Pourquoi “être” président ?

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[En date du 19/04/2004]

 E n toute sincérité, je ne veux pas être président de la République, mais simplement accéder à la fonction. En ce qui concerne mon essence, être un humain me suffit. Ensuite, je ne suis pas du tout certain de vouloir y accéder, c'est une idée, mais je me demande comment je réagirais si ça m'arrivait. Vous ne vous rendez peut-être pas compte, mais prèz' de la Rép', c'est un sale boulot, où l'on doit fréquenter des gens infréquentables: on trouve dans ce monde plein de présidents et monarques aux pratiques privées et publiques plus que douteuses. Mais je ne vise pas à m'éterniser dans le poste; ayant lu la version actuelle de mon «programme électoral» («Président de tous»), vous aurez vu que je pense y rester deux, trois ans au maximum. Après, place aux jeunes — ou aux vieux, peu importe, disons, place aux autres. Je crois que tout un tas de personnes très bien — et encore plus de personnes moins bien — aspirent avec sincérité et envie à «être» présidentes.

Tiens, d'écrire “présidente” ça me donne une idée, il faudrait modifier la loi électorale, ou par prudence la Constitution, pour fixer la règle suivante: on n'élit pas un(e) président(e), mais un couple mixte; on étend la durée du mandat à six ans, la première moitié, l'un gouverne, puis cède sa place pour la deuxième moitié. Ou alors, les deux gouvernent ensemble, une quinzaine la femme préside en chef, l'autre semaine c'est l'homme. La parité au sommet de l'État. Autre possibilité, on abolit la fonction de président de la République, et on désigne un collège de quatre ou six membres, ça s'est fait dans les temps passés, et ça ne marchait pas si mal. Bien sûr, l'électeur aura droit au panachage, et les six membres désignés ne seront pas ceux de la liste «arrivée en tête», mais parmi les candidat(e)s de toutes les listes, les six ayant rassemblé le plus de suffrage. Ou plutôt, les trois femmes et les trois hommes qui sont le plus demandés. Tiens, ça me plaît comme idée. Il faut dire qu'un des problèmes actuels, selon moi, est la très grande difficulté de notre personnel politique à faire des compromis avec les personnes qui ne sont pas «de leur parti». Mais tout ça n'est que fumée, pour me référer encore à mon programme, je projette, si je suis élu PdlR, de convoquer une Assemblée constituante, qui se chargera très bien de réfléchir à la manière dont la VI° République sera gouvernée.


Mon programme… Un bien grand mot. En même temps, il s'agit bien d'un programme, mais minimaliste. Et quoi ! Je ne vois pas pourquoi je devrais décider de comment les choses doivent être et comment les gens doivent vivre. C'est leur affaire, après tout, et même, avant tout. C'est d'ailleurs le cœur de mon programme, que les citoyens décident de l'avenir de la cité. Les trois dernières Constitutions de la France n'eurent rien de très démocratique dans leur élaboration — bien que pour la IV° République, ça s'en approcha —, et il me semble temps de revenir au vieilles méthodes, cahiers de doléances, délégués régionaux, délégués nationaux. Pour rappel, j'ai même prévu une représentation à quatre niveaux. Au début je prévoyais cinq degrés, mais ça faisait un peu trop. Quoi que…

Vous vous direz probablement, ce gars-là nous réinvente les soviets et le centralisme démocratique, et vous n'aurez pas tort. Mais les bolcheviks quant à eux réinventèrent les comités révolutionnaires et les cahiers de doléance, bref, d'un siècle à l'autre les méthodes pour savoir ce que veut le peuple ne changent guère: il faut le lui demander, et il n'y a pas 36 manières de le faire. Il y a tout de même une différence, contrairement à mes illustres prédécesseurs, je souhaite que les choses se passent dans le cadre des institutions existantes: il y en a un peu marre des révolutions, ça pose problème, même si l'on a les meilleures intentions du monde, quand on établit son régime dans un bain de sang, il ne part pas sur de bonnes bases, c'est sûr, ça crée du ressentiment chez les «épurés». Et on les comprend. Dans le cadre des institutions, mais non selon les méthodes des institutions. Je ne sais pas si vous avez remarqué, depuis une vingtaine d'années nos «responsables politiques» s'ingénient à réduire le caractère déjà vaguement démocratique de la V° République, pour en faire une sorte de république censitaire qui ne veut pas dire son nom, la récente modification du mode de scrutin des élections régionales et européennes va tout-à-fait dans ce sens. Et les députés de la majorité actuelle veulent encore plus pousser à ça, pour les législatives, puisqu'ils projettent de faire qu'au deuxième tour ne puissent se présenter que les deux candidats arrivés en tête au premier.


