Trop d'information tue l'information

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[En date du 20/04/2004]

 V ous avez déjà vu les places de l'Étoile ou de la République un peu avant l'heure de pointe ? Il y a beaucoup de véhicules qui vont dans tous les sens et assez vite. Tenter l'aventure de les traverser à pied est, plus que périlleux, impossible: comme ça va vite et dans tous les sens, il est difficile d'évaluer correctement les trajectoires et d'anticiper son déplacement en fonction de celui des véhicules. Dit autrement: il y a trop d'informations dont on doit tenir compte en même temps pour que la traversée de ces places soit raisonnablement envisageable. D'une certaine manière, c'est la situation dans laquelle se retrouvent les citoyens des sociétés développées: ils reçoivent beaucoup d'informations qui leurs arrivent vite et de toutes les directions à la fois, et n'arrivent pas à déterminer leur déplacement. Il y a cependant une différence: la majeure partie des informations que nous recevons sont des leurres, des «fausses informations», ou plus exactement, des «vraies» informations, mais qui produisent une image fausse de la réalité.

Un exemple: si l'on se fie à «l'image de l'Irak» que produisent les médias depuis mars 2003, l'impression générale est que «les choses vont de plus en plus mal» et en tout cas, que «la situation est pire aujourd'hui qu'avant la guerre». Ces deux perceptions sont inexactes: «les choses» sont à-peu-près égales en n'importe quel point de la période allant de mai 2003 à avril 2004, avec des variations «saisonnières», à certains moments «la température monte», à d'autres elle baisse, la plupart des jours elle est «proche de la moyenne constatée sur la période»; cela dit, les médias s'intéressent beaucoup plus aux jours de grand froid ou de canicule qu'à celles où la température est «dans la normale saisonnière»; quant à l'autre perception, si on mesure «les choses» à l'aune du nombre moyen de morts quotidiens, elles vont plutôt mieux depuis mai 2003 qu'avant mars de la même année. Ce qui ne veut pas dire que «les choses vont bien», simplement, elles ne vont pas plus mal mais plutôt (un peu) mieux. Quelle est la raison qui fait qu'on a cette fausse représentation concernant l'Irak ? Et bien, avant mars 2003, presque aucune information fiable et vérifiable ne sortait de ce pays, donc on ne pouvait pas savoir comment «les choses» y allaient; depuis cette date, on reçoit énormément d'informations fiables et vérifiables d'Irak, avec cette particularité cependant que presque toutes concernent une très petite partie de l'ensemble des événements qui s'y produisent, ceux plutôt désastreux, les «mauvaises nouvelles», et principalement les attentats, manifestations, échecs de «la coalition», etc. Pourtant, en Irak comme ailleurs, il y a nettement plus de gens qui meurent dans leur lit que victimes d'un attentat ou sous les balles de «la coalition»; de même, il y a bien plus de soldats de «la coalition» qui ne subissent pas d'attaques que de soldats qui en subissent. Et en tout cas, d'abord il y a bien moins d'Irakiens qui meurent de mort violente en 2004 qu'il n'y en avait en 2002, ensuite il y a bien plus de morts par mort violente aux États-Unis qu'en Irak, un jour «moyen». Pourtant, je ne crois pas que vous ayez l'impression que les États-Unis sont un pays à feu et à sang, au bord de la guerre civile.

Autre exemple, la progression dans tous les pays démocratiques d'un vote de repli, un vote pour une droite réactionnaire ou extrême: si on considère les intérêts immédiats et différés des personnes qui donnent volontairement leurs voix à ces mouvements, on se dit, ils sont fous, ils votent pour des gens qui leurs proposent des politiques dont le résultat prévisible sera d'empirer une situation déjà tendue. Si on considère par contre la perception qu'ils peuvent avoir de «l'état du monde» via les médias, on se dit qu'ils ont raison: quand tout part à vau-l'eau, rien de tel qu'un pouvoir fort avec des idées claires et le respect des valeurs anciennes pour remettre de l'ordre. Le problème étant que tout ne part pas à vau-l'eau, que «idées simples» n'est pas vraiment synonyme d'«idées claires», et que les valeurs que défendent ces groupes ne sont pas celles qu'ils égrènent dans leurs discours, les «valeurs morales», mais des valeurs «catégorielles», qu'ils ont l'intention assez transparente de défendre les intérêts de leur goupes au détriment des intérêts de la société. L'erreur serait de croire qu'il s'agit strictement d'une oppostion gauche/droite, «réaction» VS «progrès»: il y a autant de groupes conservateurs dans les mouvances «de gauche» que «de droite».

