Début : 15/02/02 16:49 C' est-à-dire, souvent. Comme je suis consciencieux, je m'astreins à lire même les textes les plus prévisibles, au cas où je me tromperais. Mais non, inévitablement ce qui est prévisible se réalise. Encore une fois, je vais m'astreindre à lire une chose écrite d'avance, puisque ce texte a pour base de départ que « certaines guerres sont nécessaires », ce qui peut être vrai, et pour prémisses que « la Guerre contre le Terrorisme » version George W. Bush appartient à la catégorie « guerres nécessaires », chose bien moins assurée. On peut sans grand risque de se tromper faire l'hypothèse que le texte en question participe de l'idéologie en vogue depuis le 12 septembre 2001, le fameux « Choc des Civilisations », version « Menace Islamiste ». On verra. La gauche critique.Il y a plusieurs manières d'aborder une question, mais ces manières peuvent se réduire à cinq cas généraux : les imbécillités, la propagande, les réflexions d'ordre philosophique, les textes généralisants et ceux de circonstance. Celui dont je parle ici, publié dans le quotidien Le Monde daté du vendredi 15 février 2002, et intitulé (probablement par le périodique) « Lettre d'Amérique, les raisons d'un combat », appartient à la dernière catégorie mais veut se donner l'apparence de participer de celle généralisante, résultat, elle sombrera dans la catégorie propagande. Oui, un texte de circonstance qui ne s'assume pas et veut donner à croire que sa portée est d'ordre général, non contextuelle, amène ses auteurs à torturer un peu la réalité pour la faire rentrer dans la logique du texte ; le ou les rédacteurs sont amenés à « analyser la situation » d'une telle manière que leur texte de circonstance apparaîtra donc un texte « de portée générale » et non lié à l'actualité — ou plus précisément, un texte qui s'appuie sur l'actualité pour développer des idées de portée générale. En outre, les textes circonstanciels à vertu supposée généralisante tendent à se parer de la distance des textes à portée philosophique, ce qui les fait sombrer dans l'imbécillité. Du fait, le ou les rédacteurs d'une part vont sombrer dans une forme de propagande, gauchissant les faits pour les adapter à leur « analyse », d'autre part deviennent prévisibles, il suffit de considérer le thème général, la situation effective et les visées du texte pour se faire une idée assez juste du discours général. Dès lors, à quoi bon lire ? J'ai au moins deux raisons : tout texte vaut d'être lu et, si l'on veut pouvoir critiquer quand dans une discussion « le texte des intellectuels américains publiés par Le Monde » vient sur le tapis, mieux vaut l'avoir lu que d'en parler par préjugés. Mon titre, hélas, se révèle souvent vrai, et même les personnes qui approuvent les textes de ce genre devraient s'en rendre compte. Elles s'en rendent compte. Pour les textes qui ne vont pas dans le sens de leurs préjugés. Mais sont incapables de le voir lorsqu'un écrit va dans leur sens. Personnellement, je n'ai pas de préjugés fixes, je veux dire, je ne considère pas a priori que certaines personnes, certains groupes, certaines nations font ou feront les choses bien parce qu'étant « de mon bord » — je n'ai pas de bord. Si l'on veut me catégoriser, disons que je suis « de gauche », quelque chose comme un « anarchiste de centre-gauche », mais comme la catégorie n'existe officiellement pas, vous comprendrez que je n'appartiens à nul groupe ou courant. Je suis « de gauche » parce que, quoi que je sois, je ne peux être « de droite », donc je me classe par défaut « de gauche », cela dit, je ne suis proche, en fait ou en idées, d'aucun groupe réputé de gauche ; je ne peux être « de droite », ce qui ne rend pas confortable de me définir comme « plutôt de gauche » : si l'on considère la période allant de 1875 à 1958, on ne peut guère se montrer fier des politiciens de gauche : la grande expansion coloniale de la France, c'est la gauche, les conditions sordides de la décolonisation, notamment les peu glorieuses guerres d'Indochine et d'Algérie, c'est essentiellement la gauche ; les élus de gauche furent bien peu nombreux à refuser « l'Union Sacrée » en 1914, et bien nombreux pour voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, et encore assez nombreux pour les pleins pouvoirs à de Gaulle en 1958, quant à la période récente, la dernière décennie il est devenu plus que difficile de différencier la droite et la gauche dans leurs pratiques et leurs discours. Vous pourriez conclure de mes propos que je ne suis pas vraiment « de gauche », tout en n'étant pas « de droite », problème, les seuls à se dire « ni de droite ni de gauche » sont les extrémistes, de droite ou de gauche, et quand à me dire « centriste », vu ce qu'on trouve sous ce qualificatif, non merci. Bref, on dira que je suis de gauche, sans affiliation particulière, avec une vision critique quant à ce qui se proclame « de gauche » et un certain recul quant aux prises de positions circonstancielles. Comme celle indiquée plus haut. Une lettre d'Amérique.Avant de la lire, je m'en vais vous exposer mes préjugés. J'ai connu cette lettre avant même d'acheter Le Monde, par les revues de presse et journaux de France Culture et France Inter. Revues et journaux, disons, plutôt modérés, ce qui consiste en ceci : le commentateur émet les doutes nécessaires quant aux motivations des rédacteurs, mais non quant au propos même. Dans ce cas, le revuiste ou le journaliste s'interroge pour savoir si ça ne provient pas de la « droite réactionnaire », constate que non, puis cite les parties les plus consensuelles du texte, les « déclarations d'intention ». Soumis à un tel traitement même un discours de Jean-Marie le Pen ressemblerait à une déclaration de Pierre Méhaignerie… Ce qui m'a tout de même permis de me faire une opinion préalable sur le contenu et les développements du texte : il s'agit d'expliquer que l'administration de M. Bush Jr. a bien raison de faire ce qu'elle fait car il est des circonstances où il ne faut pas hésiter à faire usage de la force pour réduire le Mal Absolu, et que les auteurs approuvent, contre leurs sentiments profonds, la Guerre contre le Terrorisme car elle amènera plus de Paix, de Bonheur et de Démocratie dans le Monde une fois terminée. Vous savez quoi ? Israël mène sa « guerre contre le terrorisme » depuis quarante ans, ce qui n'a amené ni la paix, ni le bonheur, ni la démocratie pour les « terroristes », et en plus, elle ne semble pas près de se terminer. La Guerre contre le Terrorisme est une chose impossible à gagner : plus on « terrorise les terroristes », comme dit Pasqua, plus les terroristes vous en veulent, plus ils se rallient de partisans et plus vous en subissez les conséquences — mais non vos dirigeants. Dans les discours, il y a des « guerres justes », dans la réalité aucune ne l'est, sauf la guerre de défense ; pour reprendre le cas d'Israël, le niveau d'insécurité y est proportionnel au niveau d'agressivité : plus le gouvernement mène une politique répressive à l'encontre des Palestiniens ou des Libanais, plus il en subit le revers, les attentats. Ariel Sharon, élu pour « amener la sécurité en Israël » mène la politique la plus « antiterroriste » depuis 1993, et il n'y a jamais eu autant d'attentats depuis 1993… D'où l'on peut en conclure que la seule manière d'arrêter le terrorisme est la négociation. Est-ce ce que nous proposent nos braves « intellectuels américains » ? A mon avis, non. Voyons. Une lecture commentée.Voici ma proposition : je disposerai mon texte sur deux colonnes, à gauche l'article publié par Le Monde, à droite mon commentaire à la volée ; vous aurez ainsi la possibilité de lire l'article, le commentaire, ou les deux concurremment. On reproche souvent aux critiques de manipuler leurs citations : vous faisant disposer de la totalité du texte, j'espère me préserver de cette critique.
Un commentaire après lecture.J'ai entre autres projets l'idée d'apprendre à mes semblables à pratiquer la lecture critique. « Critique » vient du mot grec kritein, qui signifie « discerner » ; faire une lecture critique consiste, non à critiquer ce que l'on lit mais à lire avec discernement. Je le disais au début de ce document, « même les personnes qui approuvent les textes de ce genre devraient [se] rendre compte [que les faits confirment (souvent) les préjugés]. Elles s'en rendent compte. Pour les textes qui ne vont pas dans le sens de leurs préjugés ». Parlant de « textes de ce genre », je ne visais pas les textes ayant l'orientation de celui-ci, mais ceux usant de procédés équivalents, qu'on peut désigner être de la « propagande ». Qu'est-ce que la propagande ?La propagande n'est souvent pas ce que l'on croit : ce qu'on en voit et que l'on désigne comme tel n'est pas de la propagande, puisque ça se voit ; on peut appeler ça de la « post-propagande », soit, l'argumentaire qu'on peut se permettre d'utiliser une fois les gens rendus « réceptifs » ; la propagande, ça se passe avant. Avant, après, autour, en-dessous, au-dessus, bref, n'importe où, mais ailleurs. En outre, savoir discerner une certaine « propagande entre guillemets » ou post-propagande n'induit