Complots et conspirations

 J e vais vous dire une chose que vous risquez de ne pas croire (ou alors pire que vous risquez de croire) : il existe un complot juif international, et cela depuis plus de 2000 ans ! Et on en a des preuves ! Il existe un Protocole des Sages de Sion ! Son autre nom est la Torah. Tant qu'on y est, il me faut vous faire une autre révélation que vous risquez de ne pas croire (ou pire, que vous risquez de croire) : il existe un complot étatsunien international, et cela depuis près d'un siècle ! Et on en a des preuves ! Tous les présidents des États-Unis doivent jurer solennellement, depuis Theodore Roseveelt, de faire régner l'ordre américain sur la planète entière !

Revenons à quelque chose de plus sérieux : les idées de complots se forment à partir d'éléments objectifs vérifiables, avec ce problème que les personnes diffusant l'idée du complot font une fausse interprétation de ces éléments. Pour les deux «complots» du premier paragraphe, il est avéré que le projet général du judaïsme est de devenir universel, comme il en est de toute religion prosélyte, tels le christianisme et l'islamisme ou, en Asie, le bouddhisme, et tout aussi avéré que le projet politique des États-Unis est, comme celui de la France, de l'Allemagne, de l'Inde, de l'Indonésie, et bref de toute société à tendance expansionniste, d'étendre autant que possible son idéologie de base et son modèle d'organisation sociale. Jusque-là rien de secret, les «complots» en question sont lisibles en toute lettre dans la Torah, dans la Bible, dans le Coran, pour ceux religieux, dans le texte de la Constitution de la France ou des États-Unis et réitérés dans les grands discours «à destination du monde» des présidents de ces pays, pour l'expansion politique.

Il y a les fins, et il y a les moyens : ce n'est pas parce que votre projet est public que la manière de le réaliser le sera ; pour prendre un exemple autre, le projet de l'entreprise Microsoft est de vendre le plus possible de ses produits, et si possible être le seul acteur sur son segment ; par contre, d'abord elle conservera le secret sur sa manière d'élaborer lesdits produits pour obtenir un avantage sur la concurrence, ensuite elle tentera de dissimuler sa stratégie de conquête des marchés, pour ne pas être devancée par la concurrence. Toute entreprise commerciale pratique cette forme de secret mais pour celle de peu de dimension ça ne pose pas de problèmes, sinon à leurs concurrents directs; par contre, une société qui obtient un grand succès devient par nécessité suspecte : les concurrents veulent «connaître son secret», donc elle doit multiplier les protections pour «dissimuler son secret» ; bizarrement (pour l'instant du moins), d'autant les concurrents essaieront de mettre le secret au jour, d'autant il deviendra opaque ; et devenant opaque, il paraîtra inquiétant. La conclusion logique sera: le secret de cette entreprise est dangereux. Et c'est là que la théorie du complot peut démarrer.


La société Microsoft me semble un bon exemple et montre de belle manière quel est le secret commun à aux organisations victimes d'une théorie du complot : ce secret est qu'il n'y a pas de secret, juste un enchaînement de hasards et de nécessités, de talents et d'opportunités, voilà tout. Problème, les gens ne croient généralement ni au hasard ni à la nécessité, deux notions allant contre le dogme fondamental de toute société moderne, celui du libre-arbitre: un événement arrive par volonté et par libre choix. Il ne croient pas vraiment non plus au talent et aux opportunités et partent alors du principe qu'une personne obtiendra un certain succès parce qu'elle appartient à un certain groupe et/ou «a couché», ou équivalent : graissé la patte, menacé des tiers, bref, fait quelque chose d'antisocial. Dans le cas de Microsoft, la légende noire la plus communément admise est qu'elle aurait spolié à la fois Tim Patterson et Digital Research, le premier en lui achetant à vil prix (pour trente deniers ?) le système 86-DOS, la seconde parce que ce système serait une pâle imitation de son CP/M. La «preuve» que Bill Gates est un méchant garçon est qu'en «février 1976 [il] publie une première lettre ouverte dans la presse pour se plaindre du piratage informatique (déjà !!!)» et en «avril 1976 [il] publie une seconde lettre ouverte dans la presse pour se plaindre du piratage informatique (il insiste !!!)». Les mentions entre parenthèse sont de l'auteur du texte. Repris de la page http://histoire.info.online.fr/micro.html.