Depuis 1986, le niveau électoral du Front national est à-peu-près constant, environ 15% des suffrages exprimés, à 3% ou 4% près: il ne descend jamais sous les 11% à 12%, mais ne monte jamais jusqu'à 20%. Par contre, la sociologie du vote FN a beaucoup évolué, quittant en partie les zones où il s'était implanté au départ, en gros les zones péri-urbaines («les banlieues»), pour se diffuser surtout vers les zones «rurbaines», à la périphérie de la périphérie. C'est en relation directe avec la vraisemblance des «solutions» que propose ce parti: depuis 1986, la plupart des «solutions» proposées par le FN furent mises en place par les gouvernements de gauche ou de droite qui se sont succédés, que ce soit pour les flux migratoires, pour la répression policière et judiciaire, pour l'économie, etc. Avec pour résultat que les «zones à problème» dites aussi «zones de non-droit» ont pu constater l'inefficacité de ces mesures «simples», les choses s'améliorant un peu par endroits, se détériorant un peu en d'autre, pour au final une situation en 2004 ni pire ni meilleure que celle de 1986. Si, un petit peu pire, mais cela, un peu partout. La conséquence électorale est que dans ces zones le «non vote», l'abstention, gagne. Factuellement, l'état de la société n'est donc dans l'ensemble pas très différent aujourd'hui de ce qu'il était il y a vingt ans. Par contre, et pour des raisons structurelles plus qu'autre chose[1], les médias tendent à diffuser une image de la société «en train de se dégrader», donnant l'impression que «les choses vont de plus en plus mal». Pour ceux qui vivent dans les zones où cette dégradation est censée se produire, ils ont l'opportunité de confronter l'image à la réalité, ce qui n'est pas le cas des «rurbains»: eux sont dans la situation du Français ou de l'Étatsunien par rapport à l'Irak, et ne peuvent juger la situation dans les «zones de non droit» qu'en fonction de l'image que leurs en donnent les médias. Et cette image est, en gros, celle d'un centre — les villes — menacé par la périphérie — les «hordes barbares» de la banlieue. Le rurbain moyen se voit proposer l'image d'une banlieue à feu et à sang, gangrenée par la criminalité organisée, remplie d'intégristes musulmans poseurs de bombe. Je ne sais pas pour vous, mais moi, si j'avais une telle image de la société, j'aurais tendance à voter pour ceux qui me promettent de foutre tous ces barbares en prison ou à la mer.

L'an dernier, Daniel Schneidermann a publié un livre très intéressant, Le Cauchemar médiatique[2]: pour l'analyse (les causes qui font que les médias produisent cette représentation anxiogène), il n'est pas très fort; par contre, pour l'exposé des faits, «études de cas», il est plutôt bien. J'apprécie notamment la première partie, consacrée à «l'insécurité», où il retrace l'enchaînement amenant les grands médias audiovisuels et de presse à produire une image de plus en plus angoissante de l'état de la société française, jusqu'à la représenter, dans les semaines précédant le premier tour de l'élection présidentielle de 2002 une société au bord de la guerre civile, où «les jeunes» et «les immigrés» volaient, violaient, tuaient, pillaient, faisaient régner la terreur dans des banlieues au bord de l'insurrection. Comme dit Schneidermann, «avec ce qu'on voit à la télé»… Et bien, avec ce qu'on voit à la télé, on vote pour ceux qui promettent l'ordre et la sécurité.