pas qu'on sache lire ou écouter avec discernement, ça signifie simplement, le plus souvent, qu'on sait repérer de la post-propagande pour laquelle on n'a pas été endoctriné. Prenons le cas récent, auquel participe cette « lettre », de « l'Opération Justice Illimitée » rebaptisée… comment déjà, « Opération Escargot Rapide » ? Non, Opération… Ah ! quoi donc, déjà ? C'est tellement ancien ! Quatre mois… Je vais bien me souvenir… Dites, et vous, vous en rappelez-vous ? Probablement non. C'était… Le trou. Mais ça n'a pas d'importance. Ou plutôt si, ça a son importance : cette post-propagande là n'a pas fonctionné, on n'arrivait pas à adhérer, les termes en étaient mal pensés, le premier nom, très chouette mais trop radical, fut remplacé à la va-vite mais le nouveau nom n'a pas pris. Bon, je consulte ma collection de journaux et je vous dirai le « vrai » nom. Ah ! Je savais que c'était catastrophique : « Opération Liberté Immuable ». Tellement mal trouvé que quinze jours après son invention, les journaux ne l'utilisaient plus… Un nom pareil, comment voulez-vous qu'on s'en souvienne ? Ça ne veut rien dire, et en outre, le propre de la liberté est justement de muer. Bon, « Justice Illimitée » c'est pire : parmi les grandes avancées des démocraties vient le fait qu'on y limite la justice, dans l'espace, dans le temps et dans les personnes. Malgré tout, ça avait de la gueule, et ça disait quelque chose : nous pourchasserons les criminels jusqu'au bout, sans repos et sans fin. Pas très chrétien, mais très fédérateur. « Liberté Immuable », je trouve ça lamentable, « indigne d'une grande démocratie » qui dispose de 40 Mds$ par an pour payer des gens à lui faire un bon travail de (post-)propagande. Passons. Donc, prenons le cas de la ci-devant « Opération Liberté Immuable » : même les Français les plus favorables à la politique va-t-en-guerre de George W. Bush Jr et de ses conseillers trouvaient ses discours caricaturaux. Ou du moins, une partie de ses discours. Car, chose admirable, on pouvait l'entendre le même jour faire de grandes déclarations sur le ton général « Croisade du Bien contre le Mal », des déclarations à la presse plus mesurés mais assez virulents, et des discours « urbi et orbi » presque modérés. Chacun en retenait ce qu'il voulait : les « pour » privilégiaient le troisième genre, les « contre » le premier, et les « ni pour ni contre », bien évidemment le deuxième. Voici quelle « analyse » portait chacun de ces groupes : les « pour » expliquaient que le « vrai » discours de M. Bush était donc celui de troisième type, le second type en étant une version plus pugnace destinée à mobiliser le peuple américain, le premier type un discours « émotionnel » où il se laissait emporter par les sentiments ; tout à l'inverse, le « vrai » discours pour les « contre » était celui le plus rugueux, celui à destination de la presse en était la version édulcorée, celui « modéré » une « opération de propagande » destinée à rassurer les plus modérés de ses alliés ; pour les « sans opinion » c'était selon — le moment et leurs penchants : le discours « le plus vrai » étant celui de deuxième type, celui de troisième type apparaissait tantôt ce vers quoi tendait « le plus vrai », tantôt une version destinée à rassurer les alliés, celui de premier type, tantôt un « dérapage », tantôt « l'expression de ses sentiments profonds » ; sur la durée, les « ni pour ni contre » validaient cependant le discours moyen, expliquant les variations « hard » et « soft » par l'influence belliciste ou modératrice de ses conseillers, Donald Rumsfeld jouant le rôle du « faucon », Colin Powell celui de la « colombe ». Il y avait bien sûr deux autres groupes : les « ne se prononce pas » et les lecteurs/ auditeurs critiques. Des premiers, rien à dire, puisqu'eux-mêmes n'avaient rien à dire — ou au moins rien de pertinent — sur la question. Quant aux lecteurs critiques, ils savent comment fonctionne la propagande, et pour eux, il n'y avait pas trois discours mais un discours sous trois aspects : celui agissant sur la propagande interne « de base », celui destiné aux « couches cultivées » de sa propre population et aux « modérés favorables » des autres pays, réceptifs à la propagande « de second niveau », et le discours diplomatique, qui est toujours très modéré. Vous pourriez me dire qu'en tenant trois discours aussi peu compatibles entre eux il montre clairement à ses adversaires qu'il ment ; je vous répondrai, oui mais ça n'a aucune importance, puisque ce sont des adversaires. En fait, même s'il ne disait que la vérité, lesdits