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De l'invention des petites phrases
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O n ne peut classer les faits sociaux d'une
manière simple: les «petites phrases» ressortent de la politique et des médias, sont des
objets sociaux, et finissent par constituer un «sujet de société». Mais ce sont aussi des
instruments de propagande, et elles m'apparaissent cela avant tout. Entendu que je parle
ici de la propagande au très sens général de moyen employé par des acteurs sociaux pour
tenter d'orienter la société dans un sens qui leur convient ou leur paraît souhaitable ou
probable. Dans ce cadre, les «petites phrases» que cherchent – et en général, trouvent –
les médiateurs intéressés à faire du commentaire politique dans les discours des hauts
responsables de l'appareil d'État, des partis ou du gouvernement, ou dans les propos de
couloirs émis par les seconds couteaux ou les porte-sabre des précédents, sont bien des
instruments de propagande: le but général est de découvrir au fil de ces discours une
confirmation d'hypothèses (le plus souvent mal fondées) émises par ailleurs. Au moment où
j'écris ceci (le 6 avril 2006), la plupart des commentateurs occasionnels ou patentés
tentent de trouver chez les membres de la majorité des indices formels, des «petites
phrases», prouvant que:
- Dominique de Villepin va quitter le gouvernement; ou/et
- Nicolas Sarkozy va quitter le gouvernement; ou/et
- Dominique de villepin ne va pas quitter le gouvernement; ou/et
- Nicolas Sarkozy ne va pas quitter le gouvernement; ou/et
- Nicolas Sarkozy va être nommé premier ministre; ou/et
- Nicolas Sarkozy ne va pas être nommé premier ministre; ou/et
- Jacques Chirac va dissoudre l'Assemblée nationale; ou/et
- Jacques Chirac ne va pas dissoudre l'Assemblée nationale; ou/et
- Jacques Chirac va abroger la loi de cohésion sociale ou au moins son volet CPE; ou/et
- Jacques Chirac ne va pas abroger la loi de cohésion sociale ou son volet CPE; ou/et
- Les sarkozistes vont faire scission de l'UMP; ou/et
- Les anti-sarkozistes vont faire scission de l'UMP.
Ces derniers jours, le grand sport fut de commenter une «petite phrase» de Dominique
de Villepin après une question orale de François Hollande, et que voici: «En tant que
chef du Gouvernement, je tirerai naturellement toutes les conclusions nécessaires dans
les prochains jours». Il s'agissait de déterminer si cela signifiait qu'il allait
retirer / ne pas retirer le CPE, ou relancer / ne pas relancer le «dialogue social», ou
remettre /ne pas remettre sa démission, ou … L'hypothèse (de l'espèce que l'on
nomme «plan sur la comète») la plus courante fut: c'est un message subliminal à sa
majorité (ou ses électeurs, ou son supérieur hiérarchique, ou les trois), si mon
CPE ne passe pas, je claque la porte. Or, cette phrase a un contexte qui explique assez
bien l'intention du premier ministre. Extrait du compte-rendu des débats que tout le
monde, donc nos villepinologues confirmés, peu lire sur le site de l'Assemblée nationale,
l'échange complet entre François Hollande et Dominique de Villepin, moins les diverses
interventions (“Bravo ! Bravo !” et “Hou ! Hou !” habituels, hélas,
dans l'hémicycle) qui l'entrecoupent:
CPE
M. le Président - La parole est à M. Hollande (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).
M. François Hollande - Après deux mois de conflit, plus de deux millions de personnes ont participé hier à une nouvelle journée d'action contre le CPE.
[…] Vous ne pouvez ignorer cette nouvelle démonstration d'un refus qui va bien au-delà des seuls manifestants: l'ensemble de la jeunesse et la grande majorité de nos concitoyens ne veulent pas du CPE. Aujourd'hui, la confusion est à son comble.
[…]
Confusion juridique, d'abord: alors que vous, Monsieur le Premier ministre, avez encouragé le Président de la République à promulguer une loi, votre ministre des affaires sociales recommande de ne pas l'appliquer. Confusion institutionnelle ensuite: vous êtes toujours Premier ministre, mais ce sont d'autres que vous qui négocient en ce moment avec les partenaires sociaux.
[…] Confusion politique, enfin: on nous annonce une proposition de loi du groupe UMP sans en divulguer ni le contenu, ni même le calendrier de discussion.
Nous devons, les uns et les autres, prendre nos responsabilités. […]
La crise est morale, sociale, politique. Elle affecte notre économie. Soyons responsables, et adoptons deux principes. La clarté d'abord: ce que l'on vous demande, ce n'est ni l'aménagement, ni l'accompagnement du CPE; c'est son abrogation pure et simple ! La rapidité ensuite: les syndicats et les mouvements de jeunesse vous demandent cette abrogation avant le 17 avril, date des vacances parlementaires.
Je m'adresse à vous, Monsieur le Premier ministre, parce que je respecte les institutions ! Je pourrais aussi bien m'adresser au ministre de l'intérieur, à celui des affaires sociales, aux présidents de vos groupes parlementaires ou à qui sais-je encore. Au fond, peu importe qui décidera. Seule compte la réponse à cette question: quand abrogerez-vous le CPE ?
