La propagande: un squelette pour la société ?

« P ROPAGANDE n. f. (lat. congregatio de propaganda fide, congrégation pour la propagation de la foi). Action systématique exercée sur l'opinion pour faire accepter certaines idées ou doctrines, notamm. dans le domaine politique ou social»[1].

Ce qu'on nomme habituellement propagande est une forme particulière d'un procédé général à l'œuvre dans la société: le but d'un gouvernement qui «communique», d'un périodique ou d'une antenne qui «informe», d'une école qui «enseigne» ou qui «forme», est en tout premier d'amener les personnes «sensibilisées» à admettre la validité d'une certaine analyse de la réalité, et d'agir et penser en fonction de cette analyse. Quelle différence y a-t-il entre le travail de ces institutions et celui d'organes de propagande ? Et bien, parfois aucune. Ces considérations ne concernent bien sûr pas les contenus ni les visées mais les formes et les méthodes: il n'y a pas mille manières de diffuser de l'information, d'instruire son prochain, donc la propagande utilise les mêmes formes et méthodes que les autres activités de diffusion de l'information. En outre — mais de cela, on peut ne pas être d'accord — je pense donc que, fondamentalement, les visées aussi sont assez semblables.

La propagande a cependant cette spécificité de ne rien faire d'autre: ce qu'elle enseigne, ce sur quoi elle informe et communique, est l'idéologie de base qui articule le groupe qui veut propager son credo. Du moins pour le type de propagande qu'on peut proprement désigner ainsi; il y a une autre activité, qu'on a l'habitude d'appeler propagande, mais qui serait plus justement désignable guerre (ou action) psychologique, qui consiste à «surinformer» sur les thèmes qu'elle juge les plus rassembleurs, et à «sous-informer» ou «désinformer» sur ceux qui pourraient lui poser problème. Mais la propagande stricto sensu vise à autre chose, et ne s'intéresse en fait pas à, disons, la réalité. elle veut convaincre le public qu'une certaine idéologie est la plus propice à articuler la société. Cela dit, dans les textes de cette rubrique je traiterai aussi bien de cette propagande que de ce qu'on nomme selon moi abusivement ainsi, défini ici comme action psychologique; je traiterai aussi de cette activité spécifique, dite publicité, qui se sert des outils de la propagande dans un but autre, celui de vendre. Si la publicité peut être décrite comme une sorte de propagande, elle en diffère en ceci que le publicitaire, s'il contribue effectivement à répandre une certaine idéologie, le fait pour d'autres raisons que sa conviction qu'elle est souhaitable, contrairement à ce que je désigne comme “propagande stricto sensu”, pour le publicitaire les moyens de la propagande sont une fin en soi, et non un moyen. Ce qui est d'un sens paradoxal.


Le paradoxe vient de ce que pour la propagande “pure”, celle qui n'a d'autre but que de nous «délivrer un message», la propagande en tant que système n'est qu'un moyen, alors que pour la publicité, qui vise à nous faire acheter quelque chose, elle est une fin. Cela posé, contrairement à ce qui se passe dans les sciences exactes, ce qui relève des sciences humaines ne connaît jamais de paradoxe. Je veux dire: en un certain état des connaissances, il arrive effectivement qu'on ait affaire à des perceptions paradoxales dans les questions que traitent les sciences exactes, soit parce qu'il y a une erreur de logique, soit parce qu'il y a une limite instrumentale; en sciences humaines, toutes les questions sont de perception immédiate et commensurable, et ce qu'on y nomme «paradoxes» ne sont en général que des cas qui heurtent, non la logique mais la morale ou les points de vue idéologiques ou qui démontrent les limites intellectuelles de l'énonciateur, ou alors, comme ici, ne sont qu'arguments rhétoriques. Je pose dans le paragraphe précédent qu'il y aurait un paradoxe, en espérant que mes lecteurs accepteront ce postulat, ce qui me permettra par après de «le lever le paradoxe» ce qui me permettra de (sic) «démontrer» mon esprit brillant qui ne se laisse pas abuser par les apparences. Mais le fait que ce soit moi qui suppose un paradoxe disqualifie ma prétention à l'élucider. La rhétorique est un corps de méthodes qui visent à obtenir l'adhésion du public par des moyens fallacieux. C'est en ce sens qu'une certaine forme de pédagogie se rapproche de la propagande, celle justement qui use de la rhétorique.