Ce qui crée du trouble est l'idée qu'il pourrait y avoir du trouble, ailleurs, plus tard, ou les deux. L'Irak est inquiétant non pas parce qu'il s'y produit des troubles mais parce que nous en sommes informés. Je ne le leur souhaite pas, mais factuellement les Irakiens pourraient tous s'entretuer ou se mettre à massacrer leurs voisins, que l'effet en serait nul en France ou aux États-Unis. Si vraiment ça commençait à nous poser des problèmes, on placerait quelques troupes au frontières dans des «pays amis», on enverrait quelques bombardiers, et puis, en minimisant les risques pour nos soldats, on tirerait dans le tas où on bombarderait quelques bases militaires irakiennes. Je ne suis bien sûr pas un partisan de ce genre de «solutions», ce que je veux dire est qu'il n'y a pas un réel «problème irakien» qui nous concerne directement. Le problème est local et concerne essentiellement les Irakiens eux-mêmes, moindrement leurs voisins immédiats. Pour exemple, il y a un «problème congolais» (en fait, deux problèmes congolais, celui du Congo-ex-Zaïre et celui du Congo-Brazaville) au moins aussi important que celui ayant lieu en Irak: selon les estimations les plus modérées il y a eu environ trois millions de morts du fait des troubles au Congo-Zaïre de 1997 à 2003, soit en moyenne 1.000 morts par jour, ce qui laisse vraiment loin derrière le problème irakien mesuré à l'aune du nombre de morts-jour. Maintenant, si vous interrogez le rurbain moyen, celui qui vote pour Le Pen ou Sarkozy, pour lui demander si la situation est plus grave en Irak ou au Congo-Zaïre, sa réponse ne fait pas de doute, je crois. De même, si vous lui demandez, de la Tchétchénie ou de la Palestine, l'endroit où ça va le plus mal, il me semble une fois encore que la réponse ne fait pas de doute. Remarquez, pour les crises éloignées, l'urbain ou le périphérique «moyens» n'auront pas une réponse très différente de celle du rurbain de la même eau; probablement, l'urbain aura une perception moins extrême que le rurbain, je veux dire, il aura plus conscience de ce qu'il y a une crise grave au Congo-Zaïre et que ça va assez mal en Tchétchénie, mais dans son «échelle de richter des crises internationales», il mettra quand même le curseur plus haut pour l'Irak et pour la Palestine. Y compris s'il considère que, sur le terrain, les troubles sont plus graves au Congo et en Tchétchénie. Parce que les médias lui donnent l'information que les crises moyen-orientales ont une incidence directe et effective sur l'état de sa propre société, alors qu'ils ne le font pas pour les deux autres situations.

J'en parle par ailleurs, «la crise irakienne» est devenue un «principe explicatif» pour tout un tas d'événements qui ont effectivement une incidence sur l'état des sociétés développées: si la croissance en Europe est atone, c'est «à cause de la crise irakienne»; s'il y a du tirage entre l'Europe et les États-Unis, c'est «à cause de l'Irak»; si ça va mal dans les banlieues, c'est «à cause des troubles au Moyen Orient», etc. Une analyse un peu sérieuse indique que «la crise irakienne» est au mieux une conséquence de tous ces problèmes, plus sûrement un «effet secondaire»: pour des raisons de politique intérieure l'administration des États-Unis avait besoin de mener une guerre: le choix se porta sur l'Irak pour des raisons diverses dont une majeure était que ça promettait une victoire militaire rapide et spectaculaire propre à provoquer «l'union nationale»; pour des raisons plus complexes, d'abord de politique internationale, puis en un second temps de politique intérieure, certains pays de l'Union européenne entrèrent dans le jeu de l'administration des États-Unis, d'autres s'y opposèrent; suite à l'intervention de «la coalition», les diverses causes qui amenèrent à ces tensions internationales entre les pays développés n'ont pas disparu; par contre, la «crise irakienne», de conséquence de «la guerre contre le terrorisme», passa au statut de «cause de la crise transatlantique». Non pas celle d'avant mars 2003, mais celle en cours depuis.


