Quelques nouvelles de la planète Mars

 I l y a des moments, j'ai le sentiment de venir de la planète Mars. Ce qui a déclenché l'écriture de ce texte est un fait que peut-être vous ne croirez pas, cela dit littéralement, il est fort possible que vous pensiez que la déclaration à venir est un mensonge : je n'ai jamais vu la séquence de l'écroulement des deux tours du World Trade Center. J'en ai aperçu des morceaux par-ci par-là, mais dès que la chose apparaît au détour d'un écran de télévision, je m'empresse de zapper, ou si la chose n'est pas possible, je détourne les yeux et je m'éloigne de l'objet. Plus que de ne pas m'intéresser, cette séquence me révulse ; l'idée de contempler cette séquence me révulse. Je ne veux pas la voir, ou pour être plus précis, je veux ne pas la voir. Mais il y a tout un tas d'autres chose que je ne désire pas voir. Moi, mon média favori c'est la radio. Chez moi, elle est allumée 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 52 semaines par an, et presque toujours sur France Culture. J'exagère à peine. En deuxième la presse, en troisième Internet. Ou le contraire, je n'ai pas de certitude. Après, le cinéma, le théâtre, et toutes autres formes de spectacle. Après, la sculpture ; après, le dessin et la gravure ; après, la peinture, la photo. Après, tous les médias que vous pouvez imaginer, en avant-dernier la télé, en dernier le téléphone. Ou le contraire, je n'ai pas de certitude. Bref, parmi tous les médias existants, la télévision est un des deux qui m'intéressent le moins. Cela dit, je la regarde assez, quand je ne suis pas chez moi. Mais je suis le plus souvent chez moi. Et donc, chez moi il n'y a pas de télévision. Il y a trois ou quatre ordinateurs dont un avec modem et connexion ADSL, cinq lecteurs CD, et bien sûr des CD, deux lecteurs de cassettes, trois radios, un téléphone/fax, tout ce que nécesaire pour écrire ou dessiner, j'ai des livres, des journaux, des revues, deux guitares, une basse, trois harmonicas, bref, un nombre assez variés de médias ou de vecteurs de médias. Mais pas de télé. Parce que ça ne m'apporte pas grand chose.

À la télé, je visionne essentiellement des séries américaines ou des feuilletons français, parfois des documentaires, presque jamais des films cinéma ; je me gave, par périodes, d'émissions de plateau genre Ruquier ou Fogiel (mais lui, c'est une fois par an, pour me confirmer qu'il est nul). Jamais Field, jamais Ardisson, jamais Moati (du moins pour “Ripostes”), jamais CéMonShwa, rarement “Arrêt sur Image” et “C dans l'air”, jamais “Les Feux de l'amour” et “HA-MOUR GLOIRÉ BO-TÉ”, souvent “Questions pour un Champion”, jamais “Le Juste Prix” — surtout depuis que ça n'existe plus. Et la liste est longue. Il y a beaucoup de niaiseries et de chose intelligentes qui passent à la télé, mais, que dire ? Ça rentre par un œil, ça ressort par l'autre. Le bon comme le mauvais. Alors que je me rappelle de beaucoup de choses entendues à la radio, lues ici et la, vues ailleurs qu'à la télé.

Quand se produisit « l'inimaginable », comme l'on dit et écrit dans les médias (ce qui prouve que les médiateurs n'ont pas beaucoup d'imagination, car un attentat de ce genre, en un lieu de ce genre, était très imaginable ; puis, ils ne connaissent pas le sens des mots : combien de dizaines ou centaines de films et téléfilms où justement quelqu'un a imaginé une catastrophe de ce genre, que ce soit accident ou attentat ? Je ne sais pas, mais beaucoup. Ce qui prouve par le fait que c'était imaginable…) ; donc, quand se produisit l'inimaginable mais néammoins imaginé, j'étais chez moi. Logiquement, je ne pouvais pas voir. Pas grave : c'est quand même facile, malgré ce qu'en disaient mes médiateurs, d'imaginer un truc comme ça. En fait, j'en ai probablement imaginé bien plus que beaucoup de personnes qui croient avoir vu la “catastrophe”, le “séisme”, le “choc”, et autres termes qu'on employa de nouveau six mois plus tard quand Le Pen à jouir parvint à un résultat “inimaginable”. Je n'ai pas fait de sondage sur le sujet, mais je suis persuadé que beaucoup de personnes, tétanisées par le spectacle, n'allèrent pas plus loin que la chose vue ; pour mon compte, j'ai tout imaginé : les « terroristes » qui sortent leurs armes ridicules mais très efficaces, l'angoisse des passagers, du personnel, et même des « terroristes », la probable panique des passagers et personnels qui ont eu le temps de comprendre ce qui allait se passer, l'étonnement puis la progressive compréhension de ce qui se passait pour les gens dans les tours ; j'ai aussi imaginé la préparation des malades sociaux qui ont fait ça. Tout, j'ai tout imaginé. Et pour ça, pas d'images — sinon dans les films qu'on tirera de l'événement d'ici quelques années. Mais là, on n'imaginera pas, on verra. On verra certes une fiction mais une fiction réaliste.

