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La chaise voit qu'on va s'assoir sur elle

Cette série de “nouvelles” se relie aux ensembles nommés «brèves propagandistes» et «longues propagandistes», car elles exploitent les articles et dépêches qu'ils contiennent.

 U ne chaise a-t-elle un organe de vision ? Autant que je sache, non. Une entreprise ou une société commerciales ont-elles un organe de vision ? Autant que je sache, non. Pourtant, alors que, sinon dans le contexte d'un poème, d'un conte fantastique ou d'une saynète comique, on n'admettra pas la phrase qui sert de titre à ce texte, on lit sans se choquer des phrases comme:

«Malgré le lancement de la nouvelle Clio, Renault voit ses parts de marché s'éroder en France»;
«General Motors et Ford voient s'effondrer leurs ventes de 4×4 aux Etats-Unis»;
«Fiat voit dans le groupe indien Tata un partenaire stratégique pour son redressement».

Ces phrases ont trois choses en commun: ce sont des titres d'articles; ils ont le même auteur, un nommé Stéphane Lauer; ils parurent tous trois dans le même numéro du quotidien Le Monde, celui en date du 5 octobre 2005. Bien sûr, je sais qu'il ne s'agit pas d'un usage du verbe “voir” qui se relie au phénomène de la vision oculaire, mais pour la dernière à une vision divinatoire, qu'on peut paraphraser comme “devine”, “anticipe”, “suppose”. Remarquez, on peut en dire autant de ma chaise visionnaire: elle présume qu'on s'assiéra sur elle. Pour les deux autres cas, la paraphrase est “constate”. Ce qui ne résoud pas le problème: Renault ou Fiat ne sont pas des entités dotées d'un «organe de la pensée» qui puisse leur permettre de de faire des prédictions ou des constats. Le premier titre est faux: la personne qui «voit» est Stéphane Lauer ou tout autre observateur du marché de l'automobile; Renault subit l'érosion en question, M. Lauer la constate. Il en va probablement de même pour le second titre, bien qu'ici ce soient peut-être GM et Ford qui «voient», ce qui se paraphraserait comme “annoncent” (à l'occasion de leur bilan semestriel par exemple); mon hypothèse sur le troisième titre n'est pas assurée, en ce sens qu'il peut réfèrer à une réalité en cours: Fiat “se redresse” grâce à Tata.

La question est la suivante: Fiat, Ford, GM, Renault ne sont pas des êtres réels et pensants, bien qu'en droit ce soient des personnes. Par ces titres, M. Lauer se montre à nous comme une sorte d'animiste prêtant des capacités humaines à des entités non-humaines. Une pensée magique, dirons-nous. Pour moi je n'ai rien contre le fait, comme la plupart d'entre nous j'ai aussi cette tendance à l'animisme, et je prête volontiers une volonté propre aux objets et aux entités abstraites, sauf lorsque je prétends communiquer à des tiers, sous une forme «médiatique», mes commentaires sur telle ou telle information, tel ou tel objet de discussion sociale. J'essaie alors, autant que je puis, de corriger mes tendances animistes pour faire une analyse conséquente de mon sujet. Mais je comprends Stéphane Lauer, ou sinon lui, du moins celui qui fit le titre: pour un médium commercial il y a aussi la nécessité d'attirer l'attention des lecteurs, et donner une information exacte n'y réussit pas toujours. Ici, on aurait pu avoir:

«Malgré le lancement de la nouvelle Clio, les analystes constatent que les parts de marché de Renault s'érodent en France»;
«General Motors et Ford annoncent l'effondrement de leurs ventes de 4×4 aux Etats-Unis»;
«La direction de Fiat considère le groupe indien Tata comme un partenaire stratégique pour mettre en œuvre son redressement financier».

Variante pour le dernier titre, selon la situation effective (futur plutôt que présent):

«La direction de Fiat compte sur son alliance stratégique avec le groupe indien Tata pour entamer son redressement financier».