Revenons à notre faux paradoxe: il y a tout de même quelque chose d'étrange dans le fait que la propagande “pure” (la «propagation de la foi»), qui n'a pourtant d'autre but que la diffusion de son discours — outre le fait subséquent, bien sûr, qu'elle vise à un certain état de la société, mais cela est explicite dans le discours — se sert des outils de propagande comme d'un moyen, alors que, selon moi, ces outils sont la fin même des publicitaires, qui ont pourtant comme projet apparent de nous vendre quelque chose. Mais le projet explicite de la publicité, du moins telle qu'elle se développe au cours du XX° siècle, devient au cours du temps un «non but», les publicitaires ne visent à l'évidence pas à vendre ce qu'ils promeuvent, ce qu'ils «vendent» est une forme d'être au monde, la consumer attitude, pour paraphraser Lorie et sa positive attitude, qu'elle croit avoir inventée mais qui n'est qu'une recusée du slogan éculé de Carrefour; on a pu apprécier la chose lorsque le “communicant” Pilhan, après avoir vendu du Mitterrand, en vint à vendre du Chirac: si le but de Pilhan était de vendre un certain produit, on peut difficilement comprendre le transfert; si l'on considère maintenant qu'il visait à vendre une certaine approche de la politique basée sur le concept d'«image produit», résultante d'une attitude générale envers la société (consumérisme) et d'une sensibilité à l'air du temps («messages porteurs»), il en va autrement.

De ce point de vue on comprend mieux l'échec absolu de Jospin et la réussite relative de Chirac en 2002: considérant leurs discours respectifs, difficiles à différencier, il n'y avait pas de raisons objectives que l'un réussit mieux que l'autre (incidemment, l'argument selon lequel une cause majeure de l'échec de Jospin aurait été dû à la multiplication des candidatures «à gauche» — pour autant que les voix que rassemblèrent Chevènement et Mamère soit toutes des voix de gauche, ce dont je doute — m'a toujours paru suspect, la concurrence à droite étant au moins aussi importante, et même plutôt plus); en outre, Chirac avait nettement plus de casseroles aux basques que Jospin; considérant leurs convictions respectives, Chirac était bien plus efficace: on voyait assez clairement que Jospin diffusait un discours auquel il ne croyait pas, ce qui n'était pas le cas de Chirac. Remarquez, je ne suis pas persuadé que les électeurs de Chirac du premier tour croyaient vraiment à ce que leur candidat racontait, mais ils croyaient en sa sincérité…

Un publicitaire ne peut, et même ne doit pas croire en la valeur de ce qu'il prétend vouloir vendre; relativement à ce produit, on peut considérer cela comme une perversion de la propagande puisqu'il s'agit de propager des «fausses valeurs»; cela non parce que celles des propagandistes sincères seraient obligatoirement vraies “en soi” (généralement, elles sont fausses) mais parce que le propagandiste est du moins persuadé de leur vérité; au contraire, le publicitaire ne doit pas croire en la vérité de son discours pour cette raison que, comme pour le défunt Pilhan, il peut se retrouver d'un jour à l'autre en train de propager ce que la veille il vilipendait et qui avait alors pour seul défaut de ne pas faire partie de sa clientèle. Qu'il vilipendait en plein (en l'attaquant de front) ou en creux (dire que tel produit est «le meilleur» implique que tous ceux de la même sorte mais d'une autre marque, voire de la même, sont «moins bons»). Pour exemple, il peut très bien arriver à un publicitaire de travailler un certain temps pour Coca-Cola™ puis, juste après, pour Pepsi-Cola™; factuellement, il n'est pas établi qu'une marque soit objectivement meilleure ou pire que l'autre par le goût, l'apport nutritionnel ou quelque autre cause (autant qu'on puisse le savoir, les composants des deux produits sont les mêmes); mais le publicitaire aura successivement pour tâche de l'affirmer pour l'une puis l'autre marque; conclusion: pour être efficace un publicitaire doit croire en son outil, et non en ce pourquoi il aura à en faire usage. Ce qui me ramène à mon affirmation: pour le publicitaire, l'outil de propagande est une fin, et non ce pourquoi il l'utilise. Ce qui n'empêche que les publicitaires sont effectivement les propagateurs d'une certaine idéologie, mais de manière assez inconsciente, pour beaucoup d'entre eux.