adversaires considéreraient qu'il ment ou qu'à tout le moins il dissimule quelque chose. La propagande n'est pas destinée à l'adversaire, elle est destinée à montrer où est l'adversaire. Vous pourriez aussi me dire, en tenant trois discours assez différents et parfois contradictoires, il risque de semer le doute chez ses partisans ou chez les personnes susceptibles de se rallier à lui, ce à quoi je vous répondrai que non, parce qu'ils sont conditionnés à « décoder le message » : les personnes réceptives à la propagande de base n'ont pas le niveau de réflexion leur permettant d'analyser les contradictions de son discours, et si même elles y prêtent attention, considérerons les discours de deuxième et troisième type comme des « artifices » destinés à rallier les « tièdes » à la « Cause » ; bien sûr, il y a une faille dans le « raisonnement », les trois discours sont publics, donc s'il y avait besoin de « rallier les tièdes » ceux-ci, effarouchés par les discours les plus va-t-en-guerre, ne se rallieraient pas. En fait, les « tièdes » sont ralliés d'avance. Malgré tout, pour qu'ils puissent accepter une certaine action, il faut justement la leur proposer dans une forme « acceptable » ; je vous connais bien, et je suis persuadé que vous vous posez la question : comment les « tièdes » peuvent-ils accepter le discours modéré alors qu'ils peuvent lire ou entendre celui radical ? Parce qu'ils rationalisent. Ils ont la même conception de la société que vous, soit, elle se compose surtout d'imbéciles à qui l'on doit offrir un discours très brut et très brutal pour qu'ils comprennent quelque chose et se bougent le tralala, donc, le « vrai » discours est celui de deuxième ou de troisième type, celui de premier type étant destiné à tous ces bourrins qui ne marchent qu'au fouet. Le discours de troisième type n'est pas à proprement parler propagandiste, c'est quelque chose comme le côté « relations publiques » : il faut donner un « dossier de presse » présentable à l'extérieur, non pas pour les démocraties, où la presse est libre, mais pour tous ces régimes autoritaires et toutes ces dictatures où l'on a plutôt mauvaise opinion des pays développés : il ne s'agit pas vraiment de convaincre son propre peuple, mais de pouvoir concilier un discours plutôt défavorable aux démocraties riches avec une action qui leur est plutôt favorable, de pouvoir « garder la face ». C'est le rôle même de la diplomatie que de trouver le moyen, pour toutes les parties concernées de garder la face, de donner l'apparence d'être en accord avec ses principes, quels que soient ces principes. Je ne suis pas sûr de vous avoir convaincu, alors, un peu d'introspection : comment avez-vous vous-même réagi relativement aux discours de George W. Bush dans les deux premiers mois ayant suivi les attentats du 11 septembre 2001 ? « Comme moi », c'est : tiens ? Encore une opération de propagande du genre « il y a des guerre juste et la mienne l'est ». A considérer que, même si défavorable à toute guerre, je ne suis pas certain qu'il n'y en ait de justes : ça m'étonne parce que, pour qui se trouve sous les bombes, la « justice » ou au moins la justesse d'une guerre ne doit pas apparaître, mais il se peut qu'il y en ait ; à considérer encore que celle en cours, je ne préjuge pas de sa justice ou justesse : comprenez que ce qui m'intéresse n'est pas de savoir si cette guerre est juste ou non, mais d'analyser comment fonctionne la propagande. Parce que, voyez-vous, faire de la propagande n'est pas synonyme de « mentir au peuple pour lui faire accepter l'inacceptable », ça, c'est l'analyse qu'en donne la contre-propagande : ce qu'on appelle propagande est la méthode normale, pour une société, de se mobiliser, d'activer les conditionnements nécessaires pour, en cas de crise, faire que les membres de la société agissent « comme un seul corps » ; ce mode de mobilisation ne devient inquiétant, « pathologique », que quand il est activé en permanence, comme ce fut le cas en Allemagne sous le régime nazi ou, moins violemment mais plus longtemps, en Union soviétique — et même dans la Russie actuelle —, et comme c'est encore le cas en Chine. Cela posé, il faut quoi qu'il en soit toujours se méfier lorsque l'on constate qu'on se trouve dans une phase de « post-propagande » ou, pour dire mieux, de propagande active ou de phase d'activation des conditionnements sociaux de mobilisation. La « Lettre d'Amérique » dans le contexte « guerre contre le terrorisme ».Je ne sais pas s'il y a des « justes guerres », et je ne sais pas si celle-ci en fait partie, mais