Quoique, de toute façon, le film du “vrai événement” est aussi une fiction. Du moins est devenu une fiction. Je n'ai pas vu, mais je sais. Notamment, que les parties du film ou des films « l'avion entre dans la tour » et celles « la première tour s'écroule » et « la deuxième tour s'écroule » furent diffusées quasi en boucle pendant plus de 24 heures, et montrées encore et encore pendant environ deux semaines, mêlées d'images « fraîches » du genre “les secours s'activent”, “nos braves soldats du feu”, “on déblaie le terrain”, “le maire de New York ceci”, “George W. Bush cela”, “Ben Laden patin”, “Jacques Chirac couffin”, bref, les trucs que vous avez vus, lus, entendus. On sait depuis longtemps qu'à un certain niveau de saturation, l'image télévisée « déréalise », et même la plus réelle des réalités se « fictionnalise ». Sinon, Bush et Chirac, comme pour les tours si j'en vois l'ombre à la télé, je zappe. Hollande, Perben, Strauss-Kahn, Sarkozy, je zappe. Ces gars-là, pas besoin de les entendre pour savoir ce qu'ils vont dire, ils ont deux ou trois ritournelles, alors ça lasse. Je n'ai pas besoin de les entendre parce que de toute manière ils vont s'exprimer sur un sujet « dans l'actualité », que selon la personne on peut déterminer d'avance sur quelle actualité elle s'exprimera, que selon le sujet, on sait ce qu'elle en dira, donc pourquoi l'écouter. Et je zappe parce que je ne supporte pas leurs gueules de faux-culs. Le seul avec que je ne zappe pas systématiquement est Raffarin : des fois je me demande si c'est le vrai ou sa marionnette des Guignols, tellement il est con. Il me fait rire. Problème, c'est lui qui « dirige » le pays — si on peut considérer qu'il dirige quoi que ce soit…

La tragédie du World Trade Center… Qu'est-ce qu'on a pu nous assommer avec ça ! Incroyable. Et qu'est-ce qu'on nous assomme encore ! Tenez, le début de l'éditorial paru dans Le Monde, devinez… Ben oui, du 11/09/03. Donc, le début de cet éditorial :

LES ATTENTATS du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center à New York et contre le Pentagone à Washington ont provoqué une vague de solidarité avec les Américains, sans précédent dans l'histoire. Le nombre des victimes, les moyens employés et les symboles détruits ont suscité l'émotion dans le monde entier. Rares sont ceux qui osaient alors se réjouir d'une "punition" sanglante infligée aux représentants les plus emblématiques de l'Occident.

J'ai souvenir des innombrables articles parus dans Le Monde qui nous disaient, à l'époque, que dans de nombreux pays bien des personnes, au mieux se contrefichaient du truc (en Inde notamment), souvent se réjouirent que, pour résumer leur pensée souvent sommaire, « les Américains s'en sont pris plein la gueule et tant mieux, c'est bien leur tour, depuis le temps qu'ils nous font chier les salauds ! ». L'américanité est comme l'égalité, « Nous sommes tous Américains » mais certains plus que d'autres…

Plus sérieusement, voici ce qui me chiffonne : de manière plus feutrée et indirecte, cet alinéa ressort clairement de ce qu'on peut appeller la « philosophie politique Bush » : si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous. Avec à la clé une forte tendance à réécrire l'histoire « à la lumière de ma philosophie politique ». Prenez le traitement du « cas français » : suite au désaccord entre les gouvernements français et étatsunien, tous les grands médias des États-Unis ou presque, adeptes sans nuances de la doctrine Bush, menèrent une campagne de type soviétique envers « l'adversaire », réduisant l'Histoire de France à ses épisodes les moins glorieux ou les plus sanglants : collaboration vichyste, guerres coloniales, Terreur, etc. Le Monde n'est pas America Today, le trait est moins gros, on y pratique la désinformation subtile, malgré tout, que dit implicitement cette citation ? il y a d'un côté ceux qui ont participé à la « vague de solidarité avec les Américains », de l'autre « ceux qui osaient alors se réjouir » ; bref, pas de place pour ceux qui ne se réjouissaient pas, mais ne se sentaient pour autant pas solidaires, tout du moins pas au point de considérer que « Nous sommes tous Américains », et en tout cas en rien solidaires de cette Amérique si bien représentée par l'administration Bush et qui ne sait répondre à la violence que par la violence.

Pour revenir au quotidien, la suite de l'édito vaut le coup d'œil :

« Deux ans plus tard, la cote des Etats-Unis est au plus bas. La compassion a fait place à la crainte que des actions inconsidérées n'aggravent les problèmes et que la lutte contre le terrorisme ne soit un prétexte à l'extension de l'hégémonie américaine.
Le président George W. Bush est convaincu que le monde civilisé est engagé dans une nouvelle guerre mondiale contre un nouveau totalitarisme. Cet esprit de croisade a fait peu d'adeptes, y compris parmi les alliés traditionnels des Etats-Unis. Le monde, pensent ces derniers, est plus complexe que le laisse croire un double sentiment de vulnérabilité et de toute-puissance.
La conjonction du fondamentalisme, des armes de destruction massive et des Etats défaillants constitue certes un risque inédit pour les démocraties. Les Etats-Unis doivent-ils pour autant s'ériger en juge et en policier du monde, une tentation récurrente, resurgie avec force après le 11 septembre ?
Or les résultats de la politique menée depuis deux ans ne sont pas incontestables. Certes les Etats-Unis et l'Europe n'ont pas connu les vagues d'attentats que leur promettaient Ben Laden et ses émules, grâce sans doute à la coopération entre leurs services de police et de renseignement, au prix parfois d'entorses aux libertés publiques. C'est ailleurs, au Maghreb ou en Asie du Sud-Est, qu'ont frappé les terroristes qui se réclament à tort ou à raison de Ben Laden.
Le chef d'Al-Qaida, lui, court toujours, malgré la destruction de l'Etat taliban qui l'hébergeait en Afghanistan. Dans ce pays, les progrès vers la stabilité, pour ne rien dire de la démocratie, sont extrêmement faibles. En Irak, le spectre de Saddam Hussein continue de rôder, et le pays reste "le front central de la guerre contre le terrorisme" (George W. Bush), alors que la chute du dictateur avait justement pour but d'en finir avec la menace. La restructuration démocratique du Moyen-Orient, présentée comme la grande idée de la présidence Bush, a connu plus de revers que d'avancées et l'impasse sanglante dans le conflit israélo-palestinien n'incite pas à l'optimisme.
Les Etats-Unis ne peuvent pas, seuls, "rendre le monde plus sûr pour la démocratie", selon l'expression de leur président Woodrow Wilson en 1917. Il leur faut écouter leurs alliés, tenir compte des situations contrastées dans lesquelles ils interviennent, respecter les règles internationales qu'ils ont eux-mêmes contribué à édicter. Le bilan de ces deux dernières années sonne comme un rappel de ces principes.

