une dizaine. Amélioration certes relative,mais réelle…
[2] Vers une Écologie de l'esprit, t. I, Le Seuil, 1977, article «La cybernétique du “soi”: une théorie de l'alcoolisme».