I l ne se passe pas un jour sans que j'ouïsse
des affirmations qui vont contre le sens et qui me sont assenées comme des vérités, des
vérités d'évidence définitives et éternelles. J'en évoquerai ici, au fil de l'inspiration
et des discours que j'entendrai ou lirai.
Les erreurs judiciaires s'accumulent
Sur France Culture, samedi 02/04/2005, 8h, journal, la n-ième resucée de la complainte
sur «les erreurs judiciaires se multiplient», à l'occasion de l'élargissement en appel
d'un médecin accusé de viols; le chroniqueur commence par «sans remonter à l'affaire
Seznec ou à l'affaire Dreyfus, ces dernières années les “bavures” de la justice se sont
multipliées»; et de faire la liste de ces «erreurs», soit cinq affaires vraiment
notables sur 25 ans, dont trois où la justice a, avec certitude, correctement agi.
La source de l'erreur provenait de faux-témoignages, l'enquête judiciaire mit au jour ce
caractère fallacieux et, lors du procès, les accusés furent disculpés. C'est hors de
la justice qu'il y eut dysfonction, par le fait que des médias se firent l'écho de
l'accusation, en violation du secret de l'instruction, la réputant vraie. Ce qui fait
donc deux erreurs illusoires: la justice tend de plus en plus à ne pas commettre
d'erreurs parce qu'elle a des moyens de vérification accrus et que nous avons des
moyens de contrôle plus importants qu'il y a seulement cinquante ans; ensuite, sur les
cinq cas évoqués, au moins trois sont des erreurs médiatiques: si les médias ne
s'étaient emparés de «l'affaire Grégory» ou de «l'affaire d'Outreau», certes les erreurs
de procédure auraient tout de même existé (quoique, pour la première, ce ne soit pas si
évident), par contre, leur validation publique n'aurait pas eu lieu. Où sont vraiment les
dysfonctions, finalement ? Et en tous les cas, ce qui fait la spectacularité de ces
affaires n'est pas leur multiplication mais au contraire leur raréfaction, les médias ne
s'intéressant qu'à ce qui est rare, car ce qui est rare est cher…
Principe de verbiage
Vous n'aurez pas manqué de remarquer le développement infernal de l'invocation de ce
syntagme désormais d'ordre constitutionnel en France: le «principe de précaution». Que
nous dit justement la Constitution là-dessus ? Voici ce qu'en dit la Charte de
l'environnement, Article 5:
«Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des
connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible
l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de
précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures
d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin
de parer à la réalisation du dommage».
Le «principe de précaution» ne concerne donc que la «réalisation incertaine d'un
dommage», d'où son nom. Quand un dommage est certain ou très probable, l'invoquer n'a pas
de sens. À l'heure où j'écris ce propos, le vendredi 24 février 2006, on nous abreuve de
ce «principe» à propos de trois événements, l'un durable (du moins en tant que sujet
récurrent dans les médias), la «grippe aviaire», l'autre durable aussi mais bien moins
médiatisé jusqu'à ces dernières semaines, le «Chattanooga» – oh ! Pardon, le «virus
du chincougounia» (orthographe incertaine) —, le troisième circonstanciel et promis à un
oubli définitif dans peu de semaines, l'épopée lamentable du ci-devant porte-avions
Clémenceau. Dans aucun de ces cas le «principe de précaution» n'a matière à s'appliquer.
Pour le dernier cas c'est simple, le risque sanitaire lié à l'inspiration de
poussières d'amiante est certain et avéré, et la présence massive de ce produit dans la
coque du navire tout aussi avérée. Pour le deuxième c'est tout aussi clair: le virus en
question se transmet aux humains et il est présent à la Réunion de manière certaine
depuis plus d'un an, donc il n'y avait pas plus de «précaution» que de prévention
à assurer, mais une politique de santé publique tout ce qu'il y a d'ordinaire. Quant au
premier, considèrant le risque que ce virus soit transmis à des oiseaux domestiques, là
non plus aucune incertitude: il se transmet à eux; considèrant la transmission de ce
virus des oiseaux aux humains, là encore on a la certitude que ça se produit; enfin si
l'on considère la possibilité d'une transmission d'humain à humain, encore une fois
aucune incertitude: ça peut arriver. Ce n'est pas assuré mais c'est tout-à-fait
possible et même assez probable. Sinon cette variante, quelque autre. Les études les plus
récentes indiquent d'ailleurs que le virus de la fameuse «grippe espagnole» dérive d'un
corona-virus aviaire. Donc, pour ce cas-ci, nul «principe de précaution» mais bien plutôt
des mesures de prévention pour les oiseaux domestiques, une nécessaire vigilance pour les
oiseaux sauvages, principalement ceux frayant dans des zones de passage des migrateurs,
pour les humains une nécessaire veille sanitaire et quelques mesures de précaution
qui se passent du principe du même nom.
Ce n'est pas tant le mauvais usage d'un syntagme qui me gêne, voilà une chose plus que
courante dans les médias, que le fait qu'en utilisant systématiquement ce syntagme ainsi
on finit par en changer le sens, et on arrive à ce paradoxe que si quelqu'un l'utilise
à bon escient, par exemple, en défendant un moratoire prolongé voire une interdiction
des plantes transgéniques du fait qu'«en l'état des connaissances scientifiques»
rien n'indique qu'il n'en occurrera pas «un dommage [qui] pourrait affecter de manière
grave et irréversible l'environnement», on leur rétorque, «Oui, mais rien ne prouve
le risque». Or précisément le «principe de précaution» vaut pour un risque non avéré
et uniquement pour cela…
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