V oici deux textes portant sur deux sujets qui
semblent grandement préoccuper la société où je vis et me paraissent assez intéressants
pour comprendre ce qu'est la justice.
Ne pas émanciper les filles de force
Il faut réintégrer les deux lycéennes d'Aubervilliers exclues pour port du voile.
Par Irène JAMI et Anne-Sophie PERRIAUX et Yves SINTOMER et Gilbert WASSERMAN
Libération, Rebonds, mercredi 01 octobre 2003
Irène Jami est professeure d'histoire dans le secondaire.
Anne-Sophie Perriaux est maître de conférences à l'université de Rouen.
Yves Sintomer est professeur de sciences politiques à Paris-VIII.
Gilbert Wasserman est rédacteur en chef de la revue Mouvements.
La question du foulard islamique à l'école revient sur le devant de la scène. Des voix s'élèvent pour demander son interdiction pure et simple. Au lycée d'Aubervilliers, Alma et Lila ont été provisoirement exclues car elles n'entendaient pas renoncer à couvrir leurs cheveux (Libération du 24 septembre). Cette mesure est illégale au regard de la jurisprudence du Conseil d'Etat comme de la charte européenne des droits de l'homme.
Rappelons les faits: Alma et Lila ont décidé librement de porter le voile islamique contre l'avis de leur père. Au lycée, elles ont accepté d'ôter leur hijab, tout en continuant de se couvrir discrètement la tête. A la rentrée de septembre, elles ont été exclues provisoirement et vont être traduites en conseil de discipline alors qu'elles ne posent pas de problème pédagogique particulier, qu'elles ne font pas de prosélytisme, qu'elles n'ont pas un comportement provoquant. Adossée à certains enseignants, l'administration a recouru à des manoeuvres hélas habituelles en refusant aux élèves l'accès à certains cours pour leur reprocher ensuite leur absentéisme.
Cette décision est scandaleuse sur le plan des principes et pragmatiquement absurde.
La liberté religieuse constitue un acquis fondamental des sociétés occidentales. Elle implique la possibilité de manifester publiquement sa foi, y compris dans les lieux publics. Elle figure en bonne place dans les programmes d'histoire et d'éducation civique. Il est vrai qu'un droit peut être légitimement limité par d'autres principes. En l'occurrence, la laïcité imposerait une interdiction stricte du foulard. L'argument ne tient pas: la laïcité doit s'interpréter aujourd'hui comme une neutralité de l'Etat à l'égard des diverses religions, et non comme une morale se posant en rivalité avec elles. D'ailleurs, la laïcité est invoquée de façon bien unilatérale: jamais un élève n'a été exclu pour le port de la croix ou de la kippa, et ceux-là même qui sont pour l'interdiction ne s'indignent pas que Noël, Pâques ou l'Ascension soient des jours fériés. Le fondamentalisme laïque cache au fond un véritable communautarisme d'Etat.
Faudrait-il alors s'opposer au foulard au nom de l'égalité hommes/femmes ? Cet argument est autrement plus fort (mais n'est guère évoqué sur le plan juridique). Le foulard n'est-il pas dans certains pays le signe d'un ordre patriarcal et autoritaire ? Ne fait-il pas reposer sur les femmes un impératif de pudeur ? Certains pensent qu'il est toujours symbole d'inégalité. D'autres avancent qu'il ne saurait être réduit en tout temps et en tout lieu à un symbole d'oppression, et que les trajectoires qui amènent une jeune fille à le porter dans un pays occidental sont extrêmement diverses. C'est ce que soulignent toutes les enquêtes sociologiques et ce que vient de rappeler la Cour constitutionnelle allemande.
En tout état de cause, il est bien d'autres symboles qui manifestent une inégalité entre hommes et femmes, par exemple dans les modes et les publicités vestimentaires. Dans le contexte français, enfreindre sur ce point un droit aussi fondamental que la liberté religieuse des jeunes filles en voulant les émanciper autoritairement au nom de l'égalité hommes/femmes n'est pas justifié. Comme le disait John Stuart Mill, on prend de grands risques à imposer aux autres un comportement en matière de moeurs au nom de leur propre bien.
Une interrogation pragmatique aboutit à la même conclusion. Dans des circonstances très particulières, le maintien de l'ordre public peut justifier une restriction de l'exercice des droits. Mais la gêne de certains enseignants ne saurait, à elle seule, constituer un trouble à l'ordre public: avec cette logique, il faudrait interdire l'homosexualité là où elle dérange. Tout au plus peut-on plaider pour un comportement mesuré. On peut aussi demander à ce qu'un foulard discret soit porté de préférence à un véritable voile: c'est exactement ce à quoi Alma et Lila étaient prêtes à se plier. Au-delà, l'argument incontournable demeure que, s'il faut favoriser l'émancipation de ces filles, le meilleur moyen consiste à les accueillir à l'école publique.