Le Monde, et les autres « grands » médias de presse ou audiovisuels tiennent pour acquis que “les États-Unis sont la première (ou, variante, la plus grande) démocratie du monde”, entendant ce mot, non comme on le comprenait alentour de 1800, un système à base censitaire où « les représentants du peuple agissent pour le peuple » sans être directement désignés par ce peuple, disons, la version libérale de « l'avant-garde révolutionnaire » chère à Lénine, mais une démocratie réelle, à base de suffrage universel et où les élus sont directement désignés par le peuple, exception faite parfois (comme en France) d'une « Chambre haute » à rôle subalterne élue — et non désignée — au suffrage indirect. Mon analyse est autre : même à l'aune de la compréhension qu'on en avait il y a deux siècles, les États-Unis ne sont pas démocratiques, en tout cas pas au niveau fédéral — et vue l'élection récente de Schwarzy en Californie, pas plus au niveau des États —, mais plutôt un mixte entre ploutocratie, oligarchie et théocratie. Or, il y a une forte tendance depuis quelques décennies, tendance partagée désormais par Le Monde et les autres « grands » (etc.), à présenter le « modèle américain » comme modèle à suivre. Non le modèle américain comme on l'entendait, disons, vers 1970, le fameux American Way of Life, mais le modèle institutionnel, prôné chaque semaine sur France Culture par MM. Frachon et Casanova, éditorialistes-associés au Monde, et Colombani, président du directoire du groupe “Le Monde SA” et directeur de publication du quotidien Le Monde — et de quelques autres titres du groupe.

Il faut dire que cette “American way of live” qu'on nous vantait tant devient de moins en moins facilement défendable. En 2003, le péquin moyen est à la fois considérablement mieux formé et mieux informé qu'il ne pouvait l'être en 1963, ou même en 1983. Même si les médias sont un miroir déformant, donnant une image inversée et grossie de « la réalité sociale » (à la mesure de ce qu'on vit et lut par exemple entre août 2001 et avril 2002 dans nos médias, où l'on aurait cru, à l'aune des nouvelles diffusées qu'il y avait une sorte de guerre civile en France[1]), la perception qu'on peut avoir d'ici d'une société assez tendue avec une double ségrégation, par la « race » et par la position sociale est tout de même assez juste. Disons, une situation assez semblable à celle qu'on connaît en France, mais en plus accentuée. Donc, ni Le Monde ni les autres médias ne peuvent nous convaincre que le souhaitable est la vie « à l'américaine », avec des prisons, des taudis, des forteresses partout, des pauvres de plus en plus pauvres et démunis, des riches de plus en plus riches et paranos, des « classes moyennes » de plus en plus démunies et paranos. Et un taux de criminalité qui laisse rêveur… Ou anxieux.

Les États-Unis ne sont pas réellement une démocratie, la France est de moins en moins démocratique. Il y eut une phase ascendante, à partir de 1873 et plus nettement à partir de 1882, avec deux accrocs, entre 1914 et 1918, puis entre 1940 et 1944, jusqu'en 1962, et depuis, on régresse. C'est lié à la Constitution de la V° République, bien sûr. Une Constitution ad hominem, taillée sur mesure pour Mongénéral ; c'est une des deux Constitutions françaises, avec celle du Consulat, qui n'est pas le fait d'une Assemblée constituante mais celle d'une poignée d'hommes au service d'un individu (je ne parle pas bien sûr des Chartes constitutionnelles royales ou impériales, c'est autre chose). Bon. Ce genre de Constitutions devrait disparaître quand disparaît l'individu pour qui elle était faite. J'ai mon opinion sur de Gaulle, c'était un gars pas très sympathique, prêt à beaucoup de choses pas très fair play pour arriver à ses fins. Cela dit, il avait une vision large des choses, de l'ambition pour « la France » (sa France) qui par ricochet profita aux Français, enfin, il savait s'entourer (quoiqu'on ait souvent vu dans son entourage des personnages assez interlopes). On le pense « de droite », mais pour un bonhomme comme lui, très Vieille France, plutôt monarchiste, et surtout opportuniste, droite, gauche, ça n'a pas de sens ; s'il s'appuya principalement sur les politiciens de droite, parce qu'ils adhèrent plus facilement au truc de « l'Homme Providentiel » que les politiciens de gauche (je parle bien des politiciens, non pas des électeurs). Par contre, il ne demandait pas aux technocrates qui l'entouraient de montrer leur carte de l'UNR : de gauche ? De droite ? M'en fous : est-il efficace ? oui, alors on le prend. Opportuniste mais pragmatique. Même parmi ses ministres il y eut des gens de gauche, c'est dire…

Il faut considérer aussi que le choses n'étaient pas aussi tranchée dans les premières années de “la V°” qu'elles ne le furent à partir de 1968. D'une part les politiciens des débuts étaient pour beaucoup déjà en place pendant la IV° République, et avaient donc une certaine habitude des cabinets de compromis ; de l'autre, comme dit, c'était vraiment la République de Mongénéral, et quand il ordonnait, on exécutait. Quoiqu'en puisse penser Pompidou, s'il était « invité » à intégrer un ministre radical ou socialiste dans son gouvernement, il intégrait, épadiscutionscrongneugneu !