La propagande est donc une «action systématique exercée sur l'opinion pour faire accepter certaines idées ou doctrines»; selon moi, ça décrit une interaction verbale de base entre deux membres ou plus de la société: employer tous les moyens possibles en vue de persuader ses interlocuteurs de la justesse se son propre point de vue. Ce texte est d'ailleurs une démonstration par la pratique de la chose: mon but est clairement de tenter de vous faire adopter mon point de vue sur la propagande au moyen d'une «action systématique». Cela dit, on peut constater aussi qu'il ne s'agit pas en l'occurrence de propagande. Plus exactement, toute personne non affiliée à un groupe idéologique particulier, ou dit autrement, n'adhérant pas à une propagande particulière, pourra se rendre compte que ce texte n'est pas de type propagandiste. En revanche, il existe bon nombre de personnes qui jugeront que ma description du phénomène publicitaire est de la «propagande anti-publicité». Considérez qu'on en trouvera autant chez les «anti-pub» que chez les «pro-pub»; la remarque incidente de la note 1 illustre la chose: du fait que je parle ici et dans les autres pages de cette rubrique de la propagande, et notamment celle diffusée par les médias, il se trouvera toujours des «anti-propagande» qui jugeront mes textes «anti-propagandistes» — autant que de personnes qui me désigneront «paranoïaque» du fait de ma compréhension extensive de la propagande, et surtout du fait de mes textes sur les complots et conspirations.

La propagande se différencie d'une forme «normale» d'interaction (normale entre guillemets car je ne trouve pas la propagande d'une particulière anormalité) par le fait que, au moins sur les sujets qui l'occupent, le propagandiste n'est pas dans une position de réciprocité. Reprenons le cas de ce texte: du fait que je le rédige seul, en une sorte de discussion avec moi-même, le seul point de vue qui s'y exprime est le mien; si maintenant il recevait des échos et que des tiers me faisaient des remarques qui me semblent éclairer ce point de vue et invalider au moins une partie de mes réflexions, j'en tiendrais compte pour, sinon modifier ce texte, lancer une autre discussion où je ferai place à ces remarques et où je critiquerai ce texte-ci. Si j'étais dans la position de la personne pleine de certitudes, au mieux je n'en tiendrais pas compte, probablement je disqualifierais le discours de mes correspondants. On voit de nouveau que certaines formes de pédagogie ne diffèrent guère de la propagande telle que décrite ici. Pour le redire, «ce qu'on nomme habituellement propagande est une forme particulière d'un procédé général à l'œuvre dans la société», la communication d'un «enseignant» ou «sachant» vers un «enseigné» ou «ignorant», et sans réciprocité.

Les sociétés sont multiples, on peut les analyser de bien des manières, et je le fais (ou au moins m'y essaie) dans les deux rubriques de ce site qui en traitent; notamment, on peut la considérer comme un organisme dans lequel les “individus” formeraient tantôt les composants élémentaires («atomes» et «molécules»), tantôt les «cellules», et où les “personnes” y seraient tantôt les «cellules», tantôt les «organes». Dans ma description des sociétés humaines, les individus sont les entités élémentaires déterminées finies et définies, insécables, qui la composent, le moindre segment topologique et cybernétique autonome; les personnes sont en revanche des éléments indéfinis et fonctionnels, des «rôles sociaux» assumable indifféremment par plusieurs individus, successivement ou concomittament. Tout être collectif n'est pas nécessairement une personne; par exemple, l'Assemblée nationale est un être collectif mais non une personne. En France, on désigne la personne individuelle comme «personne physique» et celle collective comme «personne morale». Dans ma conception de la société, “individu” n'équivaut pas à “être humain”, un automate ou un animal domestique peuvent être et le plus souvent sont des individus; en revanche, une “personne” se compose a minima d'un être humain


[1] Petit Larousse illustré, édition 2001. Incidemment, j'ai découvert une référence à cette page dans un “forum” qui démarrait sur le thème général «Les médias nous mentent et font de la propagande» entendu comme: font tout leur possible pour nous laver le cerveau. Comme je ne visais nullement dans cette page à contribuer à ce genre d'idées, ça m'a obligé à supprimer tout le début du texte, pour éviter les confusions…