J'ai une hypothèse sur la manière dont les structures politiques évoluent. Ça se rapporte à la maîtrise des moyens d'information. On peut avoir des opinions sur ce qui est bon ou mauvais pour la société, sur l'économie, sur les échanges, sur un peu tout, mais finalement, compte ceci: comment une société parvient-elle à s'organiser, à faire que des dizaines, des milliers, des millions d'individus «agissent comme un seul corps» ? Ce à quoi je répond: en régulant la diffusion de l'information, du centre vers la périphérie et retour. Le feed-back mis en évidence par la cybernétique. Cela compris, reste un problème récurrent: lorsqu'une société parvient à réaliser cette régulation de la manière la plus harmonieuse et efficace, elle va se transformer, en quelque sorte, devenir un organisme différent. Au départ, pas de problème. Mais plus tard ça en deviendra un, quand le «nouvel organisme» aura développé tant de capacités nouvelles et imprévisibles que l'organisation actuelle sera complètement désorganisée. Ce serait comme, par exemple, si un organisme invertébré modifiait son organisation interne pour évoluer vers la forme vertébrée, mais conservait sa structure externe d'invertébré. On imagine qu'à un moment, ça posera problème. Sensiblement, nous en sommes là. Parfois je me gausse des prophètes qui vaticinent sur la «société de l'information», car pour moi — et pour tout personne sensée — société et information sont plus ou moins des synonymes, ou plus exactement, sont consubstantielles, donc, «société de l'information» définit n'importe quel société… Je me gausse mais en même temps je considère qu'ils pointent quelque chose de vrai. Mais ils le pointent mal.

Ces prophètes , dont Alvin Toffler me paraît un bon exemple, postulent que «nous sommes entrés dans l'ère de l'information», et situent l'entrée vers 1950. Les cybernéticiens considèrent que «l'ère de l'information» commença il y a environ quatre milliards d'année, avec l'apparation de la vie sur la Terre. Je me situe entre les deux — plutôt côté cybernéticiens — et considère que l'entrée se fit il y a environ trois milliards d'années, avec l'apparation des eucaryotes. Mais on ne va pas se disputer là-dessus, importe surtout de comprendre que, comme dit, toute société est une «société de l'information», y compris les sociétés animales, la seule manière pour des individus de coordonner leurs actions étant de communiquer, de s'échanger des informations. Même chez les fourmis. Je vous l'accorde, chez les fourmis le type d'informations échangé est d'un registre limité, mais ça marche quand même comme ça chez elles. Bon, nos prophètes veulent signifier que vers 1950 il y eut un changement d'échelle. Étant fortement soumis aux illusions (Un de mes sujets favoris, une sorte de théorie sociologique), ils ont du mal à mettre les choses en perspective: même en le formulant autrement, une personne de 1935 pouvait prédire que dans les dix à vingt ans à venir se produirait un «ajustement structurel» dont le résultat serait… un changement d'échelle dans les modes communications intra-sociaux et inter-sociaux. Comment, c'est une autre histoire, mais le «quoi» n'a pas de mystère. On peut analyser la deuxième guerre mondiale, et peut-être la première mais c'est moins sûr, comme des «ajustements structurels», cela non en un sens figuré mais au sens propre: les structures des sociétés, autour de 1935, devenaient inadaptées pour une gestion optimale des nouveaux modes de communication développés au cours du demi-siècle précédent, du moins, pour les sociétés qui se réformèrent alentour de 1800, lors du précédent épisode de cet ordre. Pour des pays comme les États-Unis ou le Japon il en allait autrement, ils avaient déjà effectué leur adaptation, au moment même où ces nouveaux médias apparaissaient. Remarquez, pour le Japon je ne sais pas, mais aux États-Unis ça ne se fit pas dans le confort et la tranquillité. Mais on remarquera que la «crise structurelle» de la décennie 1940 ne toucha pas ce pays, pour cette raison qu'ayant déjà intégré les nouveaus modes de communication, il avait un tel avantage sur les autres qu'ils ne pouvaient l'atteindre directement, l'auraient-ils voulu.

