La fiction fonctionnelle de la société

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[En date du 19/04/2004]

 S i l'on considère ce que sont les sociétés et comment elles ont évolué au cours des siècles, on constate qu'il y a plus de similarités que de différences, d'un siècle, d'un millénaire à l'autre. Une société normale est une société où une très petite minorité «possède» la grande majorité de ce qui représente l'influx social, une minorité plus large, directement rattachée à la minorité restreinte, contrôle la société, en amont (législation, administration), en situation (police, armée) et en aval (justice de police et administrative), puis une large majorité qui ne possède presque rien et ne contrôle presque rien. On peut considérer ça injuste, inique, on peut le déplorer, et autres termes exprimant que tout ça n'est pas très normal, pourtant, je le disais, c'est la situation «normale» de n'importe quelle société, pour autant qu'elle compte un nombre significatif de membres. Je ne sais pas quel est ce nombre mais en tout cas il est très bas, peut-être une dizaine de membres. On peut aussi s'en féliciter, trouver que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et que ce soit faux. Les différences entre sociétés sont superficielles et ont deux causes apparentes principales: quel est l'influx social, quelle extension a la société. La première cause forme la base de la fiction sociale de mon titre, la seconde induit l'organisation réelle et formelle de la société. En dernière mention j'ai mis le mot “normale” entre guillemets car la structure est en fait la même, que la société soit positivement normale ou qu'elle ne le soit pas. Pour moi, une société normale est une société qui assure une niveau d'information optimal pour chacun de ses membres. Lequel niveau varie selon la catégorie du membre (sa «classe»), sa fonction, les buts généraux de la société et la quantité disponible d'influx social.

Sur le dernier point, c'est simple, dans le contexte actuel, le marqueur de détention d'influx social est la monnaie fiduciaire: plus on a «de l'argent», plus on a une place importante dans la société. La France a beaucoup d'influx social, la quantité totale disponible fait que le «revenu moyen par habitant» est cinq fois supérieur au revenu moyen mondial; en Somalie, il y en a peu, et le revenu moyen dans ce pays est quarante fois inférieur au revenu mondial. Le résultat en est qu'en France, même le membre le moins «influent» («le plus pauvre») détient beaucoup plus d'influx social que n'en détient le «Somalien moyen». Dit autrement: en France, le «seuil de pauvreté» est établi à environ 500€ mensuels, ce qui représente près de 20 fois le revenu moyen en Somalie, ce qui signifie que le législateur a considéré qu'en France un individu ne peut plus mener une vie (à-peu-près) normale en-dessous du «seuil de pauvreté», donc qu'il a, au moment où il fixait ce seuil, déterminé qu'une part significative de la population est au-dessus ou à peine en-dessous de ce seuil. En Somalie, le «seuil de pauvreté» est par nécessité beaucoup plus bas, en bonne logique, 200 fois plus bas — ce qui est justement l'écart entre les revenus moyens des deux pays — non pas parce que le «coût de la vie» est plus bas en Somalie qu'en France, mais parce que l'influx social disponible induit nécessairement ce seuil: le revenu français étant 200 fois supérieur à celui somalien, la part minimale redistribuée à un membre de la société est 200 fois supérieure. Ce n'est pas aussi simple et linéaire, mais c'est le principe général.

La quantité d'influx social disponible a un impact important sur la société, notamment sur les deux systèmes d'information, «l'infrastructure» ou système effectif (les voies de communication, les moyens de transport) et les médias, qui forment une «superstrucuture». On le sait depuis longtemps, une société a d'autant plus de capacité à acquérir ou créer de l'influx social que ses systèmes de communication sont performants. Dans le cas d'une guerre, qu'elle soit civile ou se fasse entre États, ce à quoi s'occupent en premier les adversaires est de s'assurer le contrôle des voies et des moyens de communication. La Somalie dispose de très peu d'influx social, selon les normes en vigueur en ce début de XXI° siècle, rapporté à la valeur mondiale, son stock par habitant est donc 40 fois inférieur; ça signifie qu'elle dispose de peu de moyens pour perfectionner, entretenir et étendre ses systèmes d'information, et de fait les infrastructures et superstructures en Somalie sont en moyenne du niveau où elles étaient en France il y a trois ou quatre siècles. En moyenne: localement, ça peut être en-dessous ou au-dessus de ce niveau moyen. Et en tout cas, il est incommensurablement inférieur à celui constatable en France. Car les écarts entre détenteurs d'influx social ne sont pas linéaires mais exponentielles, concernant les systèmes d'information.