M. le Président - La parole est à M. le Premier ministre.
M. Dominique de Villepin, Premier ministre - Vous en appelez à la responsabilité.
[…] Tel est bien le rendez-vous que nous avons !À ce rendez-vous des actes - et non des mots - je serai toujours présent, Monsieur Hollande ! Aujourd'hui, nous avons trois devoirs.
[…] D'abord, répondre à la crise actuelle: je le ferai ! Je pense à la situation de nos universités: les étudiants doivent pouvoir reprendre les cours, les candidats passer leurs examens, les lycéens retrouver le chemin de l'école. C'est ma responsabilité, et c'est aussi la vôtre !
Ensuite, répondre au chômage des jeunes, notamment ceux qui connaissent le plus de difficultés. Votre cruelle absence en la matière au cours des dernières décennies m'oblige à vous le rappeler...
[…] Nous avons proposé, et nous avons agi; ce n'est pas votre cas, Monsieur Hollande !
[…] Enfin, notre troisième devoir […] est d'adapter notre modèle social, si nous voulons le sauvegarder. Or, pour cela, il faut prendre les décisions que nous prenons, et que vous avez refusées pendant des années, leur préférant l'immobilisme et le renoncement !
M. François Hollande - C'est nous qui avons fait baisser le chômage !
[…]
M. le Premier ministre - Le Président de la République a fixé un cadre, une méthode. Il nous appartient de la suivre les uns et les autres. Les discussions se nouent en ce moment entre les partenaires sociaux et les présidents des groupes parlementaires, en concertation avec le Gouvernement. C'est cela la réalité d'aujourd'hui ! Prenez donc patience, Monsieur Hollande: cela aussi, c'est la démocratie ! Laissons ce dialogue opérer sans préjugés. Je souhaite qu'il en résulte une meilleure compréhension pour les uns et pour les autres. Vous pourrez alors vous rendre compte […] que nous ne poursuivons pas d'autre objectif que de répondre au chômage des jeunes et à ceux qui ont le plus de difficultés, ceux qui ne connaissent que la précarité, ceux à qui l'on n'offre rien, qui ont été bien absents de vos pensées ces dernières années.
[…] En tant que chef du Gouvernement, je tirerai naturellement toutes les
conclusions nécessaires dans les prochains jours. Le Gouvernement, faut-il vous le
rappeler, c'est le service de l'intérêt général. C'est pour cela que je serai au
rendez-vous et ne laisserai à personne d'autre le soin de tirer les conclusions qui
s'imposent: je le ferai, parce que je n'ai pas d'autre dessein que de servir l'intérêt
national ! C'est ce rendez-vous qu'attendent aujourd'hui de nous les Français; c'est
celui-là que le Gouvernement, que la majorité, que nous tous, nous honorerons !
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Il n'y a vraiment pas matière à gloser et les passages soulignés sont sans ambiguïté:
Villepin parle «en tant que chef du Gouvernement» et il «[sera] au rendez-vous
et ne [laissera] à personne d'autre le soin de tirer les conclusions qui s'imposent».
Ou alors, gloser en sens inverse: non se demander s'il mettait sa démission en balance,
mais pourquoi il ne met pas sa fonction en question. Mais il me semble que le mieux est
de ne pas gloser. Or, c'est impossible de la part des médiateurs et spécialement de celle
des commentateurs de la chose publique et des «politologues» patentés ou auto-proclamés,
dont le fond de commerce est justement de gloser l'impondérable. Dans un «chat» récent
sur le site d'un de ses employeurs (Libé), Daniel schneidermann, dont je partage
assez peu les analyses mais dont je trouve les questionnements intéressants, parlait des
supposées prophéties supposées auto-réalisatrices pratiquées dans les médias. Dans ce
«chat» Daniel schneidermann (par après, DS pour faire court) mélange un peu tout et met
sous le chapeau de la “prophétie auto-réalisatrice” tout un tas de choses qui n'ont pas
grand chose à voir mais ça n'a pas tant d'importance, ou plutôt, ça dénote d'une manière
habituelle dans les médias de gauchir les termes – car DS, outre que être un critique des
médias, est aussi un médiateur avec des tics de médiateur, parmi lesquels une tendance à
user à mauvais escient des expressions à la mode. Passons. Le cœur de sa critique comme
de celle des interrogateurs-contributeurs, dans ce «chat», et cela quelque nom qu'ils y
donnent, et la double tendance à l'œuvre dans les médias à essayer d'infléchir le réel et
en même temps, ce qui peut apparaître quelque peu contradictoire, à privilégier les mêmes
faits que le médium voisin – bref, à courir après l'événement.
Que nous dit DS ? Les mainteneurs des «chats» de Libé le résument ainsi:
«Les médias produisent fonctionnellement de la prophétie autoréalisatrice». C'est
très abusif: les médias produisent de la prophétie; certaines se réalisent, de là à en
inférer que cette réalisation est le résultat et la conséquence de la prophétie faite, il
y a une certaine distance, et même une distance certaine. Si vous preniez les supposées
«prophéties» émises par les médias entre début janvier et début avril 2006, vous verriez
qu'on y a prédit tout et le contraire de tout à propos des événements relatifs au vote de
la «loi de cohésion sociale» et spécialement de son volet «CPE». Tout. Et son contraire.
Donc, finalement, rien.
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