Donc, «la révolution de l'information». Désolé, Alvin Toffler, mais la «société du futur» dont tu nous parles, c'est déjà du passé. Les pseudo-prophètes de la «société de l'information» comprennent bien qu'en effet, vers 1950 environ, quelque chose de nouveau se passe. Ils attribuent ce changement aux modifications dans les sociétés développées, ce en quoi ils n'ont pas tort. Et ils en déduisent que cette forme d'organisation sociale est la plus favorable pour «aller plus loin». Et là ils se trompent. En fait, la forme d'organisation sociale stabilisée vers 1950 correspond à l'intégration des évolutions communicationnelles antérieures, celles donc développées entre 1850 et 1950 environ: téléphone, télégraphe, train, automobile, cinéma, télévision, etc. Vous connaissez la chose. Intégration certes, mais intégration partielle et imparfaite. La société vise systématiquement au «multimédia», à ce que l'ensemble des moyens de communications disponibles interagissent, soient interchangeables, qu'on puisse indifféremment utiliser n'importe quel vecteur pour diffuser n'importe quel message. Or, ce n'est pas ce qui se passe vers 1950: certes, les divers médias disponibles sont intégrés à la structure générale de la société, mais chaque médium a son propre circuit, indépendant des autres. 1950 voit le début de la deuxième phase d'intégration, celle des médias entre eux, pour aboutir à un médium unique.

On peut dire que ça s'est réalisé. Actuellement, on peut diffuser un message sous n'importe quelle forme (texte, image fixe, image animée, son, braille, etc.) à partir de n'importe quel vecteur (téléphone, fax, ordinateur, télévision, etc.). Du moins, de n'importe quel vecteur «électronique». De même, pour les médias effectifs, on peut se rendre d'un point à un autre indifféremment par train, avion, automobile, etc., pour un coût de transport à-peu-près équivalent, le choix dépendant surtout de la nécessité instantanée — vouloir faire le parcours très vite ou très confortablement ou très autonomement — et de la prédilection du voyageur. Ce que je décris là ne vaut bien sûr pas pour toute la planète ni pour tous ses habitants, mais du moins, dans toutes les parties «intégrées» c'est vrai. Ça s'est réalisé, et en même temps ce n'est pas exact: il n'y a pas eu d'ajustement structurel. En fait, on est en ce moment dans une situation intermédiaire, où les deux systèmes, le «parallèle» et l'«intégré», se superposent. Les sociétés actuelles sont d'étranges animaux dotés de deux «systèmes nerveux» incompatibles, plus ou moins comme si on avait développé le système propre aux mammifères, avec le néo-cortex et tout ce qui va avec, mais qu'on avait conservé tout le système reptilien en même temps, mais à côté, et non en-dessous, comme c'est le cas pour les mammifères. On comprendra que ça crée des troubles…


Je suis un réaliste optimiste: mon côté réaliste me dit que si ça continue comme ça il va falloir que ça cesse, et que ça a toutes chances de le faire comme les fois d'avant, par la guerre. Comme optimiste je me dis, on a actuellement les moyens de comprendre ce qui arrive, donc d'élaborer une méthode pour aller vers la phase suivante sans que ça se passe trop mal. Et mon côté réaliste revient pour me souffler qu'il y a beaucoup trop de gens intéressés à ce que les choses restent en l'état — bien que ce soit impossible — pour qu'on parvienne à cette transition (assez) douce.

La communication mobilise énormément de moyens. Le problème actuel principal vient de ce qu'avec notre double système de communication, nous mobilisons presque toutes les ressources de la société à entretenir le système, mais ne l'utilisons pratiquement pas, sinon pour y faire transiter des informations qui informent sur l'état du système… Or, ce n'est pas le but. Lequel est de nous informer sur les événements extérieurs au système. On dira qu'en gros les acteurs de chacun des deux systèmes passent une grande partie de leur temps à essayer de déterminer ce que les acteurs de l'autre système font. Donc, ils mobilisent la plus grande partie des ressources, de la «bande passante», pour de la «communication interne», cela bien sûr au détriment du «corps social», qui avance à l'aveugle — et à la sourde. Pour prendre une nouvelle métaphore, la société est quasi comme un individu dans le coma: les fonctions automatiques (le système neuro-végétatif) marchent, mais le système nerveux ne parvient pas à recevoir des informations de l'extérieur. Et comme il n'y a pas d'infirmières ni de perfusions pour les sociétés dans le coma, elles meurent tout doucement d'anorexie. Dans des soubresauts violents.