La raison en est que l'influx social investi dans les systèmes d'information est du point de vue de la société une perte non rattrapable. Les améliorer se traduit à moyen et long terme par un «avantage compétitif», mais à court terme, ça coûte beaucoup plus que ça ne rapporte. Donc, l'amélioration et l'entretien de ces systèmes sont dépendants de la quantité capitalisée d'influx social. «L'influx social» représente une sorte de bilan, une «balance des paiements»; une partie de cet influx est consacrée au fonctionnement général de la société, les «charges fixes» ou «charges d'exploitation», une partie est versé dans l'actif (stocks, disponibilités, etc.), une partie dans le passif (capital, dettes), enfin, une partie représente le «produit», c'est-à-dire la part d'influx créée au cours d'un «exercice d'exploitation» qui n'a pas de destination particulière et pourra lors de l'exercice suivant consolider l'actif (augmentation des disponibilités et du stock), modifier le passif (augmentation du capital, règlement des dettes), ou permettre des «charges exceptionnelles». Par exemple, pour améliorer les systèmes d'information. Moins on dispose d'influx, moins on génère de produit, et ça se traduit par le fait que l'essentiel de ce produit part vers les charges fixes et le passif, donc on n'acquiert pas de cet influx «non nécessaire» qu'on puisse utiliser comme charges exceptionnelles. Je raconte là des choses qui sont du domaine de l'évidence, je crois. Ou du moins, qui devraient l'être. La France génère un produit très supérieur à ses besoins, ce qui lui permet de mettre beaucoup d'influx dans les secteurs sans rentabilité immédiate, raison pour laquelle elle peut consacrer des moyens considérables à ses systèmes d'information; inversement, la Somalie consacre presque tout son influx à la simple survie des membres de sa société, et n'en dispose pratiquement pas pour les charges exceptionnelles; si par exemple la France peut consacrer 10% de son revenu au secteur non rentable et la Somalie 1%, l'écart est, dans ces domaines, non plus de 1 à 200 mais de 1 à 2.000. Dans les faits c'est même plus que ça: comme l'économie est intégrée au niveau mondial, les pays les plus pauvres sont en concurrence ouverte avec ceux les plus riches, ce qui a pour conséquence, dans le cas de la Somalie, que depuis un certain temps, elle dispose de moins d'influx que ce qui lui serait nécessaire pour simplement maintenir ses systèmes d'information actuels. Il y a bien une amélioration partielle en certains endroits, mais elle se fait au profit d'autres nations que la Somalie. Mais c'est une autre histoire.


Une société «normale» fait de la redistribution de richesse, répartit l'influx social de manière équitable. La question étant justement de déterminer ce qu'est une répartition équitable. Une répartition a priori équitable est de diviser le produit en trois tiers égaux entre passif, actif et charges. Une question tout aussi importante est: qui fait la répartition ? Et subséquemment, comment elle se fait.

«Les charges», c'est la part du produit répartie à-peu-près également entre tous les membres de la société, «réduire les charges» revient à réduire la part de produit qui instaure une certaine égalité entre les membres, autrement dit, faire baisser le revenu moyen réel, «appauvrir la population». «Le passif» est la part du produit qui n'a aucun usage social effectif, soit qu'on le mette en réserve en cas de besoin (capital), soit qu'il serve à réduire un déficit (dettes); augmenter la part de passif revient à distraire une part de l'influx de toute utilité sociale. Enfin, «l'actif» est la part qui revient au «répartiteur», à la personne — physique ou morale — en charge de répartir le produit. On peut dire que l'actif est du passif ou de la charge «en devenir». On peut aussi dire que le produit est toujours, à un moment donné, «de l'actif».

