Ordinarité du fascisme

 I l ne sera pas question ici de ce qu'on nomme le « fascime ordinaire » mais du fait que le fascisme, et toute forme de régime autoritaire ou dictatorial, s'installe imperceptiblement, sauf bien sûr quand c'est la conséquence d'un coup de force ou d'un coup d'État. Imperceptiblement mais non lentement, ça peut même aller assez vite : entre la venue au pouvoir du parti nazi et l'installation définitive d'un État fasciste il se passa trois ans ; en Italie il ne fallut pas quatre ans pour que le parti fasciste parvienne à instaurer un État fasciste à parti unique, une fois Mussolini devenu chef du gouvernement ; en Russie soviétique la frange bolchévique extrémiste (pourtant minoritaire au sein même du parti, au début) parviendra à éliminer toute opposition et à installer une dictature en quatre ans.

Comment savoir si on est ou non dans un régime autoritaire, dictatorial, fasciste ? Ma foi, c'est difficile. Sauf quand ce type de pouvoir s'installe par la force – je veux dire : en s'emparant violemment du pouvoir sans soutien populaire significatif[1] – il tendra, au début, à préserver les formes d'un régime « normal » ; pour les cas récents (XX° siècle) les régimes autoritaires, dictatoriaux ou fascistes (par après, je dirai « régimes coercitifs » sauf pour désigner tels régimes particuliers par leur type propre) parvenus « légalement » au pouvoir[2] conserven voire instaurent (cas notamment de la révolution russe) une organisation politique de type républicain ou démocratique et même, dans le cas de l'Allemagne, il est intéressant de constater que la dictature nazie s'instaura et perdura sans que le pouvoir ait jugé nécessaire de changer de Constitution, celle de la République de Weimar restant formellement en place jusqu'à la chute du régime nazi.

Ce cas illustre un fait simple : dans de tels régimes l'ensemble de l'appareil légal est une chose formelle sans validité réelle. À considérer que cela vaut autant pour les textes allant dans le sens d'une confortation du pouvoir que pour les autres : le trait commun des régimes coercitifs est l'arbitraire, ce qui implique entre autres que le pouvoir peut certes faire condamner les personnes sans nécessité qu'elles aient commis d'infraction mais aussi bien les faire échapper à la justice même si elles ont « contrevenu à la loi ». Et bien sûr, il peut aussi s'emparer des personnes ou les faire éliminer sans jugement et sans motifs, sinon celui de démontrer sa puissance. On emploie souvent l'expression de « pouvoir arbitraire » comme désignant un régime où l'on sera injustement condamné parce que le souverain l'a décidé, mais l'arbitraire est bien pire dans les régimes coercitifs : on ne sait jamais si et surtout pourquoi l'on sera puni ou récompensé, la situation paroxistique étant celle qu'on voit dans les camps d'internement et de concentration où l'on ne sait jamais, quand un bourreau vous appelle, s'il va vous offrir un quignon de pain ou vous tirer une balle dans la tête.

Reste ma question : comment déterminer si le régime politique du pays où l'on vit est devenu un régime coercitif ? Pour le redire, c'est difficile. Dans le cas, donc, où l'instauration d'un tel régime a lieu dans le cadre « légal » – avec les précautions nécessaires sur cette notion, voir la note 2 –, les changements se produisent progressivement et sur plusieurs plans : modification de la législation, remplacement des plus hauts responsables indésirables ou peu sûrs par d'autres, membres du parti ou ralliés à lui, mise au pas des relais d'information en tout premier les médias, etc. Ce n'est qu'après une période de noyautage des lieux de pouvoir et de décision, et un conditionnement de la population par la propagande, période somme toute assez courte dans les trois cas indiqués, où elle se situe entre trois et quatre ans, que le régime change de nature. Cela suit toujours un même schéma, que l'on peut nommer paradoxalement « coup d'État légal » : durant la première phase, avec l'assentiment actif ou passif d'autres groupes, celui intéressé par cette prise de pouvoir modifie donc la législation afin de pouvoir, le moment venu, (on excusera j'espère cette expression imparfaite) légiférer « légalement » par ordonnances, et c'est à ce moment-là seulement que viendront les textes modifiant radicalement le fonctionnement des institutions : instauration d'un parti unique, suspension des libertés civiles, lois d'exception visant certains groupes, etc. Légiférer entre guillemets légalement, en ce sens que la première phase consiste précisément à gauchir la législation de telle manière que devient « légale » une manière d'agir de l'exécutif qui va globalement à l'encontre du système légal tel qu'il existait avant l'installation du futur pouvoir coercitif. On peut dire que la fin visée – et réalisée – par ces groupes est la « confusion des pouvoirs » au profit du seul exécutif, ce qui donc va bien à l'encontre des systèmes qui se sont lentements développés au long des deux à trois derniers siècles, qui postulent leur séparation, en tout premier une séparation entre l'exécutif et le législatif.


Ma dernière réflexion indique bien, je crois, ce qui permet de déterminer si un État est « en voie de fascisation » ou non, avec ce modérateur cependant qu'un pays donné peut suspendre en partie ou en totalité cette séparation des pouvoirs et renforcer en partie ou en totalité les pouvoirs de l'exécutif pour des raisons circonstancielles conformes à la loi fondamentale. Les cas les plus évidents sont ceux de l'état de guerre et de l'insurrection où, pour des raisons évidentes, le gouvernement peut suspendre un temps plus ou moins long le fonctionnement normal des institutions afin de disposer de moyens renforcés permettant de faire face à une agression qui menace gravement ces institutions. On trouve ainsi dans la plupart des Constitutions un paragraphe ou un article envisageant ce type de situations exceptionnelles et les moyens et les limites pour y faire face. C'est le cas par exemple de l'article 16 de la Constitution de la V° République :

« Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels ».


[1] Dans le cadre de cette réflexion, des cas comme la prise de pouvoir des communistes en Chine et des « Khmers rouges » au Cambodge peuvent sembler faites « avec soutien populaire significatif » ; il faut tenir compte ici du fait que, dans ces deux cas, cette prise de pouvoir sur l'ensemble du pays est consécutive à une prise de pouvoir antérieure sur une partie significative du territoire, dans laquelle un régime au moins autoritaire, sinon dictatorial, avait pris place ; on ne peut donc proprement considérer que le coup de force final se fit avec un soutien populaire consenti.
[2] Cette question de la légalité est parfois délcate : sous un aspect, le parti fasciste italien arrive au pouvoir « légalement », Mussolini étant nommé chef du gouvernement « dans les formes », mais suite à la « marche sur Rome », donc en exerçant une pression sur le chef de l'État ; cependant il apparaît que la décision de le désigner à cette responsabilité est préalable à la manifestation de force du parti fasciste, qui semble à ce moment-là plus une manière propagandiste de « prouver » aux yeux du peuple que ce parti est réellement fort, ce qui n'était, à cette date, pas si avéré.