Toute légende noire a sa légende dorée : le gentil de l'histoire est Steve Wozniak, un des fondateurs de la société Apple, et un Vrai Génie du Micro : «On raconte qu[il] connaissait le code [du basic] par coeur et pouvait le saisir en 20 minutes :-)». Où l'on voit tout l'intérêt de la signalétique Internet : Bill Gates = "!!!", Steve Wozniak = ":-)". Les méchants et les gentils. Ah ! Les signes ! Justement, il y a une part d'ombre avec Apple, vous savez à quel prix fut vendu le premier exemplaire ? 666.66 $. Inquiétant, non ? Passons, et voyons ce qu'était cette lettre de Bill Gates :


Lettre ouverte aux "Hobbyistes"
La lettre de Bill Gates à la communauté des pionniers de l'informatique
Publié le mardi 3 février 1976. Mis en ligne le mercredi 3 septembre 2003.

De mon point de vue, la pénurie en bon cours de logiciel, en bons livres, et en logiciel même est la question la plus critique actuellement pour le marché des hobbyistes. Sans bon logiciel, sans un utilisateur qui comprenne la programmation, l'ordinateur d'un hobbyiste est stérile. Écrira-t-on du logiciel de qualité pour le marché des hobbyistes ?
Voici près d'un an, Paul Allen et moi avons anticipé la croissance du marché des hobbyistes, embauché Monte Davidoff et développé le BASIC pour l'Altair. Le travail initial n'a pris que deux mois, mais nous avons tous les trois dû passer l'essentiel de l'année dernière à documenter le BASIC, l'améliorer et l'enrichir en fonctionnalités. Maintenant, nous avons des versions BASIC pour les mémoires 4K, 8K, étendues, ROM et disque dur. Nous avons utilisé pour plus de 40 000 dollars de temps d'ordinateur.
Nous avons reçu des réactions positives de la part des centaines de personnes qui utilisent ce BASIC. Cependant, deux faits surprenants apparaissent : 1) la plupart de ces "utilisateurs" n'ont jamais acheté le BASIC (il a été acheté par moins de 10% des possesseurs d'un Altair), 2) le montant des redevances provenant de nos ventes aux hobbyistes rémunère le travail fourni sur le BASIC de l'Altair à moins de 2 $ de l'heure.
Pourquoi cela ? La plupart des hobbyistes savent bien qu'ils volent le logiciel. Il faut bien acheter le matériel, mais le logiciel est quelque chose que l'on partage. Qui se soucie de rémunérer les gens qui ont travaillé pour le produire ?
Est-ce honnête ? si vous volez le logiciel, vous ne pouvez pas vous retourner contre MITS en cas de problème. MITS ne fait pas de profit en vendant le logiciel. La redevance qui nous est payée, le manuel, la bande etc. en font une opération tout juste équilibrée. Mais ce que vous faites, c'est empêcher la production de bon logiciel. Qui peut se permettre de faire travailler des professionnels pour rien ? Quel hobbyiste pourrait mettre trois hommes*année dans la programmation, détecter toutes les bogues, documenter le produit et le distribuer pour rien ? Le fait est que personne, en dehors de nous, n'a investi d'argent dans le logiciel pour les hobbyistes. Nous avons écrit le BASIC pour le 8080, nous sommes en train d'écrire l'APL pour le 8080 et le 6800, mais rien ne nous incite à mettre ces logiciels à la disposition des hobbyistes. Vous êtes tout simplement des voleurs.
Que penser de ceux qui revendent le BASIC pour Altair ? ne se font-ils pas de l'argent sur le marché des logiciels pour hobbyistes ? Oui, mais ceux que l'on nous a signalés pourraient finalement y perdre. Ils donnent une mauvaise réputation à tous les hobbyistes, on devrait les chasser des réunions des clubs où ils apparaissent.
J'aimerais recevoir des lettres de tous ceux qui souhaitent payer leur dette envers nous, et de ceux qui ont des suggestions ou des commentaires à faire. Écrivez-moi à 1180 Alvarado SE, #114, Albuquerque, New Mexico, 87108. Rien ne pourrait me plaire davantage que d'embaucher dix programmeurs et pouvoir inonder de bons logiciels le marché des hobbyistes.

Bill Gates Directeur Général, Micro-Soft
Ce texte a été publié en anglais dans la revue Computer Notes en 1976. Il a été traduit par Michel Volle en décembre 2000.

Avant d'en venir à cette lettre, parlons «escroc» et «génie» : comme le rappelle Gates, lui, Allen et Davidoff créèrent le BASIC et en outre pensèrent aux usagers les moins compétents en rédigeant son mode d'emploi ; Wozniak n'est pas un génie mais un pirate : il a mémorisé le programme, une chose à la portée du premier ordinateur venu, et se contente de répéter sa leçon : achetant le produit de Bill, Allen et Monte, je le paierai une fois, et l'utiliserai un nombre infini de fois ; si je demande à Steve de taper le code sur ma machine, ça me coûtera dix, vingt, trente fois moins, mais chaque fois que j'éteindrai mon ordinateur il faudra que je repaie son «travail» ; à la 11° ou 21° ou 31° fois, ça commencera à me coûter plus cher que si je l'avais acheté légalement. C'est le problème avec les pirates : une fois qu'ils vous ont ferré, ils vous tiennent juste qu'à la fin des temps…

Donc, la lettre. Que dit Bill Gates ? En substance: toute peine mérite salaire. Ma foi, je crois que tout est dit, pour cette partie. Revenons aux complots.