Comme tout ce qui ressort du vivant, une société est un système cybernétique, avec un organe de contrôle (régulateur-répartiteur), des récepteurs externes, des récepteurs internes, un système moteur interne et un système moteur externe. Ou pour prendre une image organique, avec un système nerveux central, un système sensoriel, un système neuro-végétatif, des organes internes et des organes locomoteurs. L'élément principal est l'organe de contrôle, sans lequel les autres éléments ne seront pas coordonnés. Dans une société normale, la partie de ses membres en charge de la fonction de régulation, à la fois «possède tout» et «ne possède rien», de par sa fonction, toutes les informations nécessaires à la bonne marche de la société passent par elle, mais en même temps, ces informations ne lui appartiennent pas, elle n'a pour rôle que de les répartir selon les besoins immédiats et à court, moyen et long terme. Maintenant, une organe répartiteur qui se limiterait à cette fonction serait remarquablement limité, et ne pourrait par exemple pas faire des anticipations efficaces, des régulations préventives en rapport non pas aux besoins immédiats mais aux éventualités les plus probables d'évolution du système social global. D'où, un organe de contrôle efficace doit faire de la rétention d'information, «acquérir de l'expérience». Il se trouve que retenir de l'information ça ne se fait pas comme ça, il y faut des organes secondaires spécialisés, des «mémoires», et que lesdites mémoires consomment de l'influx social. Et c'est ici qu'on trouve la limite avec les comparaisons mécaniques ou organiques: une machine ou un individu ne développe jamais un organe si l'ensemble du système n'est pas en état de lui fournir l'influx ou énergie nécessaire à son fonctionnement; par contre, une société, et particulièrement une société humaine peut très bien le faire. Et pour tout dire, c'est une chose habituelle dans les sociétés humaines.

Une chose habituelle mais problématique. J'explore plus avant cette question dans le texte «Pourquoi “être” président ?», l'idée générale étant: les processus évolutifs se produisent au sein même d'une société. Ce qui est assez logique: contrairement aux autres «organismes», une société est un être éternel[1] aux capacités de régénération infinies; par contre, comme tout organisme, une société «évolue»; du fait qu'elle est éternelle, elle n'a pas l'obligeance de bien vouloir mourir pour laisser la place aux jeunes; le résultat en est qu'en un certain état une société est comme une femme enceinte qui continue à porter son rejeton au-delà du moment où elle devrait le «mettre au monde». Le problème étant alors que cette société doit mobiliser les moyens de nourrir deux organismes mais ne dispose de ressources que pour en nourrir «un peu plus qu'un».


Ce que dit dans le précédent paragraphe vaut pour les sociétés qui, peut-on dire, ont «atteint les limites du monde». Dans les autres cas, on a effectivement un processus du type «mise au monde». Ou d'autres, mais du moins on est en situation de résoudre la crise autrement que par la disparition de l'une des structures, «la mère» ou «l'enfant».

«Les limites du monde», c'est une notion fluctuante et directement tributaire des capacités d'une société donnée à rayonner dans son environnement. Par contre, «atteindre les limites du monde» est plus facile à définir: une société atteint cette limite au moment où elle parvient à coordonner l'ensemble des systèmes d'information dans l'aire géographique où elle peut rayonner de son centre à sa périphérie. L'effort incessant des sociétés expansionnistes est d'étendre leur capacité de rayonnement, ce qui se fait de tout temps par l'amélioration des systèmes de communication. Il existe tout un tas de sociétés qui ne cherchent pas à «atteindre les limites du monde», par exemple, les Mélanésiens ont opté pour une philosophie politique différente, «écologique», ne pas chercher à avoir une emprise sur l'environnement qui excède les capacités d'un groupe doté d'une technologie néolithique. Ce n'était pas faute d'avoir conscience d'un «monde» très vaste (l'Océanie, excusez du peu, un bon quart de la surface de la Terre) ni les capacités de s'y déplacer (on y faisait des «visites de courtoisie» entre îles distantes parfois de plusieurs centaines de kilomètres), la cause est d'ordre culturel, ils n'avaient pas une cosmogonie qui les incite à «prendre possession de la terre».

