Je vais briser un tabou !

 V ariantes : «J'ai brisé un tabou», «un tabou a été brisé», «qui brisera le tabou ?». Il existe cependant une limite à la chose : ces supposés tabous supposément brisés sont toujours les mêmes. En réalité, les véritables briseurs de tabous le font sans le dire tandis que les briseurs auto-proclamés se contentent de hurler avec la meute. Les deux derniers cas significatifs sont l'euthanasie et l'alliance du Parti socialiste avec le centre-droite (le MoDem en l'occurrence).

Les «briseurs de tabous» auto-proclamés sont de deux sortes : ceux qui ne font que répéter un discours assez répandu et souvent majoritaire – entendons-nous, majoritaire dans les médias et chez les personnes de pouvoir –, et ceux qui s'emparent d'une question en débat pour y mettre leur grain de sel sans y apporter une contribution pertinente mais plutôt en allant dans le sens du vent – du moins, d'un des vents dominants. Les deux cas cités sont me semble-t-il assez représentatifs des deux cas.

Les gens se disant de gauche, membres du PS ou proches de lui ou parlant en son nom avec plus ou moins de légitimité, reprennent un discours ressassé depuis une quinzaine d'années, après que le nouveau lieu commun selon lequel l'opposition gauche-droite n'est plus valide a commencé de devenir dominant, de «rapprochement entre les forces de progrès» (à comprendre comme «alliance entre “partis de gouvernement” au-delà des oppositions entre projets et dans une visée strictement électoraliste»). Il y a certes une différence en France entre l'état de ce discours avant et après 2004 : avant cela, ça restait un discours d'ordre général sans base solide ; depuis, la prise d'autonomie du «Mouvement démocrate» de François Bayrou d'avec l'UMP, plus le fait plusieurs États de l'Union européenne ont un «gouvernement d'union nationale» qui rassemble y compris sociaux-démocrates et formations très conservatrices, pour dire le moins (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Tchéquie, etc.) donna une apparence de réalisabilité à la chose. Non que ça ne puisse se faire, mais ça conduit à des coalitions au programme politique de centre-droite «social», en gros : démocrate-chrétien modéré[1].

Pour l'euthanasie ou (selon l'euphémisme qu'on préfère) «suicide assisté», «aide à la fin de vie» ou, summum des périphrases cauteleuses, «réponse aux demandes d'assistance des personnes en fin de vie», on a l'autre cas : la question est débattue de longue date et prit une importance certaine pour devenir récurrente puis persistante après 2002 et les premières lois encadrant sa pratique aux Pays-Bas et en Belgique. Prétendre que parler en 2008 dans un pays démocratique de la possible légalisation de l'euthanasie revient à «briser un tabou» n'a pas de sens autre que, pour ceux qui émettent cette sentence, se poser comme des esprits libres et affranchis de toute censure sociale. C'est proprement ce qu'on appelle péjorativement une «posture», litote qui pointe une imposture. Briser un tabou n'est pas un fait de parole, ça requiert une action.

Dans nos sociétés «développées» les tabous sont similaires à ceux d'Océanie : des objets de la réalité, des «idoles», qu'il s'agit bel et bien de rompre en vue de défaire le symbole qui y est attaché. Et comme dit, ça ne se fait pas avec des paroles. Ou du moins, quand de véritables briseurs de tabous le font, si c'est en paroles celles-ci doivent pouvoir déboucher sur un acte.


Pour reprendre le cas de l'euthanasie, les choses sont claires : en France, la chose est proscrite et punissable. En revanche, discuter de sa possible libéralisation ne l'est pas. Donc toute personne qui en parle de manière abstraite, même en ayant un discours radical sur le sujet, ne brise rien. Ce qui implique que les seules personnes qui brisent réellement ce tabou sont celles qui commettent l'acte ou qui, l'ayant fait ou non, affirment l'avoir commis. Celles-ci prennent le risque bien réel, en brisant l'idole, de se retrouver devant un tribunal et de subir les conséquences de leur transgression. Et bien sûr, le cas de personnes qui, en proposant le rapprochement entre centre-gauche et centre-droite, affirment ce faisant qu'elles «brisent un tabou», est encore plus clair : on ne risque rien en le disant et, le faisant, on risque au pire d'être sanctionné par les électeurs. Ce qui est dans l'ordre des choses : tout candidat à une élection prend le risque de dire ou faire une chose qui ne lui permettra pas de rassembler une majorité sur son nom ou sa liste.


[1] On le voit clairement en Allemagne : tant que le SPD suivit une ligne non réformiste, «gestionnaire», la CDU-CSU une ligne modérée, ça fonctionna bien ; depuis quelques mois, sous la pression opposée du Linkspartei à gauche, de la DVU et du NPD à droite, chaque partie de la coalition est revenue (du moins en discours) à ses fondamentaux, ce qui crée de fortes tensions au sein du gouvernement et fait craindre à certains des élections anticipées.