Les personnes honnêtes n'ont pas par elles-mêmes la conception qu'il existe de telles choses, elles tendent à faire confiance à leurs semblables. Il faut avoir soi-même vécu une expérience de complot pour imaginer de telles choses, et seuls les comploteurs et leurs victimes, qui sont parfois honnêtes, vivent cela. Ce qui n'empêche pas un nombre important d'humains de participer activement à des complots, mais le plus souvent sans s'en rendre compte ou en portant une analyse différente de leur action et du but général du projet auquel ils participent. Ils croient le plus souvent agir «pour la nation», «pour la patrie», «pour le droit», «pour la justice», «pour la foi» ou pour eux-mêmes.

Le cas le plus évident de «complotisme» est celui des religions prosélytes : le point commun aux religions de ce type est de supposer détenir une vérité sur la marche du monde, ses origine premières et ses fins dernières. Si toutes ne le sont pas, la plupart sont eschatologiques et millénaristes. Au cas où vous ignoreriez le sens de ces termes et même dans le cas où vous penseriez savoir, en voici quelques définitions :

«eschatologie n. f.
ÉTYM. 1864; grec eskatos «dernier», et -logie.
Didact. (théol.). Étude des fins dernières de l'homme et du monde. | L'eschatologie traite de la fin du monde, de la résurrection, du jugement dernier.
1 - L'eschatologie ne consiste pas à dire : voilà où l'on va aboutir, mais à dire : demain peut être différent, c'est-à-dire : tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd'hui.
Roger Garaudy, Parole d'homme, p. 235.
2 - Personne n'y songe, dit Martial. On souhaite seulement que l'Église n'oublie pas que le christianisme est aussi… (il savait ce qu'il voulait dire, mais ne trouvait pas les termes pour le dire; soudain, il se rappela un mot qu'il avait rencontré au cours de ses récentes lectures, et dont il avait cherché le sens dans le dictionnaire) … le christianisme est aussi une eschatologie.
Jean-Louis Curtis, le Roseau pensant, p. 263».
Grand Robert de la langue française informatisé (GRLFi), éd. 2005.
«ESCHATOLOGIE, subst. fém.
THÉOL. Doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l'homme, de l'histoire et du monde. Les vieilles traditions orientales d'apocalypse et de descente aux enfers, conservées dans l'eschatologie musulmane (Civilis. écr., 1939, p. 3003). Seule une eschatologie peut sauver intégralement tous les moments du temps et conférer à chacun sa plénitude (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 47).
P. ext., PHILOS. Considérations relatives à l'au-delà de la situation actuelle de l'humanité :
... la plupart des controverses marxistes ou antimarxistes, (...) si grande que soit chez Marx la part de l'eschatologie, se réfèrent en réalité à un avenir rapproché (...) : pour l'idéologie marxiste en effet, l'essentiel est bien sans doute ce qui se produira plus tard, après la dictature du prolétariat, après la phase nécessaire et transitoire de socialisme d'État (...) mais de cet essentiel on ne nous dit jamais rien; et l'on ne peut rien nous en dire, ce serait verser dans l'idéal. MARITAIN, Human. intégr., 1936, p. 155.
Rem. La docum. atteste a) Eschatologisme, subst. fém. Tendance doctrinale qui met en relief l'eschatologie. En réalité, l'excès de cet eschatologisme, aujourd'hui, comporte une réaction normale contre une certaine théologie immobiliste, qui avait cherché à définir les lois de la grâce abstraitement, dans une scolastique ignorante de l'histoire sainte (Univers. écon. et soc., 1960, p. 6410). b) Eschatologiste, subst. masc. Partisan de l'eschatologie. Tout en s'opposant sur l'interprétation du message de Jésus, moralisants et eschatologistes se rencontraient sur ce point : le Christ n'avait ni fondé, ni prévu l'Église (Philos., Relig., 1957, p. 4014).
Prononc. et Orth. : . Ds Ac. 1932. Étymol. et Hist. 1864 théol. (LITTRÉ). Dér. du rad. du gr. «qui est à l'extrémité, dernier» ; suff. -logie*. Fréq. abs. littér. : 18. Bbg. BESRET (B.). Incarnation ou eschatologie ? Contribution à l'hist. du vocab. relig. contemp. (1935/55). Paris, 1964, 240 p.»
Trésor de la Langue française informatisé (TLFi)
«eschatologie