Il faut bien sûr éviter que le port du foulard soit imposé à quiconque: si de tels cas existent indéniablement, l'Education nationale s'est donné les moyens de les traiter, notamment avec l'institution d'une médiatrice nationale qui peut vérifier la libre volonté des concernées. Il est également nécessaire de lutter contre les pratiques sexistes, quelles qu'elles soient. Mais de même qu'une telle lutte ne doit pas aboutir à jeter l'opprobre sur la sexualité, il serait dangereux d'aboutir dans le contexte français à pénaliser une religion. Est-il possible de fréquenter l'école publique en manifestant de profondes convictions islamiques ? Il en va de la crédibilité de l'école laïque de répondre positivement et sans ambiguïté à cette question.
Le fantasme d'un péril islamiste masque les véritables problèmes: la situation sociale des banlieues, la crise d'une école en manque d'un nouveau modèle, les discriminations dont souffrent les populations d'origine immigrée, les inégalités entre hommes et femmes qui persistent dans toute notre société. C'est moins l'islam politique que le racisme et les discriminations ethniques qui constituent aujourd'hui le véritable danger.
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SIONISME
Peut-on parler normalement d’Israël ?mercredi 15 septembre 2004.
"La révolution sioniste est morte": tel était le titre d’un article paru dans Le Monde du 11 septembre 2003, publié auparavant dans le quotidien israélien Yediot Aharonot, et dont le premier paragraphe commençait ainsi: " Le sionisme est mort, et ses agresseurs sont installés dans les fauteuils du gouvernement à Jérusalem. Ils ne ratent pas une occasion pour faire disparaître tout ce qu’il y avait de beau dans la renaissance nationale. [...] Oui, il est devenu probable que notre génération soit la dernière du sionisme. Après elle, il restera ici un État juif méconnaissable et haïssable. Qui de nous voudra en être le patriote ? "
Ce jugement sans appel sur le destin d’Israël n’a pas été prononcé par un militant de la cause antisioniste qui déverserait là, une fois de plus, sa détestation d’un État dont il ne supporterait pas même la simple idée de son existence. Non, il est teinté de nostalgie et d’amertume de la part d’un homme qui ose proclamer l’échec du projet national pour les Juifs, puisque la dimension morale inscrite en son cœur aurait été trahie par l’indifférence, le chauvinisme et la volonté de puissance du peuple et surtout de ses dirigeants corrompus.
Cet homme qui exprime sa colère face à un tel gâchis, tout en appelant ses concitoyens à un réveil national, peut d’autant mieux être entendu qu’il a longtemps fait partie de cette classe dirigeante qu’il accuse désormais d’avoir totalement oublié la raison d’être du sionisme et abandonné les Israéliens à la désespérance. Député travailliste, ancien président de la Knesset (1999-2003) et ancien président de l’Agence juive, Avraham Burg dit ce qui était jusque-là inaudible par la grande majorité des Israéliens mais aussi par tous ceux qui, aux États-Unis ou en Europe, considèrent qu’Israël n’est pas tout à fait un État comme les autres et qu’il est d’abord la victime de la haine antisémite qu’il suscite fatalement et dont il doit impérativement se prémunir. Cette parole eut ainsi un énorme retentissement en Israël et au-delà.
Cette condamnation radicale, issue du sein même du système, peut être considérée comme emblématique de la fin de l’exception israélienne, comme l’annonce d’un retour progressif à la normalité politique, et ce à double titre. D’abord parce qu’en disant avec des mots simples à ses compatriotes qu’ils ne peuvent plus tout à la fois courir derrière leur rêve chimérique d’Eretz Israel, vouloir préserver l’identité juive de la nation et sauvegarder le caractère démocratique de l’État, Burg met au jour ce qui a constitué depuis le début de l’aventure sioniste son angle mort, et qui s’est traduit par un rapport schizophrénique des Israéliens à leur projet politique et par un décalage de plus en plus profond entre le mythe national et sa transcription dans la réalité. Non pas qu’il soit le premier à le faire, mais que cette parole provienne de l’intérieur de l’establishment politique constitue un pas décisif vers la reconnaissance par les Israéliens de l’existence de deux pôles identitaires entre lesquels ils n’ont jamais cessé d’osciller et devront bien finir par choisir: d’un côté une démocratie ouverte sur le monde, respectueuse de la diversité de ses composantes sociales et culturelles et intégrée à son environnement régional; de l’autre un État fondé sur un nationalisme ethnico-religieux, "une villa dans la jungle" (selon les termes d’Ehud Barak) qui dresse autour d’elle des murs infranchissables, réels ou symboliques.
