Le sionisme, un autre nom du républicanisme

 L e problème avec le sionisme, du moins quand on a une certaine manière d'interpréter le monde, vient de son origine juive. Pour moi ce n'est pas un problème, mais pour ceux qui, entre guillemets, « ne sont pas juifs » et, sans guillemets, ont une appréciation négative de ce qui est juif et de qui est juif, cette origine pose problème. Factuellement, on peut considérer le sionisme comme un des aspects de ce qu'on peut appeler « républicanisme » et qui fleurit durant la seconde moitié du XIX° siècle, avec trois lignes principales, qu'on nomme en France socialisme, radicalisme et proprement républicanisme[1]. Lignes non strictement parallèles ou divergentes : « la droite » du socialisme a beaucoup de rapports avec « la gauche » du radicalisme », de même pour « la droite » du radicalisme et « la gauche » du républicanisme. On peut dire que ce qui sépare principalement ces courants est la question des moyens plutôt que celle des fins : les socialiste première manière, qui plus tard évolueront vers ce qu'on appelle communisme, sont au départ partisans du changement par la révolution, les radicaux envisagent plutôt une évolution progressive mais à partir d'une rupture institutionnelle, que l'on nommera réformisme, les républicains enfin considérent que le changement doit se faire dans le cadre des institutions actuelles. Finalement, la République finit par s'établir en France par une combinaison curieuse et cahotique des trois approches, avec comme résultat d'installer durablement les radicaux au sein des institutions, car leur approche pragmatique, opportuniste et comme dit, réformiste, et leur position intermédiaire dans l'échiquier politique, les amenèrent au gré des circonstances à faire des alliances « sur la gauche » ou « sur la droite ».

Le rapport du sionisme au républicanisme est multiple. En premier, il s'en réclame explicitement ; mais ça ne suffit pas : pour donner un exemple paradoxal, le Front national se prétend républicain, et même démocrate… La différence ici venant bien sur de ce qu'effectivement le sionisme est républicain et que ses inventeurs entretinrent des rapports étroits avec les républicains de leur temps. Autre point commun évident, le large spectre des tendances au sein du sionisme qui, comme le républicanisme, va de la droite conservatrice à la gauche révolutionnaire. Troisième point, le sionisme est une doctrine laïque qui se veut universelle. Quatrième point important, le sionisme est un nationalisme, et précisément un nationalisme à la mode de cette époque, qui postule une adéquation entre une entité territoriale, un groupe humain et un cadre institutionnel, dit autrement, qui s'articule autour du concept émergent d'État-nation. Bref, le sionisme est un des noms du républicanisme, celui propre à l'ensemble humain des juifs d'Europe. Du moins, à une frange de cet ensemble, comme il en est des autres républicanismes, car si ces courants ont une prétention à l'universalité, ils ne sont pas « universels », loin s'en faut (se souvenir qu'en France, durant la « République provisoire », de 1870 à 1874, les « non républicains » – monarchistes, bonapartistes, catholiques – furent majoritaires, et qu'en 1875 la République ne fut proclamée que par une voix de majorité…). Les sionistes s'opposaient d'ailleurs aux tenants d'une conception religieuse selon laquelle le « retour à la Terre promise » (celui proclamé à Pessah dans la prière qui se conclut par l'invocation « L'an prochain à Jérusalem ») ne doit pas faire l'objet d'un projet politique et n'est destiné à se réaliser que lors de la venue du messie.


Ceci m'amène à un constat, avant de poursuivre la discussion principale : les personnes « qui n'apprécient pas les juifs », bref, les antisémites, se les représentent généralement comme un groupe homogène tout entier tendu vers un même but, quel que soit ce but ; mais ce sont des humains comme les autres, ce qui implique une grande hétérogéniéteé et bien sûr, des tensions et des oppositions ; probablement parce qu'ils ont une longue pratique d'une certaine forme de démocratie, et probablement aussi parce que l'histoire les amena à devoir faire preuve d'une plus grande solidarité que bien d'autres ensembles humains, celles-ci ne se résolvent pas trop souvent dans la violence, mais elles existent, et les oppositions actuelles entre juifs israéliens le montrent assez je crois. Cela dit, les représentations que se font les antisémites des juifs sont en réalité l'image d'eux-mêmes en miroir ou l'idée qu'ils se font de leur propre devenir, ou les deux choses combinées. Considérez ces deux cas symptomatiques, l'invention du « protocole des Sages de Sion » par les services secrets russes et l'anti-judaïsme structurel de l'idéologie nazie : dans ces deux cas on trouve la combinaison d'une auto-représentation et d'une anticipation.