(grec eskhatos, dernier, et logos, discours)
|> nom féminin
RELIGION Doctrines et croyances relatives aux fins dernières de l'homme (eschatologie individuelle) et de l'Univers (eschatologie universelle)».
Petit Larousse multimédia (PLM), éd. 2008
«millénarisme n. m.
ÉTYM. 1840, Académie; du lat. millenarius, et -isme.
Didact. Mouvement religieux de type nativiste caractérisé par une réinterprétation du concept chrétien de millénium* ou par la découverte indépendante d'une notion semblable.
* Les études que j'ai pu faire sur Joachim de Flore, le millénarisme et la place du Saint-Esprit dans la théologie orthodoxe avec l'aide d'Olivier Clément, professeur de théologie orthodoxe à l'institut Saint-Serge, m'ont passionné et enrichi, mais n'ont pas trouvé le prolongement romanesque que j'espérais.
M. Tournier, le Vent Paraclet, p. 253.
Par anal. | Millénarisme politique, syndical, croyance en une brusque mutation, analogue au millénium». (GRLFi)
«millénium n. m.
ÉTYM. 1765, Encyclopédie; du lat. mille «mille», sur le modèle de triennium «espace de trois ans» (de tres «trois», et annus «année»; --> Triennal).
♦ Règne de mille ans attendu par les millénaires ou millénaristes (pour qui le Messie régnerait mille ans sur la terre avant le jour du jugement dernier). Par ext. L'âge d'or. | Le millénarisme, croyance au millénium.
* On commençait à dire de telle ou telle chose qu'elle était «fin de siècle». On allait vers une sorte de millénium (…).
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. XIX, viii, p. 103». (GRLFi).
«MILLÉNARISME, subst. masc.
RELIG. Croyance selon laquelle le Messie régnera sur terre pendant mille ans avant le jugement dernier. Pendant les mille ans du Grand Sabbat, Jésus, aidé de son peuple, triomphera des Gentils, et les amènera à reconnaître son règne (...). Telle était évidemment la doctrine de Cérinthe, comme on peut l'apercevoir dans les débris qui nous en restent. Mais le Millénarisme en lui-même était si peu une opinion particulière de Cérinthe, qu'on le retrouve très-positivement dans l'Apocalypse (P. LEROUX, Humanité, t.2, 1840, p.716). Saint-Jérôme (...) a conscience d'être dans le vrai en se tenant entre deux excès opposés, le millénarisme judaïque et charnel et l'hérésie qui nie la résurrection des corps (Bible 1912).
Prononc. et Orth. : . Att. ds Ac. 1878. Étymol. et Hist. 1840 (P. LEROUX, loc. cit.). Dér. de millénaire*; suff. -isme*». (TLFi)
«millénarisme
(grec eskhatos, dernier, et logos, discours)
|> nom masculin
1. Ensemble de croyances à un règne terrestre du Messie et de ses élus, censé devoir durer mille ans.
2. Mouvement ou système de pensée en rupture avec l'ordre social et politique existant, et attendant une rédemption collective (retour à un paradis perdu ou avènement d'un homme charismatique)». (PLM).


Il m'arrive régulièrement de citer plusieurs définitions d'un terme, cela permet de voir si son acception est consensuelle ou dissensuelle. En ce cas-ci le consensus est clair et les diverses définitions recensées très proches. Une religion eschatologique et millénariste serait donc axée sur «[le] jugement dernier et [le] salut assigné aux fins dernières de l'homme, de l'histoire et du monde» et s'appuie sur la «croyance selon laquelle le Messie régnera sur terre pendant mille ans avant le jugement dernier», le second terme ayant une acception plus large de «mouvement religieux de type nativiste caractérisé […] par la découverte indépendante d'une notion semblable» que celle stricte, qui concerne proprement l'eschatologie chrétienne ; on a notamment parlé de «mouvements millénaristes» pour des mouvements de type insurrectionnel qui mélangeaient revendications sociales et politiques et messianisme plus ou moins chrétien et qui eurent lieu en Amérique du Sud au tournant des XIX° et XX° siècles, notamment au Brésil («guerre de Canudos» en 1897, «guerre du Contestado» en 1912). En une extension encore plus récente la notion de «millénium» fut récupérée, notamment en Allemagne, par certains courants politiques d'inspiration diverse (socialiste, nationaliste ou fasciste), au premier rang desquels le parti nazi, sur l'idée de l'instautration d'un pouvoir «pour mille ans».