Discours emblématique d’une accession à la normalité encore, parce qu’il devrait être possible désormais de dire à peu près la même chose que Burg, de questionner le projet sioniste au regard de l’histoire et de sa traduction politique jusqu’à nos jours, d’affirmer l’impossibilité de réaliser un projet d’émancipation nationale au prix de la négation d’un autre peuple et de son oppression, et de le dire sans être soupçonné de souhaiter la destruction d’Israël ou de dissimuler son antisémitisme congénital derrière un anti-sionisme de façade.
Au regard du fort ressentiment à l’égard d’une gauche française et européenne à la sensibilité pro-palestinienne suspecte, ressentiment qui s’exprime sans détour chez les "sionistes de gauche" ayant participé à ce dossier, nous n’en sommes pas encore là. Mais la discussion est engagée, et si les grilles de lecture sont encore très divergentes, une certaine morale politique reste le dénominateur commun qui laisse espérer qu’une solution de partage équitable pourra être trouvée avec les Palestiniens, et que l’esprit de Genève, quelles que soient les insuffisances de l’accord virtuel imaginé en octobre dernier, augure bien d’un retour à ce processus de normalisation et de libéralisation de la société israélienne qui avait atteint son climax à Oslo et auquel l’assassinat de Rabin avait brutalement mis fin.
Pour autant, l’espèce d’ambivalence qui caractérise le peuple israélien, partagé entre la peur et l’espoir, la paranoïa et le désir de normalité, ne cessera qu’à condition de dévoiler les mécanismes identitaires aux fondements d’une politique qui, bien avant l’arrivée au pouvoir de Sharon, en parallèle d’un processus de paix de bout en bout géré par la puissance occupante, a rendu impossible sur le terrain la constitution d’un État palestinien viable. Ce qui passe évidemment non par la diabolisation du sionisme comme légitime projet d’émancipation nationale (légitime, mais pas plus légitime que d’autres, et certainement plus difficile à actualiser dans son statut d’idéologie nationale), mais par la déconstruction d’un certain nombre de mythes et l’abandon de la mentalité coloniale qui lui est, paradoxalement mais inextricablement, attachée. Comprendre l’idéologie qui se trouve au fondement de la création de l’État d’Israël, mesurer sa pertinence ou son obsolescence au regard de l’évolution d’une société dont les valeurs et les modes de vie sont aujourd’hui très éloignés de ceux des pionniers du Yishouv, telle est l’ambition de ce dossier consacré au sionisme et à son avenir.
En réalité, ce projet national n’est pas fascinant parce qu’il serait atypique, en prolongement du destin exceptionnel de l’"être Juif", mais au contraire parce qu’il concentre toutes les dimensions de la modernité européenne, qu’il est une manifestation emblématique du processus de construction de la nation moderne, et qu’il se nourrit des multiples héritages de l’Europe contemporaine, qu’ils aient pour nom nationalisme, socialisme ou colonialisme.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, mais central dans le double récit national israélien et palestinien, on ne peut discuter pertinemment de l’injustice faite aux Palestiniens pour prix de la création d’Israël, sans se remettre dans l’atmosphère très maïakovskienne de "construction héroïque et joyeuse de l’homme nouveau" qui prévalait dans les mouvements de jeunesse sioniste-socialiste autour de 1948. Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si, à la fin des années 1940, les premiers Israéliens à critiquer le nettoyage ethnique sui generis qui avait assuré l’homogénéisation relative du nouvel État (pratique il est vrai banale en Europe durant toute cette première moitié du siècle) n’étaient nullement des gauchistes mais quelques rares sionistes politiquement libéraux, pour qui l’extraordinaire opération de spoliation immobilière que fut la "consolidation" territoriale et foncière de l’exode palestinien par le Fonds national juif, était condamnable au nom du respect de la propriété privée. Étrangers à la gauche sioniste hégémonique, ils étaient aussi capables, par sensibilité philosophique et culturelle, de percer à jour les racines idéologiques du volontarisme et du constructivisme social de cette gauche sioniste: exproprier les masses arabes réactionnaires semblait alors dans l’ordre des choses puisqu’elles étaient conçues comme réactionnaires et que les sionistes allaient dans le sens de l’histoire. Exproprier leurs terres et leurs biens s’apparentait à une mesure "révolutionnaire" (de type collectivisation bolchevique). Culture politique, représentation du monde on ne peut plus européennes !
Israël est ainsi la seule colonie de peuplement du siècle à avoir réussi sa greffe, ultime trace ou butte témoin de l’Europe au Moyen-Orient, mais sans pouvoir réellement assumer ses origines dans la mesure où, en même temps, le sionisme fut historiquement une réponse à l’antisémitisme européen et où Israël est né du rejet des Juifs d’Europe et de la Shoah. Autre Terre Promise, "Nouveau Monde" créé par la seule volonté de pionniers conquérants venus d’Europe, les États-Unis représentent un foyer de substitution érigé en modèle de référence par l’Israélien post-moderne de Tel Aviv.