Pour savoir si c'est un procédé publicitaire («titre-choc») ou un animisme réel, il faut lire les articles mêmes; je vous y invite en cliquant sur ce lien. Incidemment, comme je le fais souvent, j'ai débuté cette discussion sans avoir lu les articles, et je m'en explique tout de suite – c'est un point de méthode.


Une «sémiotique des médias»

Parcourant ces pages, vous aurez vu que j'ai trois approches principales de mes sujets ou de mes objets: “scientifique”, “sociale” et “politique”. Ceci ne concerne bien sûr pas les textes plus polémiques ou ceux d'humour ou d'humeur, mais les diverses «analyses» qui composent l'essentiel de mes pages. Cette page est plutôt d'orientation scientifique, et se place dans le cadre de «l'analyse génétique des textes», une branche particulière de la critique se rattachant à une autre branche particulière, celle des sciences du langage qu'on catégorise comme “sémiotique” ou “sémiologie” et qui s'intéresse à la manière dont un discours s'organise, ou est organisé, pour «donner du sens». Cette branche du savoir a déjà une assez longue histoire, un bon siècle, et a peu a peu évolué vers une certaine scientificité, et même une scientificité certaine. Notamment, quelles que soient les diverses «écoles» sémiotiques, toutes s'entendent pour considérer qu'un discours écrit ne forme pas un objet simple, «le texte», mais se compose de parties qui contribuent chacune à sa place à induire une certaine lecture.

Les auteurs qui ont le mieux formalisé cela sont entre autres, en France, des personnes comme Gérard Genette, Julia Kristeva, Tzvertan Todorov ou, dans une autre orientation, A.-J. Greimas ou Gérard Courtois. Les trois premiers cités et ceux de leur «école» ont notamment dégagé des concepts s'articulant sur le radical “-text-”: intertextualité, hypertexte, paratexte, épitexte, hypotexte, etc., désignant les éléments d'un discours écrit non considérés par la critique littéraire traditionnelle, celle formaliste, impressionniste ou psychologisante, ou bien répartis en catégories qui ressortent de la rhétorique ou de la philologie: le titre, le nom d'auteur, la mise en page, le rapport avec d'autres textes, les «figures de style» et autres procédés de composition, etc. Ayant suivi des études (inabouties…) en lettres modernes et en linguistique, il m'en est resté quelque chose, notamment l'habitude de m'intéresser à n'importe quel texte écrit en tant qu'objet littéraire, y compris les articles censés être des «informations» stylistiquement proches du “degré zéro de l'écriture” dont parla en son temps Roland Barthes: un texte dénotatif, non fictionnel et dont l'auteur s'attache à ne pas «interpréter» ni «orienter la lecture». Ce qui est bien sûr impossible.

En premier, quel que puisse être le désir de neutralité de son auteur, on ne lira pas le même article, serait-il exactement le même, s'il est publié par Le Monde, Libération, L'Humanité ou Le Figaro. D'où il ressort que le titre principal d'un article de périodique, son «surtitre», est le titre même de cette revue. C'est, bien que d'une autre manière, comme la catégorisation d'un livre par la mention «récit», «biographie, «roman» ou «essai»: tel article n'est pas un objet en soi mais «un article du Figaro» ou «un article du Monde». Sauf cas rare de rédacteurs célèbres, on ne citera pas «un article de tel auteur» mais «un article de tel journal»; et même pour un rédacteur connu, on dira «un article de untel paru dans (…)». En second, un article donné apparaît par gradations: il s'insère dans telle rubrique, est précédé d'un titre, souvent d'un surtitre et/ou d'un sous-titre, parfois accompagné d'un paragraphe mis en exergue avant ou après le titre, est souvent classé dans une catégorie («analyse», «commentaire», «reportage», «éditorial», «point de vue»…); pourvu d'un ou plusieurs intertitres, accompagné d'encadrés qui mettent en valeur une phrase ou un court passage, parfois précédé d'un commentaire de l'éditeur, illustré d'une ou plusieurs photographies, d'un ou plusieurs dessins; bref, avant même de lire l'article tout un appareil formel va orienter une certaine lecture du corps du texte.