Justement, Pompidou : avec lui, ce fut le début de la fin. Je ne sais pourquoi, sa cote remonte, ces dernières années ; dira-t-on, on le réhabilite. Pourtant, quel sacré couillon ! Je me rappelle de la définition donnée par Poniatowski (Michel, le copain de Giscard et l'ami de Le Pen) de ce qu'était devenue “la V°” sous Pompidou : « La République des copains et des coquins ». Remarquez, c'était un peu beaucoup la paille et la poutre : “la V°” sous Giscard fut la République des coquins et des copains… Depuis ça n'a pas beaucoup changé. Si, avec Chirac il y eut un infléchissement, malgré tout : on passa au stade de la République des coquins sans les copains : il s'entoura de gens qu'il déteste et qui le détestent, tenus ensemble par ce seul désir commun effréné de « tenir le pouvoir » le plus fort et le plus longtemps possible. D'en gratter un max, et pour le reste basta ! Ce qui explique pourquoi, malgré un fort tropisme de droite en France, ils se font blackbouler régulièrement à la première législative qui suit leur « prise de pouvoir », cela depuis 1986. Exception faite de l'élection de 1981, c'est « par erreur » que la gauche est redevenue majoritaire à l'Assemblée nationale, en 1988 et en 1997 ; dira-t-on, ce n'est pas tant qu'elle ait gagné ces élections que, bien plutôt, la droite les ait perdues.

Donc, depuis Pompidou, ça se dégrade. C'est fatal, la Constitution de la V° République n'est pas démocratique : républicaine ; oui, démocratique, non. “La V°” est une monarchie républicaine, avec cette particularité, parmi les monarchies européennes, qu'en France le monarque a un rôle effectif, qui agit et décide, bref, qu'il commande. Quand on a affaire à un monarque éclairé, ça va, quand on a un monarque éteint, et bien on navigue dans le noir à l'aveuglette.


En 1873, s'installe une République, qui peu à peu va s'orienter vers la démocratie. C'est probablement une cause importante de la défaite de 1940 : les militaires d'active étaient très rétifs à cette tendance, très démoralisés, et une fraction non négligeable de la population mais surtout des « élites » n'aimait pas ça ; la démocratie, ça se mérite, c'est inconfortable, beaucoup de gens préférent le confort d'être dirigé que la liberté de se diriger soi-même. Dira-t-on, le peuple et ses dirigeants aspiraient à une pause dans cette marche à l'autonomie politique. Si l'on considère les conditions effectives de la défaite, d'évidence la France avait le potentiel pour résister beaucoup plus et bien mieux qu'elle ne le fit contre l'intrusion allemande ; mais pour cela, il aurait fallu que tant l'état-major que les politiques en aient la volonté, et organisent un peu plus sérieusement la défense du territoire. D'évidence, un partie non négligeable du potentiel militaire fut mal ou ne fut pas du tout utilisé ; de même, rien ne fut fait pour instaurer une « économie de guerre », mobiliser les industriels, etc. Si en 1914 la France, mal préparée à un conflit important, avait agi comme elle le fit pendant la guerre de 1939-1940, elle aurait probablement perdu la guerre moins d'un an après son déclenchement. Comme en 1940. Passons. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, il y eut des tensions parmi les divers groupes appelés à établir la Constitution de la IV° République ; en fait il y avait trois ensembles assez tranchés : les communistes, les « gaullistes », le reste. Nominalement, les deux premiers groupes dominaient, chacun représentant environ 30% du corps électoral ; ils avaient une tendance commune, celle de vouloir une Constitution assez dirigiste, centralisée et modérément démocratique, et problème, ils ne pouvaient s'entendre ni entre eux, ni avec « le reste ». Au final, la Constitution de “la IV°” fut essentiellement rédigée par « le reste », qui en fit une Constitution fort peu dirigiste, plutôt décentralisée[1] et assez démocratique. C'est-à-dire, ne convenant pas à au moins 60% du corps électoral — les électeurs « gaullistes » et communistes. Gaullistes entre guillemets, parce que bien sûr le sens que le terme avait en 1944 n'a rien à voir avec celui actuel : à l'époque le gaullisme est un mouvement informel, sans doctrine définie, à part quelques points forts, et dont les partisans se fédèrent d'abord sur une figure, un « homme providentiel », pour me répéter. Aujourd'hui, gaullisme signifie jacobinisme de droite, et c'est tout. Et la référence à un de Gaulle réel n'a plus lieu. Mais c'est vrai depuis 1974, en fait, quand les « jeunes loups » et les plus réactionnaires des vieux « barons » gaullistes, fédérés par un « jeune loup » qui aura un bel avenir, Jacques Chirac, s'arrangèrent pour couler le courant des « gaullistes historiques » représenté par le candidat à la présidentielle Chaban-Delmas. Disons que les coquins coulèrent les copains…

Donc, une Constitution pas vraiment en phase avec le pays. Du fait que « le reste » se savait minoritaire en voix, il a construit un bazar bizarre, avec des systèmes étranges d'apparentements et de fusions de listes qui leurs permettaient, avec environ 40% des suffrages, d'avoir environ 60% des sièges à l'Assemblée nationale. Un système néammoins fragile, tenant compte de la présence de seulement deux groupes encombrants ; pour peu, comme il arriva avec les poujadistes, qu'une troisième minorité forte apparaisse, ils se retrouvaient avec leur niveau réel de représentativité. Mais c'est ça aussi, la démocratie : prendre le risque de n'être pas celui qui peut décider. Quoi qu'il en soit, selon moi cette Constitution était réellement démocratique, en ce sens que “la IV°” fut la République des compromis et de la négociation ; on la raille pour sa prétendue instabilité gouvernementale (d'ailleurs, le site « pédagogique » où j'ai récupéré des données sur la question intitule « en toute objectivité » son tableau sur les présidents du conseil « L'instabilité de la IVème République... »). On ne dit pas, sinon pour la toute fin (1934-1939) que “la III°” fut instable, or, comparant les durées moyennes des gouvernements, la différence n'est pas frappante : 7 mois 16 jours pour “la III°”, 5 mois 12 jours pour “la IV°”. La réputée « instabilité » de la fin de la III° République explique assez ce qu'était l'instabilité réelle sous la suivante : non pas celle des institutions, mais celle du pays. Ce n'est pas « l'instabilité de “la III°” finissante » pas plus que « l'instabilité de “la IV°” », mais l'instabilité chronique de la France entre 1932 et 1962 environ. Et plus largement l'instabilité des pays les plus développés entre 1930 et 1960, à une ou deux années près. Et même l'instabilité de la planète.