Engagée dans une mondialisation qui lui permet de s’extraire de son environnement moyen-oriental avec lequel décidément elle ne veut rien avoir à faire, contrainte d’assumer sa dimension multiculturelle malgré son rêve d’unité originel, la société israélienne post-industrielle se rassemble derrière la seule institution capable encore d’incarner l’unité de la nation, Tsahal, cette armée populaire "la plus morale du monde" dont la tâche est désormais d’humilier et d’effacer du champ de vision un peuple tout entier à l’altérité absolue.
Ainsi, la société israélienne est peut-être engagée sur la voie du post-sionisme, mais elle continue à devoir assumer deux phénomènes consubstantiels du projet sioniste, une aporie d’une part, une contradiction d’autre part. L’aporie tient toute entière dans la formule révélatrice de Golda Meir, "les Palestiniens n’existent pas", au sens où il n’aurait jamais existé une nation palestinienne. On parle toujours de la reconnaissance de l’État d’Israël par le monde arabe.
Mais qu’en est-il de la reconnaissance par l’Israélien de son double Palestinien, c’est-à-dire de la légitimité politique du nationalisme palestinien ? Oslo a, de ce point de vue, représenté une véritable révolution des mentalités que traduit bien l’adhésion persistante des Israéliens à la solution des deux États côte à côte, mais une solution qui semble davantage synonyme de séparation que de réconciliation. Quant au travail remarquable des "Nouveaux historiens" israéliens, qui a permis de remettre en cause l’un des mythes fondateurs du sionisme, quel effet réel a-t-il eu sur la perception de l’Autre, alors que le bouclage systématique des Territoires occupés dès la seconde moitié des années 1990 et le recours à une main d’œuvre immigrée d’Extrême-Orient ont progressivement rendu invisible le Palestinien déshumanisé et bientôt entièrement réductible à la figure du terroriste ?
Lorsque Benny Morris, un des principaux promoteurs de la nouvelle histoire, qui a largement contribué à révéler la responsabilité directe des Israéliens dans le départ des Palestiniens des territoires conquis en 1948, déclenche récemment une polémique en déclarant en substance dans Haaretz qu’Israël aurait dû à l’époque parachever le travail et transférer tous les Palestiniens de l’autre côté du Jourdain (une idée redevenue à la mode ces dernières années à en croire le nombre impressionnant d’autocollants au dos des voitures qui proclament simplement "Transfer Yes"), on mesure à quel point un abîme s’est creusé entre les deux peuples depuis le déclenchement de la seconde Intifada et la politique de délégitimation / guerre totale menée contre les Palestiniens par Barak puis Sharon. Mais aussi à quel point le modèle de l’État ethnique au fondement du sionisme (l’"État des Juifs" de Herzl) conduit bien à cette logique de la séparation: avant que Sharon ne décide de la mettre en œuvre, c’est bien le Parti travailliste qui eut l’idée du mur comme solution définitive à la "question palestinienne".
C’est là qu’on rejoint la contradiction inhérente au projet sioniste dans son rapport à la judéité. Si le sionisme est le projet de réunir au sein d’un même État l’ensemble des Juifs dispersés de par le monde, alors il constitue une promesse irréalisable, donc indéfiniment réitérée, qui suppose une relation des plus ambiguës avec les diasporas juives, notamment celles des grands pays occidentaux. Car Israël a besoin de leur soutien, donc de leur maintien en dehors du foyer national, tout en jouant avec l’identification sentimentale qu’il suscite chez ces "sionistes par procuration".
Les diasporas représentent alors un pôle déterminant au sein d’une configuration triangulaire où elles occupent une position-relais entre Israël et les opinions publiques occidentales. C’est de l’Occident qu’Israël tire historiquement sa légitimité, et l’image projetée à l’extérieur est une des composantes essentielles de la politique israélienne. La "communication" gouvernementale tend ainsi à étendre la vision paranoïaque du monde, en présentant le monde juif à l’extérieur en proie à un antisémitisme renouvelé, dissimulé sous le masque de l’anti-sionisme.
Cette stratégie de l’amalgame a su trouver des relais efficaces, en France et aux États-Unis notamment, où les institutions censées représenter les communautés juives ont alimenté l’inquiétude compréhensible d’une majorité de leurs membres tout en confortant l’idée d’une adhésion des Juifs de la diaspora à la politique israélienne. Dans ce contexte, les prises de position de certains intellectuels médiatiques et de responsables politiques surjouant la vigilance contre l’antisémitisme ont contrarié l’émergence d’une expression juive critique à l’égard de la politique israélienne et achevé de détruire toute possibilité de position nuancée.