Ce qui nous amène au rôle des médias. Fonctionnellement, ils jouent le même rôle que le griot ou le conteur dans les sociétés dites traditionnelles, ils ont en charge de raconter la société, d'en être la mémoire, l'informateur et le moteur imaginaire. De nous raconter le passé, le présent et le futur. Dans un société stable et à évolution lente, cette histoire est, dira-t-on, un reflet assez fidèle de la société. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, un reflet fidèle de la réalité, ceci est de peu d'importance pour l'histoire que se raconte la société: ça peut être le cas, ou ça peut ne pas l'être; c'est ce que j'appelle dans un autre texte la «fiction fonctionnelle»: il ne s'agit pas de décrire la réalité mais de diffuser dans le «corps social» des informations partielles qui lui permettront d'agir de manière coordonnée et cohérente. Dans une société dynamique et à évolution rapide, il arrive toujours un moment où «les médias» ne sont plus en état de produire cette image de manière fonctionnelle et produit un reflet déformé qui fait que chaque «organe» reçoit des injonctions contradictoires et désolidarisantes. Pour dire les choses autrement, dans une situation «normale», la structure médiatique diffuse surtout des «bonnes nouvelles» et décrit une société au passé non problématique, au présent pacifique et à l'avenir radieux. C'est ce qu'on pourrait aussi appeler les phases «fermées» ou «circulaires», où l'univers est décrit comme globalement stable, la société étant «au centre», et l'histoire se déroulant par cycles. Comme dit, ça n'a pas grand rapport avec la réalité effective; par exemple, ce type de représentation est celui que Platon expose à plusieurs reprises, sachant pourtant que ça ne correspond en rien à la réalité observable que décrivent les géographes et géomètres de son époque. Cela dit, Platon est un «homme du passé», l'univers qu'il décrit est en train de disparaître en tant que fiction fonctionnelle dans l'Athènes de son époque, laquelle entre alors dans une autre phase, «expansionniste». Dans cette configuration, l'univers à décrire est globalement instable, la société est «un des centres du monde», et non plus le centre unique, et l'histoire est linéaire, une époque remplaçant l'autre «par progrès». Puis il y a une troisième phase, décrite ailleurs, celle où la société en expansion «atteint les limites du monde». Dans cette phase, la structure médiatique se trouve confrontée à ce problème que, adaptée à une situation où il y a un «intérieur» et un «extérieur», elle n'a en fait plus d'extérieur à décrire, mais continue pourtant à faire fonctionner ses «organes de sens», les outils de recueil d'information mormalement tournés vers cet extérieur. Or, comme pour tout autre organisme, ces «organes de sens» sont avant tout conçus pour informer sur les dangers et les opportunités, la défense et la prédation. Ils continuent à le faire, avec ce problème que les informations qu'ils reçoivent et qu'ils relaient vers le «corps social» proviennent de l'intérieur de la société. Dans cette situation, la société se dévore elle-même et attaque ses propres organes. Ce qui évidemment est quelque peu dommageable au «corps social»…

En soi, ce n'est pas un problème. C'est même le fonctionnement normal d'un écosystème: les ressources sont limitées, et perpétuellement recyclées, cela de manière violente, les herbivores dévorent les plantes, les carnivores dévorent les herbivores, et quand la provende vient à manquer le loup dévore le loup. Il est assez fréquent qu'une société manque de ressources, et elle n'a guére d'autre solution que de sacrifier certains de ses membres, soit en les affamant, soit en les tuant, soit en les envoyant à la guerre, ce qui n'est qu'une manière différée de les tuer, soit en les envoyant voir ailleurs. Cette dernière option est actuellement impossible, puisqu'il n'y a pas d'ailleurs; éliminer par le moyen de la guerre n'est pas tenable non plus, pour la même raison; restent les deux autres solutions. Qui ne sont praticables qu'un moment, parce que le temps passant, les membres de la société se sentent tous de plus en plus menacés.


[1] «Autre chose» serait ici, bien sûr, une volonté maligne, un «complot» — des «puissants» contre «le peuple», des «émigrés» contre «les Français des souches», de «la juiverie internationale» contre qui l'on veut — en vue de déstabiliser la société, bref, un plan concerté de destruction du monde…
[2] On peut se reporter à la partie du bouquin disponible sur ce site même. Sinon, pour qui voudrait le lire en entier, la référence est: Le Cauchemar médiatique, Éditions Denoël, 2003, ISBN: 2-207-25500.X.