je commence à me former mon opinion. Qui consiste en ceci : la fin de cette guerre pas vraiment commencée — l'opération en Afghanistan n'est guère plus qu'une « opération de police » menée avec les moyens de la guerre — est peut-être juste, mais sensiblement les moyens mis en œuvre ne sont pas adaptés à cette lutte-là. En fait, les États-Unis, et donc les pays qui les suivent dans leur « lutte » actuelle, font la même erreur d'analyse que tous les pays soumis au terrorisme : ils le voient comme une cause, alors que c'est un effet. En voulant « faire la guerre au terrorisme » il ne s'attaquent donc qu'à l'effet, mais tant que la cause persistera, l'effet persistera ; à court terme ils « remporteront des succès dans leur guerre contre le terrorisme », phrase typiquement propagandiste qui, traduite, donne : ils parviendront temporairement à faire cesser l'effet. Mais non la cause. A moyen terme, « la paix sera restaurée », traduction : les terroristes potentiels élaboreront pendant une durée indéterminée de nouvelles méthodes d'attaque pour contourner les nouvelles méthodes de contre-terrorisme mises en place par ceux qu'ils considèrent être leurs adversaires. Ai-je besoin de vous dire ce qui arrivera à long terme ? Je serais le peuple américain, je crois que j'essaierais de réfléchir au moyen de m'attaquer à la cause réelle, parce que dans cinq, dix, quinze ou vingt ans, les attentats du 11 septembre 2001 risquent de leur apparaître comme une bombe au TNT comparée à une bombe au plutonium, relativement aux attentats qu'ils subiront à ce moment-là. Pour dire les choses, le premier attentat contre le World Trade Center en 1993 a fait l'effet d'un pétard ; le second, en 2001, a effectivement fait l'effet d'un bombardement « classique » ; quel sera l'effet de l'attentat contre New York en 2009 ? Bon, ceci n'est pas mon sujet, simplement, je voulais vous faire comprendre qu'une analyse un tantinet sérieuse de la situation montre clairement que la solution pour empêcher le terrorisme, plus précisément, ce type de terrorisme (car ce qu'on peut appeler le terrorisme endémique et artisanal est impossible à « éradiquer » : il y aura toujours, dans toute société, des gens assez vindicatifs pour poser des bombes ou tirer dans la foule), organisé, méthodique et très dangereux n'est pas de s'y confronter directement. Pour au moins deux raisons, outre celle énoncée que calmer l'effet ne résout pas la cause : ce n'est pas en éliminant les éléments les plus visibles d'une organisation terroriste qu'on élimine l'organisation même, et, s'attaquer aux terroristes les confirme dans la justesse de leur combat, puisque « l'adversaire veut les anéantir », donc il est bien « au service du mal ». Que « l'analyse » des terroristes soit aussi défectueuse que celle des leurs attaquants importe peu, dans leur conception du monde comme dans celle des États-Unis c'est « la guerre du bien contre le mal », simplement, ils ne mettent pas « le bien » et « le mal » du même côté. Dans cette « Lettre d'Amérique » il y a une bonne analyse : « Nous savons aussi que la frontière entre le bien et le mal n'est pas une frontière entre deux nations, encore moins entre deux religions ; c'est une ligne de démarcation tracée dans le cœur de chaque être humain ». Je suis un peu rétif aux formules bondieusardes, non parce qu'elles sont fausses, mais parce qu'en général les utilisent des sophistes, qui vous assènent des bonnes formules de catéchisme dans la première ou la deuxième période de leur péroraison, pour en « déduire » tout le contraire dans la troisième ou la quatrième. Ce texte en est la parfaite illustration : la citation sur « le bien et le mal » se trouve au tout début de la partie « Une guerre juste ? » ; laquelle, après un développement oiseux sur ce qui définit la « guerre juste » et un développement cauteleux sur les religions, se conclut sur une description de « l'islamisme radical » qui en fait clairement le mal absolu. Sans le dire certes, mais avec un tel luxe de détails effrayants qu'on ne peut guère en conclure autre chose. De même, « notre camp » n'est pas « le bien absolu », mais « nous affirmons solennellement d'une seule voix qu'il est crucial pour notre nation de gagner cette guerre. Nous combattons pour nous défendre, mais nous croyons aussi nous battre pour défendre les principes des droits de l'homme et de la dignité humaine qui sont le plus bel espoir de l'humanité. Un jour, cette guerre finira. Quand nous en serons là — et, à certains égards, même avant — un grand effort de réconciliation nous