Pour notre part, non seulement nous ne céderons pas au chantage auquel certains cherchent à soumettre le débat français sur ces questions, mais nous continuerons à consacrer une place très certainement disproportionnée - au regard d’une justice abstraite - au conflit israélo-palestinien. Nous sommes convaincus qu’Israël devrait être un État comme les autres, ce qui signifie essentiellement deux choses: que les Israéliens devraient eux-mêmes s’en convaincre, faire le bilan sincère et réaliste de leur hybris coloniale, commencer à respecter le droit international et cesser de prétendre qu’ils sont au-dessus de toute critique parce que le monde entier - éternellement et métaphysiquement judéophobe - serait obsédé par la destruction d’Israël; que le monde arabo-musulman, sans pour autant abandonner les Palestiniens à leur sort, devrait lui aussi accepter cette souhaitable et légitime normalité d’Israël et cesser de promouvoir une culture de récrimination haineuse et stérile en projetant ses fantasmes d’impuissance sur l’État juif ou en attribuant la somme de ses échecs retentissants à un éternel complot américano-sioniste.
Bien entendu, aucun État n’est exactement comme les autres, et tout phénomène historique concret, sionisme inclus, est exceptionnel dans son genre. Ce dossier est précisément consacré à explorer les dimensions de cette exceptionnalité. Mais nous ne croyons pas plus à l’exceptionnalité morale positive ou négative d’Israël que nous ne nourrissons d’idées romantiques ou messianiques sur les vertus du nationalisme palestinien, qui a peut-être tous les défauts qu’on lui prête sans que cela ôte quoi que ce soit à la légitimité de ses revendications fondamentales.
Nous ne sommes pas morbidement obsédés par le sort et les agissements héroïques ou pervers, au choix, des populations juives ou arabes installées entre la Méditerranée et le Jourdain. Mais nous récusons d’avance la fausse naïveté et l’indignation factice des demi-habiles qui nous reprocheront un intérêt excessif et suspect pour ce petit coin du monde - alors qu’il y a, disent-ils, tant d’autres injustices sur la planète, des plus sanglantes et des bien plus scandaleuses. Car il est une chose que ces demi-habiles savent aussi bien que nous: pour des raisons historiques et symboliques évidentes, le fait est que la crédibilité d’un ordre mondial plus juste est fortement liée au destin politique et diplomatique de ce "petit coin du monde" où se nouent dans une étreinte pathétique les contradictions de l’Occident et celles, non moins féroces, de l’Orient.
Editorial de la Revue Mouvements N° 33/34 "LE SIONISME EST-IL MORT ?" (Editions Autrement)
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La justice se résume simplement: œil pour œil. Ou, pour généraliser, ce que tu me
prends, je te le prends. Prendre, détruire, voler, ce que l'on veut. L'autre nom de la
justice c'est la réparation: si un tiers me crée un dommage, il me doit une compensation
à proportion du dommage causé. Il y a un gars bien sympathique, un dénommé René Girard,
qui appelle ça la «réciprocité violente». Comme il est gentil, il trouve que ce n'est pas
bien, la «réciprocité violente». En outre il fait une fausse analyse du pourquoi de cette
règle simple, comme quoi que les gens sont jaloux les uns des autres alors il y en a qui
veulent tuer le type que c'est qu'ils sont jaloux et tout et tout alors c'est pas bien
mais heureusement Notre Seigneur Jésus-Christ il est venu sur la Terre et il a dit
aimez-vous les uns les autres et depuis c'est super-chouette ! Idiot. Complètement
idiot. Moi, le type qui me vole mon auto-radio, je ne l'aime pas et même, je le déteste.
C'est un salaud. Donc, je veux qu'il répare le dommage direct, et en plus qu'il soit puni
à proportion du dommage moral qu'il m'aura causé. C'est comme ça. Je ne suis pas gentil
et je me contrefiche de Notre Seigneur Jésus-Christ: on me dit qu'il est retourné d'où il
venait, tant mieux. On me dit aussi qu'un de ces quatre il reviendra sur la Terre. Vous
savez quoi ? Si je le vois et que je le reconnais, je lui dirai: retourne chez toi,
ici on n'aime pas les escrocs. Mais quand je lui dirai ça, je vérifierai d'abord qu'il
n'y a personne derrière moi, car qui dit escroc dit comparse.
J'aime les gens, mais à proportion de ce qu'ils m'aiment; ces gens-là, je dis qu'ils
sont aimables. Et bien, je trouve que bien des gens ne sont pas aimables. De ce fait, je
ne vois pas pourquoi je les aimerais. Je les supporte, ce qui est déjà bien, je trouve.