Les services secrets russes sont une sorte de société secrète qui agit dans l'ombre, qui manipule, enlève, tue, qui a son propre projet indépendant de celui de la société globale où elle agit, et dont les membres sont à la fois connus et masqués, « invisibles ». Sinon ces services ne seraient pas “secrets”. Pour l'anticipation, n'importe quel Russe de l'époque (les toutes premières années du XX° siècle) sait ou au moins sent, s'il ne veut pas le savoir, que l'Empire russe est en fin de course et menacé d'écroulement ; et il faut bien en expliquer la cause…; Le fait que ce texte soit le décalque d'un pamphlet contre Napoléon III publié quarante ans plus tôt, en 1864, n'infirme pas cette analyse : le faussaire pouvait décalquer bien d'autres textes mais a choisi celui-ci, ergo il l'a jugé « adapté au contexte ». Pour les nazis, c'est plus clair encore : comme les juifs de leur fantasme, ils forment un groupe à part dans la société, groupe dont le but est de conquérir le pouvoir par tous les moyens ; comme ces juifs mythiques, ils sont (pour eux-mêmes) « d'une autre race » et bien sûr, ont une volonté hégémonique et totalitaire, conquérir le monde et y établir leur domination « pour les siècles de siècles » (ici, l'idée du “millénium”). On peut considérer qu'en mettant en place la “solution finale” l'État nazi projetait sa propre disparition en la réalisant via un groupe tiers. Il ne s'agit bien sûr pas d'une « explication psychologique » et vaguement psychanalysante des “pulsions” des membres dirigeants de cet État, avec une implicite « circonstance atténuante » ; c'est plutôt une approche qui s'inscrit dans la lignée du concept girardien de la « réciprocité violente » avec son corollaire, le « bouc émissaire » : ce qu'on veut détruire chez “l'autre” c'est l'image de soi, donc d'une concurrence dangereuse ; mais il est prudent de s'inventer un “autre” sur lequel on peut réellement assouvir son désir de destruction, un bouc émissaire…


Certains anti-sionistes affirment que cette doctrine est un impérialisme, ce que je ne crois pas. Cela ne signifie pas que l'impérialisme en soit absent, je crois le contraire en fait, mais c'en est une des composantes et ça ne concerne pas l'ensemble des courants qui composèrent le sionisme : l'impérialisme ou colonialisme fut un projet qui traversa tous les courants politiques de la fin du XIX° siècle mais qui, en même temps, provoqua des divisions au sein de chacun d'eux. Pour prendre un cas que j'espère connu, la chute du


[1] Certains considérent le libéralisme comme une variante du républicanisme, mais ce n'est pas évident : le libéralisme s'adapta très bien, au XIX° siècle, à des régimes souvent fort éloignés de la moindre idée de république, tels la plupart des régimes autoritaires qui s'installèrent en France entre 1815 et 1873. Le principal fondement idéologique du courant libéral étant justement la place secondaire de l'État dans l'organisation de la société, le régime n'a pour lui que peu d'importance, sinon lorsque cet État prend trop de place. C'est un des motifs de l'adhésion de certains libéraux à la révolution de 1830 : les tentatives de Charles X de rétablir une forme de monarchie absolue où l'appareil d'État imposerait ses vues à tous les organes de la société. Lesquels libéraux ont cependant très rapidement, une fois le départ de Charles X assuré, tourné leurs fusils de « gardes nationaux » vers les émeutiers ouvriers pour défendre le nouveau roi, libéral selon leur cœur.