incombera. Nous espérons que cette guerre, en mettant fin au fléau mondial, pourra accroître les possibilités de fonder la communauté mondiale sur la justice ». Conclusion : la « ligne de démarcation tracée dans le cœur de chaque être humain » se révèle une ligne de démarcation entre « le mal absolu » et son contraire… Pour citer encore le même passage, je disais avant lecture de « la Lettre d'Amérique », « [je me suis fait] une opinion préalable sur le contenu et les développements du texte : il s'agit d'expliquer que l'administration de M. Bush Jr. a bien raison de faire ce qu'elle fait car il est des circonstances où il ne faut pas hésiter à faire usage de la force pour réduire le Mal Absolu, et que les auteurs approuvent, contre leurs sentiments profonds, la Guerre contre le Terrorisme car elle amènera plus de Paix, de Bonheur et de Démocratie dans le Monde une fois terminée ». Après lecture, mon opinion est inchangée. Je comptais dire dans l'introduction que le trait commun à toutes les propagandes fallacieuses est de raconter que « aujourd'hui tout va mal et on paie le prix fort pour nos erreurs passées, mais si nous agissons tous ensemble pour lutter contre le Mal, demain on rase gratis ». C'est ça, demain on rase gratis. Problème, c'est toujours demain, jamais aujourd'hui. N'ayant pas vécu les siècles passés je ne peux qu'imaginer, mais a priori, ça a toujours été « demain on (–––) », demain, plus tard, l'année prochaine, « dans les siècles des siècles », « au jour du Jugement » ou à la Saint-Glinglin, mais pas aujourd'hui. Là, « nous espérons que cette guerre, en mettant fin au fléau mondial, pourra accroître les possibilités de fonder la communauté mondiale sur la justice ». J'ai un malaise : pour la partie de l'histoire de l'humanité que je connais le mieux, les soixante dernières années, les guerres des États-Unis et de leurs alliés eurent toutes pour but de « [mettre] fin au fléau mondial », qui fut successivement le nazisme, le communisme, l'islamisme chiite, Saddam Hussein, Milosevic, désormais l'islamisme sunnite, et promirent de « fonder la communauté mondiale sur la justice » ou équivalent — à l'époque de la « Guerre du Golfe », il s'agissait d'« instaurer un nouvel ordre mondial », or le monde n'a jamais été aussi désordonné que depuis. J'ai comme qui dirait l'impression que mon barbier continuera un certain temps à se faire payer… Le thème supposé de cette partie est, que vient faire la « Lettre d'Amérique » dans le contexte « guerre contre le terrorisme » ? D'après moi, tenter de « rattraper le coup ». Contrairement à la « Guerre du Golfe », aux guerres yougoslaves, à « l'Opération Restaurer l'Espoir » en Somalie, les États-Unis n'arrivent pas à mobiliser l'opinion publique européenne en faveur de « l'Opération — quoi déjà ? Ah oui — Liberté Immuable ». Et ce n'est pas qu'une question de slogan. D'ailleurs, ladite opération a depuis été nommée plus sobrement « Guerre contre le Terrorisme », thème rassembleur s'il en fut. Ce n'est pas que cette opinion publique soit contre le fait que les États-Unis s'engagent dans cette guerre, ce n'est pas non plus qu'elle soit pour. En réalité, elle s'en fiche. Par contre, et de plus en plus nettement, elle est contre l'engagement direct des pays européens dans ce conflit, et même contre un soutien actif de ses gouvernements. Il y a le discours des médias selon lequel les États-Unis, de toute manière, comptent mener cette guerre seuls et à leur manière, et la réalité : sans le soutien actif des pays européens et l'engagement militaire d'au moins une partie d'entre eux, cette « Guerre contre le Terrorisme » est vouée à l'échec. Dans les premiers temps, suite au choc ressenti après les attentats du 11 septembre 2001, il y eut certes une certaine « mobilisation », et les gouvernements de tous les pays « lourds », y compris la Russie et la Chine, étaient « tous Américains », comme le titra Le Monde. Mais l'émotion ça n'a qu'un temps, vint le moment de la réflexion. Il se trouve qu'une chose sépare la majeure partie des pays européens, parmi lesquels ceux de plus de poids, France, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas, et les États-Unis : les premiers ont eu à connaître, et pour certains — Espagne — connaissent encore le terrorisme. Soit pour l'avoir subi, soit pour l'avoir commis, soit — France — pour l'avoir et subi, et commis. Et ils savent très bien que ce n'est pas avec les moyens de la « force armée » qu'on en vient à bout : comme déjà dit, pour faire cesser l'effet terroriste, il faut agir sur sa cause. Je ne sais