La V° République est « stable ». Qu'est-ce que ça signifie ? Simplement, que les gouvernements ont une durée moyenne supérieure, environ deux ans. Maintenant, est-ce que la France est « plus stable » pour ça ? L'évidente difficulté des gouvernements « plus stables » à mener une politique cohérente et… stable depuis 1991 montre clairement, je crois, que continuité du gouvernement et stabilité des institutions ne sont pas des termes équivalents. Sur Mars, on aurait changé les choses depuis longtemps. Quand des institutions sont inadaptées, il faut les changer. Quand les individus ne font plus l'affaire, il faut en prendre d'autres. Quand les lois sont bancales, il faut les redresser. Bref, à un certain niveau d'usure, coller des rustines n'a qu'une efficacité limitée et à court terme, et mieux vaut changer le pneu.


Mais ce n'est pas mon sujet. Qui serait plutôt une étude sur un thème esquissé à l'instant (10/10/2003, 08:50 environ) sur France Culture par le metteur en scène Claude Régy : « Il faut arrêter de se voiler la face, s'il y a crise, c'est parce que nous sommes gouvernés par des escrocs et des criminels ». Et informés par des stipendiés et des manipulateurs (qui sont aussi, à l'occasion, des escrocs). La démocratie est un objet complexe, qui réclame plusieurs choses : une stricte séparation des pouvoirs ; une liberté d'expression effective, et notamment une observation réelle de la liberté de la presse (qu'on dirait plus justement aujourd'hui, liberté des médias) ; un niveau moyen de culture et de formation assez élevé, un niveau de bien-être correct, et une répartition harmonieuse des ressources de la nation, ces trois points n'étant pas absolus, mais relatifs à la situation actuelle ; des politiques volontaristes des gouvernants, et un rôle fort des élus et des hauts-fonctionnaires, mais d'élus et hauts-fonctionnaires responsables. Depuis combien de décennies les crimes et délits de forfaiture, prévarication et concussion n'ont-ils pas été sanctionnés ? Et pourtant, des élus prévaricateurs, en premier MM. Juppé et Chirac, on en a à la pelle, des fonctionnaires et assimilés coupables de forfaiture, on en voit, et la concussion ainsi que la prise illégale d'intérêt sont, dans certaines sphères, la règle. Et pourquoi ne sont-ils pas sanctionnés ? Parce que, dans le cadre des institutions actuelles, et surtout dans l'esprit des juges, ces gens-là sont « irresponsables » pour autant qu'on ne puisse pas prouver qu'ils ont mis la main dans le système délictueux. Or, la question n'est pas, ou du moins ne devrait pas y être ; peu importe si Alain Juppé était ou non au courant des malversations au sein du RPR : il en a pris la direction, et ce faisant il en était responsable ; dès lors qu'il n'a pas fait vérifier que rien de pénalement condamnable ne s'y faisait, il est responsable d'avoir laissé perdurer un système de corruption répréhensible. Encore plus, comme responsable des finances à la mairie de Paris, il était en devoir de vérifier qu'elles-ci n'étaient pas utilisées à des fins délictueuses, notamment en commandant régulièrement des audits internes ou externes — ce qui est d'ailleurs une obligation pour les communes de plus de 30.000 habitants. Dès lors qu'il ne l'a pas fait, il est responsable des dérives constatées par la justice. Or, au train où vont les choses, dans quelques semaines il obtiendra un non-lieu, ou au pire une peine symbolique pour une vague « prise illégale d'intérêt ». Ce genre de chose confirme que nous ne sommes pas vraiment en démocratie : dans ce régime la règle est justement la responsabilité des individus dans leurs fonctions.


Donc, le Wortrède sans terre, la planète Mars et les médias. Sur Mars, les individus participent de divers courants de pensée et idéologies, parfois contradictoires ou opposés. Malgré tout on arrive à faire des choses ensemble, parce qu'au-dela des opinions et dogmes, il y a la vie, ses contraintes, ses obligations, et que si on veut avancer, le plus souvent il vaut mieux se mettre son idéologie sous le bras et tenter de s'entendre sur les points à régler de toute nécessité. Personne ou presque n'est jamais content au moment de la décision, mais tout le monde ou presque trouve, après quelques temps, que finalement ça marche plutôt bien. Il y a un mot martien pour désigner ce type d'approche : le consensus. Dans mon dictionnaire de franco-martien, Le Petit Larousse illustré, on l'explique ainsi :

« (mot martien) Accord entre plusieurs personnes. — Spécial. Accord et consentement du plus grand nombre, de l'ensemble ou d'une large majorité de l'opinion publique. Consensus social ».

Et il y a bien sûr :

« CONSENTIR (du martien consentire) Accepter que quelque chose se fasse. La direction consent à ce que les salaires soient augementés ».

Bien évidemment, l'exemple est fictif. Sur Mars, donc, on ne cherche pas vraiment à « parvenir à un accord », si l'on entend par ceci, arriver à un compromis qui satisfasse toutes les parties ; nous sommes lucides, et savons que c'est, au moins à court ou moyen terme, un but inatteignable. On discute ce qu'il faut discuter, et quand on parvient à une solution qui ne satisfait (presque) personne mais convient à (presque) tout le monde, alors, « on consent ».