L'amélioration des systèmes d'information a un coût. A des coûts: social, économique, politique, etc. Comme je l'expose longuement dans «Pourquoi “être” président ?», une société s'organise à partir de et en fonction de ses systèmes d'information. En soi, ça représente une charge fixe très importante. Si dans une société donnée un double système s'établit (l'enfant dans le sein de sa mère) la charge devient rapidement insupportable. Quand on est dans la situation où l'on a pas atteint les limites du monde, pour résoudre le problème on extrait les partisans du nouveau système du corps social — ou ils s'en extraient d'eux-mêmes — et on les envoie «hors des limites de la société» mais «dans les limites du monde». Bien sûr, il peut arriver le contraire, les partisans du nouveau système l'imposent dans l'aire de la société, et les partisans de l'ancien sont renvoyés aux marges. Dans l'un ou l'autre cas, le problème interne est résolu. Bien sûr, pour les membres de la société mis aux marges, il n'est pas certain qu'ils parviennent à instaurer un système viable — il arrive souvent qu'une colonie échoue dans son établissement. Mais quand on a atteint ces limites ? Jettera-t-on les individus problématiques à la mer ? Non, bien sûr. Ou du moins, non aussi longtemps que la situation est supportable, en gros, que le produit social assure «le minimum vital» à une part suffisante des membres de la société. Ce qui n'empêche pas les politiciens radicaux de réclamer qu'on jette telle partie de la société à la mer mais la société est bonne mère — ou bonne fille — et tolère des dysfonctions très importantes avant d'être réellement bloquée.

Cette situation se produit dans le cas indiqué, atteindre les limites du monde. Dans ce cas, la société n'a ni l'opportunité de déléguer ses membres problématiques hors de ses limites, puisque celles-ci sont, donc, «les limites du monde», ni de trouver des ressources en dehors d'elle, puisqu'elle accapare déjà l'ensemble des ressources qui lui sont disponibles. Il se passe alors un phénomène intéressant: le système initial, sous la menace de celui — ou de ceux — en cours de développement, se met à grossir, et mobilise une part de plus en plus importante de l'influx social non plus pour le service de la société, mais dans le seul but de se maintenir: l'administration devient pléthorique, les forces de police et militaires enflent, les instances judiciaires se multiplient, et bien sûr, le nombre de «responsables» devient disproportionné. En outre, la société devient à la fois paranoïaque (elle voit des ennemis, intérieurs et extérieurs, partout) et schizoprène, «catatonique». C'est dû au fait que l'organe de contrôle ne contrôle plus, sinon lui-même. On dira qu'il y a deux structures sociales superposées, «le corps social» et «l'esprit social»: le corps reçoit de moins en moins d'informations cohérentes de l'esprit, lequel, donc, n'effectue plus une répartition raisonnée des ressources. Il ne faut pas voir en cela une volonté malveillante de la part de «l'esprit social», c'est un problème fonctionnel.