pas ce qu'imaginaient les dirigeants européens il y a quatre ou cinq mois, mais depuis ils ont compris que la vision américaine de la « Guerre contre le Terrorisme » est complètement décalée par rapport à la leur. Tel que je comprends les choses, au début des « événements » les gouvernements européens ont anticipé ceci : pour rassurer son opinion publique et lui donner une « victoire éclatante contre le terrorisme » le gouvernement américain allait faire une petite guerre en Afghanistan, vite fait, bien fait, et si possible en capturant le mollah Omar et Oussama ben Laden, et ensuite, on s'occuperait ensemble des choses sérieuses, identifier la cause et trouver une solution. Puis assez rapidement, ils se sont aperçus que le gouvernement des États-Unis voulait sincèrement « faire la guerre au terrorisme ». Du coup ils ont brutalement arrêté de « faire tourner la machine à propagande », et l'opinion, à qui on ne demandait plus de se mobiliser, s'est désintéressée de la question, qui devenait « un problème strictement américain ». Aux États-Unis, « la Guerre contre le Terrorisme » et George W. Bush continuent à avoir une très forte cote, mais à mon avis, si on interrogeait aujourd'hui les Français, les Allemands ou les Néerlandais sur la question, ça m'étonnerait qu'elle retrouve ses scores de novembre 2001. Mais on ne les interroge pas là-dessus. Ce n'est plus un sujet à l'ordre du jour. l'Institute for American Values est un « think tank » plutôt conservateur, qui a semble-t-il déjà beaucoup produit pour les Républicains et la frange la plus conservatrice des démocrates. Son « créneau » est donc « les Valeurs Américaines ». Le Monde nous dit, à propos d'un des rédacteurs de la « Lettre », « David Blankenhorn a mené sa première croisade en dénonçant “L'Amérique sans pères” et l'affaiblissement de la paternité. Il a fondé en 1987 l'Institute for American Values, organisme privé de recherches qui se préoccupe aussi bien de la famille que de la citoyenneté aux États-Unis ». Intéressant de constater que c'est cet « Institut des Valeurs Américaines » qui a motivé, produit, édité cette « Lettre d'Amérique ». Car la question au cœur de ce texte, ce sont les Valeurs Américaines. Certes, on y parle avec grandiloquence des « valeurs humaines universelles », mais cela vient après une longue partie intitulée « Quelles sont les valeurs américaines ? », puis on y fait mention la première fois pour expliquer qu'« aucune autre nation [que la nôtre] dans l'histoire n'a aussi explicitement forgé son identité […] sur la base des valeurs humaines universelles », dit autrement, les vraies « valeurs universelles » sont les valeurs américaines, enfin « l'universalité » des rares « valeurs » explicitement énoncées est assez contestable. Au fond, tout ça est assez clair, mais visiblement, les Américains ont du mal à comprendre les Européens — et le reste du monde. Donc, assez clair : l'administration Bush, après les si faciles conquêtes de l'opinion européenne dans la décennie 1990, dut être cruellement désappointée de sa rapide désaffection, d'autant que les attentats du 11 septembre 2001 lui apparaissaient probablement un événement plus fédérateur que les précédents — eh quoi ! On venait de toucher au Cœur Vibrant du Monde Libre ! — ; sa première réaction fut de ne pas en tenir compte, de se dire que de toute façon elle avait les moyens de mener sa guerre toute seule et à sa manière, d'autant qu'elle avait le soutien ferme de la Russie et de la Chine. Fin novembre, elle dut s'apercevoir qu'en réalité, elle devait obtenir le soutien de l'Europe ; en outre l'alliance avec Chine et Russie fonctionnait à sens unique, au seul profit de celles-ci. La question devenait, comment mobiliser de nouveau l'opinion européenne ? La réponse, mettre en valeur que « la Guerre (américaine) contre le Terrorisme » est une Guerre pour la Défense des Valeurs Universelles, et non plus une Guerre du Bien contre le Mal, et faire plancher sur le sujet des intellectuels de valeur, rompus à la « guerre psychologique ». Une fois la stratégie déterminée, ne reste plus qu'à trouver lesdits intellectuels et leur soumettre le projet. Premier résultat visible, « Lettre d'Amérique, les raisons d'un combat ». Pourquoi ça ne fonctionnera pas.Tout ça commence d'être fort long, j'espère ne pas vous lasser. Pour que la propagande fonctionne, il faut bien des conditions, en tout premier, connaître son public de l'intérieur, savoir quels sont les thèmes fédérateurs dans la nation visée, les « déclencheurs » qui permettent d'en mobiliser la population, ce