Il y en a, je vous jure, ils sont insupportables. Et pourtant, je les supporte. Et
bien, je trouve ça méritoire. Maintenant, ne me demandez pas d'aimer ni même de supporter
le salaud qui m'aura volé mon auto-radio, il y a des limites à tout. Le type qui se prend
une claque et qui tend l'autre joue pour s'en prendre une deuxième, je dis que c'est un
pervers, ou plutôt, non, c'est un masochiste. Le gars, il fait ce qu'il veut, moi, si je
me prends une claque, le mec qui me fait ça, ou même la nana, ils se prennent mon poing
dans la gueule en retour, pour leur apprendre la politesse. Et si c'est un mec, en plus
c'est sûr qu'il se prendra un coup de genou à l'entrejambe, comme ça je suis sûr qu'il ne
me rendra pas ma «leçon de vie»…
Il ne faut pas croire, je suis un brave gars, je suis poli, serviable, ouvert et
sympathique, et pas violent du tout. C'est juste que, si on me marche sur les pieds, je
ne suis pas du genre à dire «Merci, vous pouvez le refaire s'il vous plaît ?» Je
demande à la personne de s'excuser, et c'est là que parfois ça dégénère, la personne, au
lieu de le faire, commence à m'insulter, à me traiter de pédé ou d'enculé (ces gens-là
ont un imaginaire et un vocabulaire limités en général) et à me dire «Tu veux mon poing
dans la gueule, salope !» Moi non, je ne veux pas leur poing dans la gueule, alors,
je m'écarte préventivement ou au contraire me rapproche assez pour qu'elles n'aient pas
l'espace suffisant pour mettre leur menace à exécution. Le plus souvent, ça suffit, elles
s'énervent toutes seules, puis elles s'éloignent en me disant un truc du genre, «Toi, si
j'te r'vois, j't'aurai, 'spèce d'enculé d'mes deux !» Ce qui ne m'émeut guère. Mais
il y en a qui insistent, et ils tentent de me donner un coup, de poing ou de boule. Comme
je me méfie, je pare, et là, ils s'aperçoivent d'un coup que je fais 104 kg et 1,87 m. et
quand on se prend ça sur le paletot, ça fait mal. En général, ça les calme. Et des fois,
ça ne les calme pas. C'est seulement dans ces cas que j'en viens à l'extrémité exposée,
le poing dans la gueule et le genou dans les couilles. Dès lors, il m'indiffère que la
leçon leur ait profité ou non. Parce que, vous savez, il m'est arrivé de voir des gars
comme ça, la figure en sang, les mains réunies au niveau de l'aine, pliés en quatre par
la douleur, qui continuent, par terre, là, devant moi, à me dire, «Toi j'vais t'tuer,
salope ! Enculé d'ta mère ! J'vais t'tuer !» Il y a des gens qui ont une
faible prise sur la réalité. C'est ainsi.
Tout le monde n'est pas comme moi. Je veux dire, il y a beaucoup de gens qui ne font
pas plus d'1,85 m. et plus de 100 kg., et qui ont peur d'en venir aux mains. Et ceux-là,
ils peuvent se prendre des mauvais coups de la part de ces mauvais coucheurs. C'est pour
eux que la justice est faite. Pour les gens comme moi, en général ça va tout seul, on
règle nos problèmes nous-mêmes. Et on évite de se metttre en situation de ne pas pouvoir
se défendre. Je ne dis pas que c'est toujours le cas, je me souviens de trois ou quatre
occurences où ça a failli mal tourner pour moi, dont une où j'eus le désagrément de me
faire tabasser. Mais bon, ça ne va jamais trop loin, la seule fois où j'ai eu peur pour
ma vie, c'est celle où un type m'a mis un couteau sous la gorge. Là, c'est sûr, je suis
resté bien calme, bien gentil, j'ai tenté de le raisonner et surtout, j'ai attendu que
ses «copains» le calment, lui enlèvent son arme, et bien évidemment, à la fin, le
massacrent. Le pauvre, il n'était pas beau à voir, il eut mieux valu qu'il eut affaire à
moi: je n'aurais jamais été aussi violent que ses «copains». Des vrais sauvages. J'ai
même du les calmer, tellement ils y allaient fort, j'ai craint qu'ils ne lui provoquent
des lésions irréversibles. C'est ce qu'on appelle «la loi du groupe»: celui qui ne se
comporte pas comme il faut, «ceux de la bande» le «corrigent» pour le «remettre dans le
droit chemin». Le truc c'est de bien choisir sa bande: quand on entre dans une bande de
violents, la correction va avec. C'est un choix. Je préfère les bandes pacifiques.