La société s'organise effectivement, est un organisme; au moment où elle se structure, elle le fait en fonction d'un certain état des choses, et en tenant compte qu'il y a un intérieur et un extérieur; la structure en charge de la répartition est là pour réguler les échanges entre l'intérieur et l'extérieur; or, quand la société «atteint les limites du monde», il n'y a plus d'extérieur, toutes les informations que reçoit l'organe de régulation viennent de l'intérieur; c'est de ce point de vue qu'on peut la décrire comme «catatonique», «coupée de l'extérieur». Mais une société large est une sorte de poupée russe, un empilement de sociétés: verticalement, chaque «organe» forme en soi une société propre, elle-même divisée en «sous-sociétés»; horizontalement, chaque «unité sociale» compose une société: le quartier ou le village, le canton, le département, la région, la nation, la fédération sont chacuns «une société». On peut même aller en-deçà ou au-delà: la famille est une société, et l'ensemble de l'humanité en est une. Quand la société globale devient catatonique, les «sociétés organiques» constatent qu'il y a un dysfonctionnement grave, mais n'ayant pas à leur niveau une perception globale, recherchent une «cause externe» aux problèmes constatés, et c'est ainsi que la société devient paranoïaque. Parce que quand on cherche une explication causale à un problème non causal, on finit toujours par la trouver. Par exemple, si ça va mal en ce moment au Moyen-Orient, c'est à cause des Juifs. Ou des Islamistes. Ou des deux. Ou bien à cause des Américains; ou alors, c'est à cause de la Colère divine. Par exemple, si ça va mal en France, c'est à cause de Juifs. Ou des Islamistes. Ou des deux. Ou alors, c'est à cause des capitalistes, ou des fascistes, ou des gauchistes, ou des altermondialistes. Ou bien sûr, «à cause du Système».


D'un sens on peut dire qu'il y a bien une «cause», mais pas du genre de celles que les individus ont l'habitude de chercher, c'est-à-dire une cause effective. C'est même le contraire, il s'agit d'une cause, ou de causes ineffectives. Non que ces «causes» soient strictement sans effet, mais ce n'est pas l'effet souhaité, et en outre il se produit généralement en un tout autre point que celui visé. Par exemple, les États-Unis décident, pour lutter contre “l'ennemi extérieur” «terrorisme», de faire une guerre en Irak. Avec comme résultat que la situation avant et après cette guerre est à-peu-près la même, on a donc là une «cause sans effet»[2]. Par contre, tant pour la situation politique intérieure aux États-Unis ou en Espagne, que pour les relations internationales entre Europe et États-Unis ou entre États européens, il y eut des retombées évidentes, un «effet sans cause». Bien sûr, il y a un lien entre les événements en Irak et les tensions en Europe et aux États-Unis, mais je défie quiconque de me démontrer qu'il y a une relation causale simple, un lien «de cause à effet».

Sérieusement, intervention en Irak ou non, on peut présumer que les choses se seraient déroulées globalement comme elles l'ont fait entre un certain 11 septembre 2001 et ce 19 avril 2004 où j'écris ceci. Les dissensions entre Amérique du Nord et Union européenne ne datent pas de juillet ou août 2002, début de la crise onusienne, mais remontent au moins au début de l'année 2001, suite à l'élection de George Bush et à la rapide réorientation de la politique internationale de cette administration; de même, il y avait une crise interne sourde dans l'UE, avec quelques crêtes — dont le «traité de Nice» — depuis au moins l'année 2000. Etc. La «crise irakienne» n'est ni une cause ni un effet, mais un «principe explicatif»: si ça va mal entre les États-Unis et nous, c'est «à cause» de l'Irak; si il y a eu des attentats à New York en 2001, c'est «à cause» de l'Irak; si ça va mal au Proche-Orient, c'est «à cause» de l'Irak; etc. Si ça n'avait pas été l'Irak, ç'aurait été Israël (d'ailleurs, l'un n'empêche pas l'autre), ou le Vénézuéla, ou «al Qaida», ou le Brésil, ou… Je le disais, si on a besoin d'une cause pour expliquer un effet, on la trouve toujours.


