U ne dépêche de l'AFP nous apprend ceci :
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10 ans de prison pour l'instigateur des sévices d'Abou Ghraib
AFP | 15.01.05 | 23h44
Le soldat américain Charles Graner, reconnu coupable par une cour martiale au Texas (sud)
de mauvais traitements infligés à des prisonniers de la prison irakienne d'Abou Ghraib, a
été condamné samedi à 10 ans de prison et la radiation de l'armée américaine. Le jury
militaire, composé de dix hommes, avait reconnu vendredi Charles Graner coupable de
complot pour mauvais traitement infligé aux détenus, incapacité de protéger des détenus
contre des abus, actes de cruauté, agression et actes d'indécence. Agé de 36 ans, caporal
au moment des faits, il était considéré comme le principal instigateur des sévices qui
ont eu lieu dans la prison d'Abou Ghraib, près de Bagdad. Il avait notamment contraint
des prisonniers dénudés à composer une pyramide humaine ou à se masturber. Devant la cour
martiale, la défense de Graner avait affirmé qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres.
L'accusation l'a décrit comme un homme "dépravé" qui humiliait les détenus pour le
plaisir. L'accusé qui avait exprimé des remords samedi pour la première fois, encourait
une peine de 15 ans de prison. | | |
Vous y croyez ? Moi, non. On a affaire à une « théorie du lampiste » (l'inverse de
la « théorie du complot », où l'on voit des responsables partout) d'un style très pur, car
ici, contrairement à la plupart des cas, on a l'absolue certitude que Graner n'est que
l'élément le plus faible d'une chaîne de commandement allant du chef du département de la
défense au dernier gardien de prison militaire, dont le mot d'ordre, édicté et paraphé
par Donald Rumsfeld, est : usez de tous les moyens pour qu'ils parlent. On eut même droit
à quelques listes de moyens à employer pour inciter les prisonniers à dire même ce qu'ils
ne savaient pas. Un florilège d'articles parus dans Le Monde :
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Le gouvernement américain a envisagé l'usage de la torture contre le terrorisme dès
2002 (09/06/04)
Une étude du ministère de la justice estimait que son emploi "peut être justifié".
Le plus haut gradé de l'armée américaine en Irak a approuvé l'utilisation de
la torture à Abou Ghraib (12/06/04)
Selon des documents officiels recueillis par le "Washington Post", le général Ricardo
Sanchez a autorisé les officiers de la prison à recourir aux "techniques
d'interrogatoire" expérimentées à Guantanamo.
Quand un mémorandum pouvait justifier la torture par les Américains (14/06/04)
Dans un mémorandum de 2002, le ministère de la justice américain explore les limites
légales des techniques d'interrogatoire d'étrangers suspectés de terrorisme.
Des soldats américains avaient alerté leur hiérarchie dès novembre 2003 sur
les violences à Abou Ghraib (15/06/04)
Des indications recueillies par le "New York Times" affaiblissent encore la thèse du
Pentagone selon laquelle les mauvais traitements n'auraient été découverts qu'en janvier
2004.
Des consignes ont été données de traiter les prisonniers irakiens "comme des
chiens" (15/06/04)
Ces révélations ont été fournies mardi par Janis Karpinski, responsable en 2003 des
seize centres de détention de l'armée américaine en Irak, dont la prison Abou Ghraib, où
plusieurs prisonniers irakiens ont été victimes de sévices.
La Maison Blanche publie des mémorandums sur le traitement des prisonniers
(23/06/04)
Une liste répertorie les techniques d'interrogatoires autorisées par le secrétaire à
la défense, Donald Rumsfeld, le 2 décembre 2002, qui souligne toutefois dans un autre
mémorandum daté du 15 janvier 2003 : "Lors de tous les interrogatoires, vous devez
continuer à traiter humainement les prisonniers, quelle que soit la méthode
d'interrogation employée." | | |
Il y eut d'autres informations allant dans ce sens, parues dans divers journaux en
France, en Europe et aux États-Unis, dont certains de droite. Et même dans une revue
publiée par des officiers supérieurs et généraux de West Point. Alexandre Adler a raison
sur un point : aux États-Unis, on finit presque toujours par savoir, les mémos sortent,
les hauts responsables racontent, après démission ou limogeage, bref, ce n'est pas
l'omerta à la française ou la dissimulation à la britannique. Où il a tort, c'est
quand il dit que ça démontre l'exemplarité démocratique de ce pays : certes on sait,
mais ça débouche sur quoi ? Je ne voudrais pas dire de bêtises mais il me semble
bien que, pour des questions d'actions sur le terrain, il n'y a qu'un cas où le
plus haut responsable puni (modérément) était un officier, en général ça s'arrête au
niveau du sergent, si même ça va jusque-là. Le cas était le massacre de My Laï :
« le lieutenant Calley fut condamné seul, malgré ses affirmations qu’il
avait reçu des ordres de son capitaine de tuer tous les habitants. Il fut condamné à la
prison à vie, mais libéré en 1974. Il est retourné à la vie civile » (Le Monde
Diplomatique, septembre 2002).
