J e ne suis pas dans l'esprit des gens — en
tout cas, pas plus qu'ils ne sont dans le mien — mais il me semble qu'une majorité de mes
semblable croit «penser par soi-même» ou un truc du style. Quelle idée ! Certes,
réfléchir est une chose que l'on fait soi-même (pour autant qu'on puisse dire d'un
miroir qu'il «réfléchit par lui-même»), mais penser ! C'est une activité tout
ce qu'il y a de collectif. Pour penser il faut disposer d'outils intellectuels que seule
la société peut vous offrir, principalement, un langage doublement articulé: ça implique
qu'on pensera en fonction du découpage intellectuel que sa société opère sur la réalité,
et non «par soi-même». Heureusement, il existe des groupes de personnes conscientes de ce
problème qui ont élaboré au cours des siècles des méthodes d'analyse de la réalité moins
dépendantes du contexte culturel, comme la logique discursive, qui certes use du langage
ordinaire mais en essayant de dépasser ses limites, comme la logique formelle, encore
assez liée au langage ordinaire mais déjà moindrement, comme l'arithmétique, nettement
plus autonome mais encore assez liée à une analyse contingente, comme la mathématique
enfin, une sorte de langage formel totalement indépendant d'un langage particulier, pour
autant du moins qu'on fasse l'effort d'aller au-delà des premières étapes, celles qu'on
appelle «les mathématiques», et qui ne sont pas la mathématique mais seulement des
prolégomènes, une logique formelle très aboutie mais très en-deça des possibilités de la
mathématique quant à l'investigation de la réalité; on peut dire que les mathématiques
telles qu'enseignées au moins jusqu'à la première année d'université vous met à-peu-près
dans la situation d'un enfant de six ou sept ans relativement au langage ordinaire.
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