Une société «fonctionne» en s'articulant sur une fiction sociale. Laquelle a entre autres rôles de permettre aux membres de la société de déterminer les limites entre «intérieur» et «extérieur». Or, ces limites sont floues et changeantes. Il y a une cinquantaine d'années, la France était, avec la Grande-Bretagne «l'Empire où le soleil ne se couche jamais»; actuellement, elle est «l'Hexagone». Aucune de ces deux fictions n'est réelle, mais peu importe, si suffisament de membres de la société y adhèrent, elle sera fonctionnelle, et c'est cela qui compte. Les dysfonctions commencent quand justement elle devient non fonctionnelle. La réalité effective de 2004 est que nous vivons dans une société englobant l'ensemble de l'humanité. Certes il existe, et pour un bout de temps je pense, une «société France» relativement autonome, mais qui n'a plus le statut de l'époque de l'Empire ni de celle où s'élabora la fiction hexagonale. Quand les régulateurs français décidèrent que la France intégrerait l'Organisation des Nations unies puis, un peu plus tard, la Communauté économique européenne, elle se mit dans le cas de passer de nation libre aux frontières définies et assez imperméables à nation subordonnée, aux frontières indéfinies et perméables. Ça ne se fit pas en un jour, il fallut attendre 1992 pour que la «fédération d'Europe de l'ouest» passe du statut de «communauté économique» à celui d'«union», dix ans de plus pour que cette transformation soit prise en compte, avec la maladroite tentative de concocter une Constitution européenne, et il faudra encore du temps pour que l'intégration politique se fasse vraiment, que nous remisions nos fictions nationales et les remplacions par une fiction continentale. Il faut considérer qu'une «fiction fonctionnelle» s'élabore et se met en place très longtemps avant qu'elle devienne consensuelle. C'est qu'il faut pour cela que les personnes visées par cette fiction abandonnent en nombre suffisant celle précédente. Pour prendre un exemple récent, le mythe républicain s'est développé en France à partir de 1750 environ; il n'est devenu consensuel que vers 1950 environ. Par contre, il devint fonctionnel plus tôt, entre 1870 et 1880 environ.

L'important, pour qu'une fiction sociale devienne fonctionnelle, est qu'une part suffisante — une «majorité» — de régulateurs y adhère. Ou du moins, l'utilise en tant qu'instrument de régulation. Ça n'est pas tellement important que les personnes en charge de la régulation sociale «croient» en la fiction sociale, pour eux, c'est avant tout un moyen d'action, c'est un peu — et même beaucoup — comme la notion d'enseignement ésotérique et exotérique de Platon: entre «responsables» on se place au niveau de la «réalité vraie», du «monde des Idées»; par contre, pour le vulgaire, il faut raconter une histoire fédératrice valable pour «le monde des Apparences»; et pour les philosophes, on produira un discours intermédiaire, «exotérique» un vademecum qui donne un aperçu sur ce que peut être «la réalité vraie» et des instruments pour bercer le vulgaire. Des demi-vérités. Donc, les «vrais responsables» et même les responsables en second n'ont pas besoin de croire en la vérité des fictions sociales pour s'en servir, on peut même dire qu'à un certain niveau de responsabilité, y croire devient contre-productif. Pour reprendre mes comparaisons organiques, le cerveau ne «croit pas» en la «réalité» des «informations» reçues par le canal des organes de sens, et pour cause, il reçoit une myriade d'impulsions parcellaires et parfois contradictoires, à partir de quoi il doit construire une information cohérente, bref, tenter de discerner l'essence derrière l'apparence. Le cerveau sait qu'il est plongé dans le monde des apparences. Mais il doit inciter les organes à faire certaines choses «comme pour de vrai», leur raconter quelque chose de vraisemblable ou d'attractif qui les motive à agir d'une certaine manière, «dans une certaine direction».