On se rappellera que ce massacre fit entre 300 et 500 morts, dont aucun combattant,
et surtout des femmes et des enfants. J'ai l'impression que l'affaire d'Abou Ghraib ne
dérogera pas aux habitudes étatsuniennes : pour lors seul « le principal instigateur »
Graner a reçu une peine à la mesure des faits, les autres (rares) inculpés de l'heure
ayant été condamnés au plus à un an, souvent avec du sursis, quand ils ne furent pas
relaxés. Selon toute vraisemblance, Graner « retournera à la vie civile » vers 2007 ou
2008, pour reprendre son boulot de gardien de prison — et quoi ! Il a montré avec
cette affaire sa grande capacité à tenir la fonction, non ?…
Donc, aux États-Unis les choses finissent par sortir. Et contrairement à ce qui se
passe en France ou en Grande-Bretagne, devant l'évidence des faits les autorités ne
disent pas que ce n'est pas vrai. Simplement, elles se dépêchent de traîner ceux qui
ont agi directement devant une cour martiale, laquelle ne cherchera pas plus loin que
ceux-là. Ne surtout pas remonter dans la hiérarchie. Bien sûr, il y aura des traces
écrites d'ordres venus de plus haut, et souvent de très haut, demandant au soldat de
base de faire ce qu'il aura fait, mais on n'en parlera surtout pas au procès. Certes il y
aura une commission du Sénat ou de la Chambre pour étudier les documents qui « semblent »
accuser les responsables du département de la défense, mais allez savoir pourquoi, ils en
arriveront à la conclusion qu'il n'y a pas de lien entre l'autorisation donnée au plus
haut niveau de faire certaines choses et le fait que ces choses soient effectuées. Bien
sûr, des officiers supérieurs ou généraux diront, en effet j'ai bien reçu ces mémos et
j'ai demandé aux officiers subalternes de les faire appliquer, mais au mieux on les
déplacera en requérant d'eux le silence, sinon on les limogera pour faute grave. Donc,
contrairement à ce que dit Alexandre Adler, qu'on puisse connaître ce qui s'est passé ne
démontre en rien que les États-Unis sont une grande démocratie, ça démontre simplement
qu'aux États-Unis on en sait plus qu'en France ou en Grande-Bretagne, mais que ça n'a pas
plus d'efficacité pour sanctionner les donneurs d'ordres illégaux de haut niveau.
Ou alors si. J'ai tendance à être confiant sur les élus : il y a quelques
faux-culs, c'est sûr (on en voit partout, pourquoi pas là ?), cependant je crois
qu'il doit y en avoir dans l'ensemble moins qu'ailleurs. Sauf rares cas les représentants
de la société sont plutôt bien choisis. Donc, si une commission d'enquête parlementaire
de nos représentants ou, en ce cas, de ceux des Étatsuniens, dit que les responsables ne
sont pas responsables, on peut présumer que ça doit être vrai ; de même si un juge
considère qu'un exécutant n'a exécuté aucune action répréhensible, ça a de grandes
chances d'être exact.
Ou bien non : nos élus, gouvernants, médiateurs, militaires, juges et bien sûr
juges militaires sont des humains comme les autres, à la fois émetteurs et récepteurs
de propagande. Avec le sujet qui débute cette page on a une situation que les démocraties
modernes, et avant elles la sagesse populaire, proscrivent : on ne
peut (ou ne doit) être à la fois juge et partie. Or un tribunal militaire jugeant une
affaire mettant en cause, non un de ses membres mais l'ensemble de l'institution, est
dans ce cas. Le soldat Graner est très bas dans la hiérarchie, son titre de caporal
est dans l'armée des États-Unis le dernier rang des sous-officiers, et correspond
en France à un statut spécial, « homme du rang gradé », un peu au-dessus
de l'homme du rang mais en-dessous du sous-officier.
La fonction de caporal est similaire dans les deux armées, une sorte de chef d'équipe,
légèrement au-dessus de l'ouvrier mais en-dessous du contremaître : un « ouvrier gradé » qui
a la charge de diriger sur le terrain et de surveiller ses collègues. Et contrairement à
ce que décrivent les films sur l'armée et sur la guerre, les militaires, surtout des plus
bas rangs, on un esprit d'initiative très bas et pour tout dire, nul : ils obéissent aux
ordres, un point c'est tout. Le cinéma est plein de héros ou salauds simples soldats,
caporaux ou sergents qui, pleins de bravoure ou au contraire de malice, agissent en dépit
des ordres et font des choses que leur hiérarchie n'a pas voulu. La réalité est assez
différente et la grande masse des militaires du rang ou à peine au-dessus agit comme on
lui a dit de faire. Croire ou prétendre alors qu'un petit caporal ait pu, en outre dans
un contexte très surveillé, celui d'une prison, agir « de sa propre initiative » de manière
visible et répétée, quelle que soit cette action, est invraisemblable.
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