Entendons-nous : il ne s'agit pas de ce genre de consensus a minima qu'on peut constater en France, en Italie, en Australie et dans à-peu-près toutes les réputées démocraties, où une décision sera prise à la majorité simple si « plus de 50% des exprimés consent » : on pratique un système de démocratie directe avec quorum et majorité qualifiée, lesquels sont d'autant plus importants que le groupe concerné est restreint. Sur Mars par exemple, on n'aurait pas pu connaître une situation comme celle du 21 avril 2001 en France, pour la simple raison que le quorum requis à un tel niveau est de 75% des individus en état de s'exprimer. Et de toute manière, on n'a pas ce genre d'élections.


Revenons sur la Terre. Voici pourquoi je ne suis pas intéressé à voir des images sur « le drame du 11 septembre » — l'écroulement des tours, les déclarations larmoyantes ou va-t-en-guerre de nos « responsables » politiques, les commémorations à n'en plus finir, les « débats », etc. — : tout cela cherche à faire réagir le spectateur émotionnellement ; comme dit l'éditorial du Monde, « les attentats du 11 septembre 2001 […] ont provoqué une vague de solidarité avec les Américains [et] ont suscité l'émotion dans le monde entier ». C'est globalement faux, mais pose le problème clairement : importe surtout à l'auteur ou aux auteurs du texte l'aspect émotionnel ; j'aurais préféré qu'il(s) s'intéresse(nt) à la prise de conscience que le militarisme à outrance et le renforcement des inégalités ne sont pas des démarches politiques constructives, que même les États les plus puissants ne sont pas à l'abri du fanatisme qu'ils contribuent, directement ou par leur politique internationale déstabilisante, à renforcer hors de leurs frontières. Oui, la compassion pour les victimes (et non la « solidarité avec les Américains »), oui, avec mesure, « l'émotion », mais d'abord la compréhension des causes qui amenèrent à une telle catastrophe. Non : compte pour Le Monde ou au moins son éditorialiste du 11/09/2003 « l'émotion dans le monde entier », ce qui implique plus ou moins que « le monde entier » se réduit à la fraction « américanophile » des pays dits occidentaux, le reste du monde (le monde partiel ?) ayant montré une assez grande modération dans l'expression de son émotion — voire une émotion un peu opposée…

Comme Martien — ou comme Persan, à votre choix — je m'interroge depuis longtemps sur une chose indécidable : les médiateurs causant de politique nationale ou internationale, sont-ils des escrocs ou des imbéciles ? Pour dire les choses, tentent-ils de nous faire croire à ce qu'ils ne croient pas eux-mêmes, ou croient-ils à ce qu'ils disent et écrivent ? Voyez le deuxième alinéa de l'édito discuté :

« Deux ans [après les attentats], la cote des Etats-Unis est au plus bas. La compassion a fait place à la crainte que des actions inconsidérées n'aggravent les problèmes et que la lutte contre le terrorisme ne soit un prétexte à l'extension de l'hégémonie américaine ».

Comme le dit Daniel Schneidermann de Daniel Bilalian, « [son] exemple nous enseigne que l'on peut être à la fois propagateur et victime de l'emballement ». Il me semble que, très souvent, les médiateurs « spécialistes » en politique ou en « sujets de société » sont à la fois escrocs et imbéciles. C'est lié à deux traits forts dans les médias : une forme répandue de cynisme, « le public » étant considéré comme incapable de comprendre « la réalité des enjeux internationaux » ou nationaux, ou de la société, et une sorte d'amnésie volontaire, le médiateur type, sans dire qu'il oublie les événements passés, semble incapable de relier un avec un pour postuler que “ça pourrait” faire deux : les événements passés ou éloignés sont comme une longue théorie de "un" sans liens. Donc, escrocs car prenant les gens de leur public (peut-être à raison) pour imbéciles, ils leurs présentent les choses de manière simpliste, « bonne pour les imbéciles » ; et imbéciles eux-mêmes parce que fonctionnellement incapables d'avoir une réflexion globale et synthétique.

Par exemple, dans l'extrait de l'édito ci-dessus, on induit explicitement que, « deux ans avant, la cote des États-unis était au plus haut ». Est-ce exact ? On ne peut pas vraiment le soutenir : la compassion envers les victimes des attentats et le soutien à « la guerre contre le terrorisme » étaient au plus haut, au moins en Europe, par contre, et notamment à partir du moment où il fut clair que l'administration Bush mènerait une guerre classique en Afghanistan, en lieu et place de « la guerre contre le terrorisme », la défiance envers les États-unis avait bien remonté, et la cote de George W. Bush et des membres les plus remuants de son administration étaient, en France au moins, et dans la majeure partie des pays européens, au plus bas. Par contre, dans les « grands quotidiens nationaux » et dans les grandes chaînes hertziennes (comme avec France Culture, pour importante qu'elle me paraisse je ne peux considérer la chaîne Arte, due son audience confidentielle, pour un « grand » média au plan quantitatif), ainsi que, mais un peu moins longtemps, dans les principales radios généralistes, « la cote des États-unis était au plus haut ». Jusqu'à la fin janvier environ. Et pour les radios, jusqu'à la mi-décembre. Quant au journal Le Monde, quoiqu'il s'en défende l'américanophilie et la francophobie de ses principaux dirigeants, éditorialistes, éditorialistes-associés et chroniqueurs sont constantes. Avec des variations pour l'américanophilie — elle tend à se réduire quand le président est Républicain.