Je suis optimiste et je me dis, une société ne meurt jamais vraiment, c'est un Phœnix qui renaît de ses cendres. Et c'est sûr, il y a moyen de ne pas tout brûler, mais seulement ce qui n'est plus utile.


Comme “docteur de la société”, voici mon diagnostic: les sociétés sont malades de recevoir trop d'informations sur elles-mêmes, trop peu sur leur environnement. Les sociétés, ou la société ? À ce jour, l'ensemble des humains forme une seule société, certes bancroche, certes tiraillée de tous les côtés, mais bel et bien une seule société. Ce qui implique une chose perturbante: elle n'a pas d'environnement, ou du moins pas dans la forme habituelle jusque-là. Désormais, «l'environnement» de la société-monde c'est «le reste de l'univers». D'où un énorme changement d'échelle: jusque-là on avançait doucement, d'abord la tribu d'à-côté, puis celle de l'autre côté de la colline ou du fleuve, puis celle de l'autre côté de la montagne ou de la mer, puis à l'autre bout du continent ou au-delà de l'océan. Là, «l'autre côté» c'est l'infini de l'espace. Vraiment un sacré changement d'échelle ! Un jour, je plaisantais sérieusement à propos de la lubie de Bush, de vouloir envoyer des zigues coloniser Mars. Inenvisageable en l'état actuel des choses, et pour encore un long temps. Il ne se rend pas compte, je crois, de l'impossibilité d'envoyer un vaisseau spatial pour maintenir en vie ne serait-ce qu'une seule personne pendant plus de deux ans dans le vide interplanétaire. Sans compter tous ces machins qui se trimballent à des vitesses pas croyables et qui vous trouent une coque comme si c'était du beurre. Je crois qu'en effet il ne se rend pas compte. Ce type est, je crois, un imbécile véritable, un peu débile, même. Il croit tout ce qu'on lui raconte. Il doit sincèrement croire à cette histoire d'envoyer des humains vers Mars avant 2050, ou 2030, je ne sais plus. Vraiment, ce type est incroyablement sincère: même quand il ment en sachant qu'il ment, et bien, il ment avec sincérité. C'est même pour ça, à mon avis, que l'équipe de Bush père l'a choisi comme candidat: quand il dit même la pire imbécillité, il est si convaincu de ce qu'il raconte qu'il emporte l'adhésion de son auditoire. Enfin, il emportait, parce que ce genre de choses n'a qu'un temps. Mais revenons sur Mars — ou sur la Terre.

Il y a beaucoup de gens intelligents, parmi ceux qui voudraient que le système ancien, celui de 1950, continue de fonctionner, et aussi du fait qu'une société qui n'a pas positivement un «environnement», un espace physique hors de son aire géographique, à explorer, ça pose problème. C'est de l'inédit. Les Étatsuniens ayant de l'avance, ils ont planté depuis assez de temps de grandes antennes dans leurs champs pour «écouter les messages venus des étoiles» — dit autrement, «explorer l'environnement». Bien que peu efficace, ça répond à une pulsion profonde, communiquer vers l'extérieur. L'histoire d'envoyer des gens vers Mars répond au même besoin. Que ce ne soit pas réellement envisageable — il n'y a qu'à voir la difficulté de les envoyer à seulement 120.000 km — compte peu, importe surtout d'«ouvrir l'espace», de ménager un espace fantasmatique vers un extérieur possible. Mais ici on veut l'ouvrir avec des moyens inadaptés: les fusées, on en a fait le tour, c'est limité, lourd, difficile à mettre en orbite, et incapable d'aller plus loin que la Lune, quand ça veut bien y aller… Pour dire les choses, le «Men On Mars Project» est de la mauvaise science-fiction comme on n'ose plus en écrire depuis trente ans. Ou, pour dire autrement, c'est l'idée fantasmatique concoctée par une équipe acharnée à défendre le vieux système à destination des personnes favorables au vieux système. Hélas, il y en a de moins en moins. Mais encore assez. Et il y a cette majorité qui ne veut plus du vieux système, mais n'ose pas franchir le pas vers le nouveau. C'est sur ça que les défenseurs du vieux système comptent: en agitant des rêves insensés mais attractifs, et de l'autre côté en inventant une menace insaisissable mais très clairement associée au nouveau système, ils comptent retenir suffisamment de personnes au système ancien et en dissuader assez de ne pas aller vers le nouveau pour maintenir le statu quo le plus longtemps possible et dans leur esprit, j'imagine, ad vitam aeternam.