Je n'adhère pas à cette conception du monde — et de la société —, mais ça a un fond de vérité. Voici comment je comprends les choses: il y a une réalité effective immédiate, «l'univers», qui a un certain comportement, assez linéaire et prévisible dans son ensemble, assez cahotique (chaotique…) et imprévisible dans ses parties; dans cet univers, il y a des entités dotées d'une certaine autonomie, d'une capacité à agir sur leur comportement d'une manière non conforme au comportement «normal» de l'univers: on appelle ça des êtres vivants; malgré tout, elles sont largement soumises aux contraintes de leur environnement, et n'ont jamais l'assurance qu'une modification volontaire de leur comportement aura un résultat souhaitable; cependant, avec le temps, elles apprennent à avoir «le bon comportement», ou du moins, certaines l'apprennent, celles qui n'apprennent pas tendent à perdre leur autonomie, à «mourir»; mais ce qu'elles apprennent est limité et incertain, il y a des situations toujours nouvelles dans lesquelles on ne peut pas avoir la certitude qu'un comportement judicieux dans une situation antérieure apparemment semblable le sera cette fois-ci; agir est risqué, ne pas agir est mortel, donc elles agiront conformément à ce que leur expérience leur indique être «la chose à faire dans un tel contexte». Le temps passant, les êtres vivants ont évolué, acquis des capacités de détermination des situations de plus en plus sophistiquées et efficaces, mais même les plus évolués en sont toujours au même point: on n'a jamais la certitude qu'une situation donnée correspond réellement à la série de situations similaires ou un certaine type de comportement s'est révélé adéquat. Le fond de vérité est qu'en effet on ne peut pas être sûr qu'une circonstance donnée fait vraiment partie d'une série ou est un cas différent de ceux éprouvés dans les expériences précédentes. Maintenant, l'univers n'est pas «le monde des apparences», il est assez stable, fiable et globalement prévisible, il est réel et effectif, l'incertitude ne réside pas dans la consistance de l'univers, mais dans la capacité qu'a un être vivant d'agir au mieux pour la préservation de sa structure.

Comme organismes, les sociétés sont soumises à la même incertitude, et à la même nécessité d'agir si elles veulent préserver leur structure. À un certain niveau, la conception platonicienne de l'univers et de la société est juste, ce niveau est celui des régulateurs. On peut dire qu'ils vivent dans une société propre, indépendante d'un point de vue fonctionnel de la société qu'ils régulent, «le monde de l'esprit». Le citoyen de base vit dans un monde réel et immédiat, stable, etc.; le régulateur est «au-dessus de la réalité», dans le monde de l'information, d'une réalité médiate, instable, différée, sans consistance. Comme le cerveau, il reçoit des données parcellaires et contradictoires, à partir desquelles il doit construire une information cohérente qu'il doit rediriger vers l'organe idoine en vue d'obtenir un réaction adaptée à la situation. Finalement, parmi les membres de la société le régulateur est celui qui a le moins d'informations directes sur cette société et n'en reçoit qu'un image globale plus ou moins exacte, suivant la fiabilité des groupes qui ont la fonction de relais, qui «font remonter l'information» et qui «transmettent les instructions», et bien sûr, selon la fiabilité des instruments censés permettre de communiquer, les «médias».


Une société sombre dans la catatonie et la paranoïa quand justement les données recueillies et les informations produites par les régulateurs deviennent non fiables, «fausses». Encore une fois, ne pas croire que nos régulateurs sont des pervers qui diffusent de fausses informations dans l'intention de nuire, au contraire, leur intérêt serait de ne pas en diffuser, parce que ça perturbe la société, donc ça met en péril leur position dans la société, et parfois leur vie. Ou non, ce n'est pas tout à fait ça: par nature, une information est «fausse», en ce sens que ce n'est pas la réalité mais un discours sur la réalité, une représentation partielle et imparfaite. En temps normal, ça n'a pas d'importance, pas plus par exemple que de savoir que ce que je «vois» n'est pas «la réalité» mais une reconstruction produite par mes neurones à partir des impulsions en provenance des milliers de terminaisons nerveuses qui tapissent le fond de mon œil; importe surtout que cette image de la réalité soit constante, que par exemple les effets de perspective construits à partir de mes perceptions oculaires me permettent d'estimer la distance et la vitesse d'un objet d'une manière (à-peu-près) constante en toute occasion. Au niveau de la société, c'est pareil: nos régulateur ne diffusent pas la réalité, mais une image de la réalité, l'important étant que cette image soit stable dans le temps, que comme on dit, on ne fasse pas passer des vessies pour des lanternes.