que les gens considèrent être les « valeurs fondamentales ». Et surtout, savoir quels termes on peut ou ne peut pas employer à outrance. Sensiblement, les rédacteurs de cette lettre sont de très mauvais connaisseurs de l'Europe : ils ont axé leur « lettre » sur le thème le plus porteur aux États-Unis, la défense de la Religion et des Valeurs. Mais ce n'est plus mobilisateur en Europe depuis longtemps, et même, en France ou aux Pays-Bas, c'est plutôt démobilisateur. Ensuite, ils ont jugé qu'une « défense et illustration de la Guerre Juste » suivie d'une dramatisation de la « menace islamiste » feraient de bons déclencheurs ; sur le premier point, les Européens s'intéressent plus à savoir si une guerre est gagnable que « juste », ce que ne démontre pas le texte ; sur le second, même si les Européens ne méconnaissent pas ce qu'est la « menace islamiste », ils n'en sont pas à ce point de délire paranoïaque, et l'outrance de la « démonstration », plutôt que d'inquiéter, a toutes chances de faire rire. Enfin, les termes : fondamental, valeur(s), religion, Américains, États-Unis et dérivés apparaissent beaucoup trop souvent. Il semble que nos auteurs sous-estiment la pudeur des Européens, et leur réticence à utiliser les Grands Mots et manier les Grandes Idées, et qu'ils surestiment leur « américanophilie » : ça va un mois, deux maximum, après un clash comme les attentats du 11 septembre 2001, d'être « solidaire avec l'Amérique », après, ça lasse. Même parmi ceux qui, dans les sondages d'après-attentats, se disaient « de tout cœur avec les Américains », un bon nombre pensait par-devers soi qu'« ils ne l'avaient pas volé ». Triste à dire, mais les gens sont cruels… Surtout, ce qui fait le cœur de l'argumentaire de cette « lettre », le très long, trop long développement sur « la guerre juste », ne peut pas convaincre des Européens. Aurait pu fonctionner une argumentation sur la guerre nécessaire, un concept aussi douteux que celui de « guerre juste » pour un vrai pacifiste, et non un « pacifiste va-t-en-guerre » comme nos auteurs, mais les Européens ont trop connu la guerre, et trop récemment, sur leur sol, pour pouvoir croire qu'il y ait des guerres justes. On peut même dire que nous faisons une équation simple : guerre égale injustice. Pour l'Européen moyen, accoler les termes de guerre et de justice est un non-sens, une contrevérité. Si comme je le suppose ce texte est un premier jalon pour tenter de remobiliser l'opinion européenne ou au moins celle française, ça ne fonctionnera pas. Beaucoup d'Européens ont une vue assez négative des « valeurs américaines », et pour le moins, ne souhaitent pas les voir promues au rang de « valeurs universelles », ils sont très attachés à leurs propres valeurs, et sinon respectueux des valeurs des autres, du moins peu enclins à leur imposer les leurs et surtout, pas du tout intéressés à troquer leurs valeurs contre celles américaines — ou zouloues ou chinoises ou… bref, autres que les leurs. Fin : 18/02/02 01:54 ADDENDUM AU 04/05/2003. Sur la fin de ce texte, je ne vois pas grand chose à changer : les Européens (sinon en Grande-Bretagne, dont on aura peut-être remarqué que je n'en parlais pas) n'ont effectivement, pour tous les peuples et pour nombre des gouvernements, pas vraiment été perméables à la propagande mise en place tout au long de l'année 2002 pour les « sensibiliser à la guerre juste ». D'où j'en conclus que mon analyse sur l'inefficacité de la propagande développée par l'administration après le 11 septembre 2001 à mobiliser une autre opinion que la sienne propre — et les opinions de quelques pays musulmans, mais pas exactement dans le sens souhaité… — était assez juste. [1] Entendons-nous : je ne considère pas ces deux propositions strictement comme infondées, mais conteste pour la première son caractère de « vérité » — comme dit, c'est un principe, un but que se fixent les sociétés ; il n'est pas “vrai” que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité », il est juste que l'on tende à ça —, et pour la seconde, sa validité exclusive : la « personne humaine » (sic : que penser de « la personne animale » ou végétale ?) est peut-être « le sujet fondamental de la société », par contre je ne crois pas qu'« un gouvernement a pour rôle légitime de protéger et d'entretenir les conditions de l'épanouissement humain » ; il me semble plutôt que le « rôle légitime » des gouvernements est plutôt d'assurer un fonctionnement harmonieux de la société, et que « l'épanouissement humain » est une condition nécessaire pour la réalisation de ce but. |