Bien sûr, ce n'est pas possible: plus le temps passe, plus il y a de gens qui arrivent à maîtriser le fonctionnement du nouveau système, donc à différencier ce qui est de la vraie information et ce qui est du leurre, et moins il y a de gens qui ont intérêt à ce que le vieux système perdure. Actuellement, je pense qu'on est à 50-50, cela lisible de plusieurs manières: il y a environ la moitié de la société qui hésite entre les deux système, et environ la moitié qui participe de l'un ou l'autre système; dans cette moitié environ la moitié est pour l'ancien système, environ la moitié pour le nouveau. Le jeu, pour les deux parties, est de faire basculer le maximum d'indécis dans leur camp. Chaque groupe «actif» (acteur d'un des systèmes) a des arguments pour lui: pour les tenants de l'ancien système, factuellement, ce sont eux qui tiennent le pouvoir, puisque la société est structurée pour favoriser ce système-là; pour les tenants du nouveau, et bien, justement, ils sont les tenants du nouveau système, lequel est plus performant, plus informatif, moins onéreux et moins compliqué que l'ancien, donc plus attractif.

Si c'était juste une question de «le meilleur système», fatalement dans une ou deux générations, et cela en douceur, le nouveau remplacerait l'ancien. Mais, c'est toute l'organisation matérielle et spatiale de la société qui est en cause, et la place et la fonction de tous les individus qui la composent. Un exemple, la télévision: dans une société à système «intégré», elle n'a plus sa place, et la «fonction télévision» peut être prise en charge par, disons, «l'ordinateur». Cela implique que tout l'appareil industriel concerné disparaîtra, depuis les fabricants de tubes cathodiques jusqu'aux diffuseurs, en passant par les assembleurs, les vendeurs de télé, les sociétés de production, etc. Et seule une petite partie de tout ce monde aura sa place dans le nouveau système. Là-dessus, on fait quoi des usines, des studios, et de tout l'appareil immobilier associé à l'appareil industriel ? Et bien, on n'en fait rien. Cette fois l'implication est financière: si on abandonne la télé «à l'ancienne», un immense parc immobilier perd d'un coup 90% de sa valeur marchande ou plus. Et cela vaut, bien sûr, pour tous les autres secteurs: cinéma, radio (mais là, moindrement), presse, téléphonie, disque, etc. Non que ces médias disparaîtront, mais ils n'auront plus la valeur d'échange qu'ils ont actuellement. Ou plutôt, qu'ils n'ont déjà plus. Dans la situation actuelle, tout ce qui ressort de l'ancien système est diffusé à un coût très supérieur à sa valeur réelle, dès lors qu'on le compare au prix auquel on peut l'avoir dans le nouveau système. Par exemple, je n'achète plus Le Monde, ou rarement: je le récupère sur Internet. Comme j'ai un abonnement, si je compare ce que ça me coûte mensuellement par ce canal (environ 7€) ou en l'achetant sur papier (environ 40€), on voit que la version papier est très surévaluée. Et pourtant, elle est vendue en-dessous de son prix de fabrication. Et encore, il me coûte plus que ce à quoi je pourrais l'obtenir si j'avais un abonnement ADSL complet, où il me reviendrait en-dessous de 1€ par mois.

L'intégration a d'autres avantages, par exemple, je peux transférer de l'information (image, texte, son) en provenance du site du Monde vers une page de mon site par un simple «copier/coller», puisque les deux informations transitent par le même canal et sont «compatibles» — qu'on peut les combiner. Je peux créer un lien vers une information résidant n'importe où dans le monde. Je peux «en temps réel» communiquer avec n'importe qui n'importe où disposant d'un moyen de liaison au système intégré. Etc.