Actuellement, on constate qu'une part importante de nos responsables politiques veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Vous et moi avons une bonne vue — en tout cas, moi — et c'est un peu difficile de croire à ça. Bon, mais Chirac ou Hollande, ou Rumsfeld, ou Blair, ne sont pas des imbéciles[3], ils ne peuvent pas méconnaître qu'une vessie n'est pas une lanterne, ni que vous et moi avons aussi bonne vue qu'eux et savons faire la différence. Alors, pourquoi le font-ils, pourquoi déforment-ils ainsi la réalité ? Selon moi, parce qu'ils n'ont pas conscience que les conditions ont changé, que vous et moi avons l'opportunité de nous former notre propre image de la réalité, indépendamment des régulateurs. Ou du moins, que nous nous référons à un autre groupe de régulateurs, ceux du nouveau système.


Rumsfeld, Blair, Chirac, Hollande, sont des membres du groupe de régulateurs qui s'appuie sur les systèmes d'information mis en place vers 1950, ils ne méconnaissent pas l'existence des instruments du nouveau système, mais ont avec lui un rapport inverse à celui convénient pour en avoir une réelle maîtrise. Leur schéma conceptuel correspond à une situation où les lieux de production et de diffusion de l'information sont fixes et centralisés. Dans ce schéma, si on est dans ce lieu central, «dans le cerveau», on est en situation de créer l'image de la réalité qui sera commune à tous les membres de la société. Certes, tous ces braves gens ne cessent de nous parler de «décentralisation», mais il s'agit d'une décentralisation dinosaurienne: on délègue la gestion de la patte avant gauche ou de la patte arrière droite à des cerveaux secondaires, mais c'est le cerveau central qui continue de conduire la manœuvre. Or, la réalité actuelle est que, quel que soit le point du territoire français où l'on se trouve, on est toujours au centre. Et surtout, on est en état d'avoir accès aux mêmes données initiales que nos régulateurs. Dit autrement, tout individu est actuellement en possibilité d'être un régulateur, quelle que soit sa fonction dans le corps social. Dit encore autrement, le corps social est à la fois «corps social» et «esprit social». Bref, la société en est à un niveau de coordination tel qu'elle n'a plus besoin de cette dichotomie fonctionnelle corps/esprit pour se diriger. Donc elle n'a plus besoin de dirigeants.

La société certes, mais non pas ses membres.


[1] Éternel n'est pas synonyme d'immortel: dans une situation du type «toutes choses égales», il n'y a pas de raison qu'une société disparaisse, donc elle peut se maintenir infiniment; par contre, si les choses sont «de moins en moins égales» — si des causes internes ou externes la perturbent trop — elle peut «mourir». Mais ses membres peuvent, quant à eux, continuer d'exister, simplement, ils s'intégreront à une autre société.
[2] Je précise: en Irak, «la situation a changé», mais si on considère l'état général de la société, il est globalement le même, simplement, la violence précédemment prise en charge par le parti Baas et par l'armée irakienne l'est désormais par les «groupes terroristes» et les troupes de «la coalition»; en certains zones ou domaines il y a un peu plus d'ordre, en d'autre un peu plus d'entropie, dans l'ensemble le solde est égal au 19 avril 2002 ou au 19 avril 2004. Il se peut que dans les mois ou années à venir la situation globale se détériore ou s'améliore, mais il n'y aura pas de relation causale simple avec l'intervention militaire des États-Unis.
[3] Pour Raffarin et Bush, je réserve mon jugement…