« La compassion a fait place à la crainte […] que la lutte contre le terrorisme ne soit un prétexte à l'extension de l'hégémonie américaine », écrit l'éditorialiste du onze septembre. Proposition paradoxale : l'hégémonie des États-Unis est réputée, depuis 1992 environ, universelle (le « camp de la liberté » avec à sa tête les USA, est supposé avoir conquis le monde pour y instaurer un « nouvel ordre mondial ») ; dans ces conditions, comment « l'hégémonie américaine » s'étendrait-elle ? Cela dit, je n'ai jamais cru à cette fable, très largement diffusée par Le Monde et consorts entre 1992 et 1998, un peu moins depuis. Donc, « La compassion a fait place à la crainte (etc.) ». Je développe dans une autre page une réflexion sur la « pensée binaire » ; ce passage, et plus largement cet éditorial, y participent de beaucoup : pour Le Monde, d'une part il n'y a pas d'espace entre “la compassion” et “la crainte que” (le choix des mots est souvent significatif : un « penseur multiple » aurait plutôt écrit quelque chose comme « De la compassion on est progresivement passé à la crainte que… », ou « À la compassion s'est peu a peu mêlée la crainte que… », ce qui indiquerait qu'on n'est pas dans un contexte du “tout ou rien”, soit blanc, soit noir, mais qu'on peut pendant un temps hésiter entre deux sentiments, voire — deuxième formulation — que chez un individu la compassion pour « les Américains » peut cohabiter avec « la crainte que les Américains (etc.) ». Précisément, qu'un individu peut avoir une analyse moins compacte envers un pays donné que « la Syldavie » ou « les Syldaviens » comme ça, en bloc : « À la compassion pour les victimes directes et indirectes des attentats se sont mêlées une défiance accrue envers les groupes de pression religieux et économiques les plus extrêmistes, et la crainte que l'administration Bush ne renoue avec une politique hégémonique agressive se légitimant de la “guerre contre le terrorisme” ». C'est un chouia plus long, mais aussi un peu plus, et même beaucoup plus réaliste et exact[3].

Mais l'édito du Monde ne peut contenir une telle phrase. Car, voyez-vous, « Les Etats-Unis ne peuvent pas, seuls, "rendre le monde plus sûr pour la démocratie", selon l'expression de leur président Woodrow Wilson en 1917. Il leur faut écouter leurs alliés, tenir compte des situations contrastées dans lesquelles ils interviennent, respecter les règles internationales qu'ils ont eux-mêmes contribué à édicter ». Qu'implique cette conclusion ? Qu'à notre éditorialiste apparaît illégitime non pas la politique interventionniste des États-Unis, mais le fait qu'ils la mènent sans « écouter leurs alliés, tenir compte des situations contrastées dans lesquelles ils interviennent, respecter les règles internationales ». Chez lui, nulle interrogation sur « l'ordre mondial », nouveau ou ancien, sur l'interventionnisme des États-Unis et de « leurs alliés », entendez, l'Europe et à la limite le Japon, bref, « les puissances » ; simplement, ils voudrait un interventionnisme soft, un peu comme au Kosovo : certes, bombarder la Serbie, mais à condition de « tenir compte des situations contrastées » et de « respecter les règles internationales », ce qui en langue de plomb signifie obtenir l'assentiment des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU et des sept membres principaux de l'OTAN. Et surtout, avec une motivation qui ressort du « droit d'ingérence » ou du « devoir d'ingérence » tel qu'il s'est défini au cours de la décennie 1990 : une intervention ne sera décrétée légitime que si l'on peut l'expliquer par une raison « humanitaire », notion qui recouvre, selon les cas, le respect des droits de l'homme ou les cas de détresse alimentaire ou sanitaire.


Apparemment, je suis parti pour un long discours sur Le Monde. Je ne serai jamais que le sixième ou septième depuis environ six mois. Mais cependant, un peu plus confidentiel que MM Péan, Cohen, Schneidermann ou Poulet.

Moi, j'ai un problème, moi personnellement que c'est que je suis celui qui vous cause. Un vrai problème. Je ne voudrais surtout pas figurer dans ce groupe de journaleux acharnés, en version hard (Péan/Cohen) ou soft (Poulet), à démonter ou à (tenter de) démontrer la tendance du Monde à vouloir être « un pouvoir ». C'est une vision de journaliste. Un journal n'a que le pouvoir que lui concède « la France d'en haut » et lui accorde « la France d'en bas » ou celle du milieu. On en eut la preuve patente avec Le Monde pendant tout le déroulé de la « crise irakienne ». Durant ce qu'on pourrait appeler la phase montante, de début 2002 à début 2003, et particulièrement entre juillet/août 2002 et avril/mai 2003, Le Monde, sous les espèces de ses responsables et de ses éditorialistes, a fait de son mieux — américanophilie oblige — pour inciter les responsables politiques français à s'aligner sur les positions de l'administration Bush. Résultat : néant. Ensuite, il a milité en douceur pour une solution de compromis à l'ONU. Résultat : néant. Et tout soudain, fin septembre-début octobre, il s'aligne sur les positions du chef de l'État et du gouvernement. Cela, jusqu'au début de l'intervention américano-britannique. Les deux premières semaines, il tient un discours assez défaitiste, genre « la Coalition s'enlise » ; et tout soudain, à partir de la troisième semaine, le discours s'infléchit vers plus d'optimisme. Est-ce un hasard ? C'est aussi le moment où un nombre grandissant de responsables politiques de la majorité commencent à réclamer du gouvernement un repositionnement, un changement d'attitude envers « la Coalition ». Et fin avril-début mai 2003, Le Monde commence un travail de propagande, ou dira-t-on de lobbying pour aller vers le soutien ferme et définitif des vainqueurs. Résultat ? Néant. Il est possible que Le Monde aspire à être un « pouvoir » ; la réalité nous fait constater que quand les vrais pouvoirs, ceux « d'en bas » (les lecteurs) et « d'en haut » (les responsables politiques) ont une autre idée de « la position de la France dans le concert des nations », Le Monde se met ses désirs sous le bras et suit le sens du courant…