Les bandes. Ce qui se passe en Palestine actuellement peut se décrire ainsi: deux
bandes violentes se disputent le pouvoir dans le quartier. Les autres habitants n'ont
rien à faire dans leur querelle, mais les membres de ces deux bandes ont des liens
familiaux avec tels et tels du quartier; du coup, les familles de la bande à
“n'a-qu'un-œil” tendent à défendre sa position, et les de la bande à “l'aveugle”
défendent sa position. C'est idiot, ils feraient mieux de faire le ménage chez eux et de
calmer les violents «de leur camp». Malheureusement, deux phénomènes se cumulent pour ne
pas aller vers cette solution: la fâcheuse tendance à pardonner à celui qui est de sa
propre famille et à ne pas pardonner à celui qui est d'une autre famille, et la peur des
réactions des violents de sa famille. Ils n'ont pas tort sur le second point, car la
violence est aveugle ou à tout le moins elle est borgne: si vous essayez de convaincre un
violent de ne pas l'être et qu'il considère que vous n'êtes pas «de la bande», il n'ira
pas voir si vous êtes «de la famille» ou non, il vous tapera dessus tout pareil. Vous, je
ne sais pas, moi, comme expliqué, je n'aime pas qu'on me tape dessus. Mais si ça arrive,
je n'irai pas au commissariat du coin pour pleurnicher sur le méchant pas gentil qui m'a
fait du mal, je lui foutrai mon poing dans la gueule.
Je n'ai pas peur de la violence car je n'ai pas peur des conséquences de ma propre
violence: les rares fois où j'en ai fait usage furent en réponse à une violence initiale
injustifiée. La mienne était au contraire justifiée. Une seule fois dans ma vie d'adulte
j'ai commis un acte de violence injustifiée, et depuis trente ans que je le fis j'en ai
encore le remords. Pourtant, ce ne fut pas grand chose, une claque un peu trop appuyée,
mais j'en ai le remords. Je pense que je l'aurai toute ma vie. Et c'est bien, ça me sert
de guide pour déterminer si je dois ou non avoir une réponse violente à une provocation.
La réponse, depuis, a toujours été: non. Je ne m'autorise la violence, et de manière
assez limitée, que dans les cas où je subis non pas une provocation mais une violence
réelle. Comme je le raconte plus haut, en général ça en reste au niveau de la violence
verbale, mais si ça doit aller plus loin je n'en ai pas peur. Comme on dit, chien qui
aboie ne mord pas, en général, le type qui vous dit, «toi j'vais t'tuer !» ne le
fera pas, c'est un lâche qui crie mais n'agit pas, sauf s'il a la certitude que sa
violence ne lui reviendra pas dans la figure sous la forme de mon poing. Et c'est une
certitude difficile à obtenir. Cela dit, il y a des chiens présomptueux qui parfois ne se
contentent pas d'aboyer et se jettent sur vous pour vous mordre. C'est idiot: dès lors
qu'ils vous ont informé de leur agrssivité, vous êtes en position de défense, et chacun
le sait, le défenseur est toujours en meilleure position que l'attaquant. Il n'y a rien
de plus facile que de maîtriser un chien hargneux: vous le prenez au col et vous serrez
jusqu'à ce que l'asphyxie ainsi provoquée le ramène à une situation où il s'intéressera
beaucoup plus à sa propre survie qu'à votre éventuel décès. Après ça, si vous le relâchez
il se peut qu'il continue à aboyer, mais ça n'aura guère d'effet.
Les deux seules situations vraiment dangereuses sont celles où l'on a affaire à une
bande de chiens et celles où on a affaire à un loup. Les loups n'aboient pas quand ils
attaquent, pas si bêtes, prévenir sa cible qu'on veut lui faire subir un mauvais sort
c'est la mettre sur la défensive et — voir plus haut. De cela on ne peut se prémunir.
Voyez cette histoire de la tuerie de Tours: le dénommé Jean-Pierre Roux-Durraffourt
n'était pas du genre à aboyer, il a tranquillement sorti son arme et tiré. vous ou moi
aurions été dans les rues où il a fait ça, on n'y aurait pas pu grand chose, on se serait
fait tirer comme des lapins sans même savoir d'où ça venait. Avec les bandes de chiens
c'est autre chose, ceux-là on les voit venir de loin mais il y a l'effet de nombre. Sans
vouloir me vanter, je pense être capable de faire mon affaire d'une bande de trois ou
quatre chiens mais au-delà ça devient problématique, ils sont trop nombreux pour qu'on
puisse manœuvrer de manière à les avoir tous dans son champ de perception.