Que le nouveau système ait d'immenses avantages par rapport à l'ancien ne change rien à ce fait: la société est organisée en fonction de l'ancien système. Donc, il faut réorganiser la société. Mais pas de la manière dont le font nos actuels dirigeants. Eux, ils agissent en faveur de l'ancien système, car sa disparition implique la perte de presque tous leurs avantages sociaux. Les intermédiaires de l'ancien système (chefs d'entreprise, politiciens, médiateurs, etc.) n'ont plus d'utilité dès lors que je peux m'adresser directement à n'importe qui n'importe où, cela en restant chez moi, où en étant n'importe où ailleurs. Dans l'ancien système, c'étaient les éléments nécessaires à la bonne diffusion de l'information; dans le nouveau, ce sont des parasites qui filtrent et déforment les messages pour donner l'illusion qu'ils sont nécessaires à la bonne marche de la société. D'où mon projet de postuler à la fonction de président de la République, et mon idée que, si ça se passe comme je l'espère, je ferai ça deux, trois ans, et puis basta ! Car, entre nous soit dit, ça ne me passionne pas trop, l'idée d'être un parasite…

On se trouve dans cette situation paradoxale où une majorité du corps social ressent que le système général (la structure politique) n'est plus adapté au contexte, et qu'il existe déjà les éléments d'un système plus efficace et préférable à l'actuel, mais ne fait rien pour aider le nouveau système à «prendre le pouvoir» bien que sachant que non seulement elle y trouverait avantage, mais qu'en continuant d'agir dans et pour l'ancien système, elle contribue à dégrader ses conditions de vie. Il y a de nombreuses raisons à cela. D'abord ceci que nous sommes dans un réseau de contraintes, d'obligations, d'habitudes, difficile à remettre en cause: après tout, nous avons été formés par et pour la structure actuelle, nous avons notre place dans la société, et ne sommes pas sûrs que nous en aurons une dans la nouvelle. C'est une perception assez fausse, d'autant que, justement, de plus en plus de gens n'ont plus de «place dans la société», sont exclus du jeu social normal; or, lors d'un changement de société, non seulement très peu de personnes «perdent leur place», mais beaucoup de celles qui n'en avaient plus dans le système ancien en trouvent une dans le nouveau. La plupart de ceux qui perdent leur place sont ceux que j'appelais les «intermédiaires», mais qu'on pourrait aussi nommer «médiateurs», en ce sens que leur fonction principale est de diffuser de l'information. Et comme ce sont souvent des gens intelligents et adaptables, ils retrouvent très souvent une situation comparable à celle qu'ils avaient dans l'ancien système. Pour prendre deux exemples français, si dans la phase la plus dure de la Révolution — pendant la Terreur — nombre de médiateurs, plus que de perdre leur place, perdirent la vie, très vite après, et principalement à partir du Consulat, beaucoup d'entre eux furent «recyclés», tout simplement parce qu'ils savaient comment faire fonctionner un système d'information, donc que la structure politique avait besoin de leurs talents; de même, après la courte et rude période de «l'épuration», les médiateurs collabos retrouvèrent pour beaucoup d'entre eux leur ancienne situation, et pour les mêmes raisons: il fallait «faire tourner la machine», et ils savaient le faire. Bref, si l'on considère les choses avec distance, il semblerait préférable d'opérer une transition en douceur et volontaire, car on éviterait ces enchaînements désastreux de révolution, contre-révolution, contre-contre-révolution, «ordre nouveau», restauration, avec leurs cortèges de morts inutiles.

Justement, et c'est une autre raison qui fait que les gens n'optent pas volontiers pour un changement salutaire, ils ne considèrent pas les choses avec distance. Il y a bien sûr une cause immédiate: vous et moi sommes des «membres de la société», et même, dans le contexte actuel, des sortes de cellules, et il est difficile de considérer «avec distance» une chose dont on fait partie intégrante. Mais ça n'est pas impossible, car nous sommes des cellules avec un cerveau, et même un gros, qui nous permet d'opérer «mentalement» cette prise de distance. Mais les cellules ne communiquent pas directement entre elles, et pour le faire, en passent par le système nerveux, dit autrement, pour avoir des informations sur l'ensemble du corps social, un individu doit en passer par le système de communication. Or, dans un contexte de changement, le système nouveau est considéré comme non fiable, puisque nouveau, et l'on accorde plus de confiance à l'ancien qui, des décennies durant, a très bien rempli sa fonction. Malheureusement, celui-ci se met à fournir de fausses informations, à donner une image déformée de la réalité. Pour se protéger. Non que les médiateurs aient des mauvaises intentions, ou du moins pas tous, ni même que, le plus souvent, ils aient la volonté de «désinformer», Tout simplement, ils protègent le système. Pour se protéger eux-mêmes. Et en croyant protéger la société.

O.M.H.