«Faire son affaire» d'une bande n'a pas le sens qu'on peut imaginer: dans les films,
quand un type seul se bat contre trois ou quatre autres, il en élimine un, les autres
insistent, il en élimine un deuxième, puis un troisième, puis le dernier, mais entretemps
les autres se sont relevés et reviennent à la charge, et ça ne se termine qu'au moment où
il les a tous assommés. Dans la vie ça se passe autrement: vous en séchez un méchamment,
et il ne se relève pas. Ce qui fait réfléchir les autres. Ou vous vous mettez dans une
position où un seul adversaire à la fois peut vous atteindre et vous sortez une arme:
dans ces cas, même pas besoin d'en éliminer un. Puis il y a la question des bandes de
plus de quatre personnes. Savez-vous ? Les meutes sont cruelles, elles n'hésitent
pas à sacrifier un ou deux membres à l'intérêt du groupe, pour autant que le but fixé
soit atteignable. Un ou deux ou des dizaines ou des centaines ou… Bref, un nombre
parfois important de membres, pour autant que ce soit dans une proportion «acceptable».
Si vous êtes seul et que avez affaire à, disons, vingt personnes, probablement la
«proportion acceptable» sera entre un quart et la moitié du total, ça dépendra du mode
d'élimination: si vous vous contentez de les assommer la proportion monte, si vous les
tuez elle baisse.
Il y a aussi la question de la configuration: formez trois bandes de mille violents et
incitez-les à exercer leur violence. La première, vous l'organisez en corps massif, un
groupe compact de cinquante rangs de vingt violents; vous éliminez le premier rang, puis
le deuxième, puis le troisième; ça donnera à réfléchir aux suivants, qui verront devant
eux une masse de corps inanimés. Dans ce premier cas, probablement la bande renoncera
après 15% à 25% de pertes. La seconde, vous la mettez sur une ou deux lignes; là, les
membres de la bande ont une perception latérale des pertes, et il faudra monter à un
niveau bien plus significatif pour les débander, disons, 50% à 75% de pertes. Enfin, vous
formez la troisième bande en brigades de trois à cinq membres qui ne sont pas en contact
les unes avec les autres; cette fois, chaque brigade connaît le nombre initial de membres
mais ne sait pas, à un moment donné, combien sont encore sur le terrain; chacune pensera
qu'il en reste toujours un nombre suffisant pour mener le projet qui motive la violence
qu'elle exerce à bien, et chacune est prête à se sacrifier «jusqu'au dernier» pour la
réussite du projet. Conclusion: il faut les éliminer tous. Le troisième cas est ce qu'on
appelle la guerrilla, la «petite guerre», non parce qu'elle est petite globalement, mais
parce qu'il y a autant de «guerres» que de brigades, chacune menant sa «petite guerre»
indépendamment des autres brigades. Ce genre de guerre est sans fin. Et c'est ce qu'on a
en ce moment en Palestine.
Remarquez que c'est valable des deux côtés: certes, côté israélien on «aligne» une
armée régulière, sauf justement qu'on ne l'aligne pas, il y a des «unités combattantes»
réparties un peu partout sur le territoire supposément ennemi et qui ne sont pas en
contact les unes avec les autres; il y a aussi des supposés «francs-tireurs» qui ont pour
consigne de tirer sur tout ce qui est suspect, et ma foi, «en territoire ennemi» même les
fillettes de quatre ans sont suspectes. Enfin, il y a des «corps libres», les colons
organisés en milices d'auto-défense. Israël mène une guerre de guerrilla contre un ennemi
imaginaire. Cette confrontationn ne peut cesser que par la disparition totale de l'un ou
l'autre des «adversaires», ou des deux. Il y a bien sûr une solution à cette crise: que
les deux camps renoncent à savoir «qui a commencé». La seule vraie question n'est
pas celle-là mais bien plutôt: qui dira en premier, les gars, fini de jouer, on arrête,
on discute le bout de gras et on décide de ce qu'on fera après.
Bien sûr, ça n'est pas si simple, et on le voit très bien en ce moment avec ce qui se
passe: les gouvernements actuels en Israël et dans les territoires occupés ont décidé de
siffler la fin de la partie, avec ce «léger» problème que personne n'a «gagné». Et on se
retrouve dans le cas que j'évoquais: les violents ne sont pas contents, mais cette fois
ils en veulent à leur propre camp. Ils en veulent aux “traîtres”. La dégradation
des tombes des Rabin et d'Hertzel est significative, de ce point de vue, parce qu'elle ne
peut qu'être le fait de supposés “juifs” qui veulent punir leur pays de sa “trahison” en
s'en prenant aux symboles fondateurs de la situation originelle (Hertzel) et actuelle
(les Rabin). Le conflit israélo-palestinien vous a paru difficile ? Je puis vous
dire qu'il n'était rien par rapport à celui que devra affronter chaque camp avec ses
propres violents. C'est que, voyez-vous, il est beaucoup plus facile de contrôler un
adversaire qui est «un autre» qu'un adversaire qui est «le même».
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