Tiens, voici un des problèmes de mon problème : « Le Monde patin », « Le Monde couffin ». Autant que je le puis et que j'y pense, j'essaie de spécifier que je ne parle pas d'un objet global ayant une seule visée. Malgré tout, tout au long de l'alinéa précédent j'écris « Le Monde ceci », « Le Monde cela ». Il y a le bref passage « Le Monde, sous les espèces de ses responsables et de ses éditorialistes », bien sûr, mais ça se noie dans le reste. Le Monde ne veut rien, il est composé par des dizaines de rédacteurs et reporters, qui ne veulent pas tous la même chose et n'ont pas le même point de vue sur le monde — ni sur Le Monde. Cependant on peut tout de même, bien qu'abusivement, dire que Le Monde veut ceci ou cela, en fonction de ce qu'on pourrait appeler la partie « vitrine » du journal : titres de “une”, « titraille » (les chapeaux, titres et résumés des articles et dossiers), éditoriaux, « analyses », tribunes libres et opinions ; pour le reste, même si leur subjectivité transparaîtra en fonction de leurs choix de sujets, on requiert des rédacteurs, sous prétexte de traitement « à l'anglo-saxonne », de l'objectivité ; aux articles « l'objectivité », aux analyses et éditos « la subjectivité ». Donc, quand je parle du Monde de manière générale, c'est plutôt à cette partie du contenu que je fais référence. Et je crois qu'en effet les responsables du journal, directeur et directeur de la rédaction, ainsi que les principaux analystes et éditorialistes, ont l'ambition de peser sur les orientations générales de la société, et sur la politique. Maintenant, je crois aussi — ou plutôt je sais — que c'est une ambition vaine : les Français ne font pas leurs choix en fonction des éditos du Monde, et les politiques se contrefichent de son opinion si elle va à l'encontre de celle de leurs potentiels électeurs.

Parmi les divers bouquins s'intéressant au Monde, le seul qui vaille, je crois, est celui de Daniel Schneidermann — qui en outre ne consacre que très peu de pages à la question, dans son dernier ouvrage. Les autres sont, comme je dis dans la page « Le rêve médiatique », des « livres de journalistes sur le journalisme ». Non que ce brave Schneidermann ne soit un journaliste, mais l'intérêt vient de ce qu'il traite la chose de l'intérieur — et fatalement, de l'intérieur, on constate assez facilement qu'il y a loin de la coupe aux lèvres, loin du désir d'être un « pouvoir » à la réalité d'être un journal comme les autres, avant tout intéressé à « faire du chiffre »… C'est ainsi.


[1] Ici figurait une note, qui a pris une telle expansion que j'en ai fait une page autonome. Par esprit de l'escalier, je l'ai intitulée « En direct de la Terre ». Malgré tout, je vais conserver une petite partie de cette note, que voici :

Significatif que les plus fortes progressions du vote Le Pen eurent lieu dans des zones rurales tranquilles au niveau de criminalité bas, sans présence d'immigrés ou descendants d'immigrés maghrébins (clairement désignés pendant la période considérée — août 2001 à avril 2002 — comme fauteurs de « la montée de l'insécurité ») ou de « jeunes » (autres « classe dangereuse ») ni problèmes structurels ou conjoncturels particulièrement graves — du moins, pas plus graves qu'au premier semestre 2001, ou qu'en 1998 ou 1997, années où le vote d'extrême-droite y était nettement plus bas). Au contraire, dans les zones qu'on nous présentait dans les médias — et dans le discours des politiques — comme des « zones à risque », le vote Le Pen a peu progresé, et souvent stagné ou régressé. Le récent livre de Daniel Schneidermann, Le Cauchemar médiatique, donne un élément d'explication qui fut déjà discuté dans les semaines suivant l'élection présidentielle de 2002 sur le mode de la déploration (mea culpa — enfin, pas exactement : nombre de médiateurs ne disaient pas « c'est ma faute » mais plutôt « c'est notre faute » ; en revanche, si on allait un peu plus loin, soit, non plus un vague et indéterminé « les médias ont contribué à faire monter le “sentiment d'insécurité” », mais une interrogation directe, « et vous dans ce contexte ? », vous, ou tel de vos collègues, ou votre chaîne, votre radio, votre journal, c'était autre chose…), mais sur lequel les « grands » médias ne revinrent guère par après sur un mode plus distancié et analytique (je ne considère pas France Culture comme un « grand » média, même si je considère cette station comme un média important), et qui se résume pour beaucoup à cette phrase leitmotiv scandant son chapitre intitulé « L'insécurité dans la campagne, ou le cauchemar-marathon » : « Avec ce qu'on voit à la télé ! ».
Je vis dans une « zone à risque » ; pas la plus risquée des « zones à risques », mais au moins, « la plus risquée » de mon département. Entre ce que je lisais sur mon quartier dans les deux journaux régionaux du coin et ce que j'en constatais de visu, il y avait autant de distance qu'entre la Terre et la Lune — et il semblerait que c'est moi qui vivait sur la Lune. Quant à ce que je pouvais lire ou entendre du côté des « grands médias nationaux », il y avait autant de distance entre ma réalité et celle qu'ils nous présentaient qu'entre la Terre et Mars — mais je vous l'ai déjà dit, je suis un habitant de Mars, donc ça ne m'étonne pas…
« Avec ce qu'on voit à la télé »… Voici ce qu'écrit au début du chapitre Daniel Schneidermann : « “Nous ici, ça va, mais avec ce qu'on voit à la télé !” Deux fois, cinq fois dix fois, la phrase est revenue, dans les reportages télévisés, les jours de cauchemar qui ont suivi le foudroiement du 21 avril 2002. Le Pen au second tour ! Se débattant dans le même cauchemar que la majorité des Français qui n'avaient pas voté Le Pen, les reporters tentaient de comprendre pourquoi les habitants de tranquilles villages de l'Ain ou du Poitou avaient accordé tant de leurs voix à l'extrême-droite. Et toujours la même explication : “avec ce qu'on voit à la télé !” ». Les habitants des « zones à risques » n'ont pas plus voté Le Pen qu'à l'habitude, parce qu'il pouvaient confronter la « réalité médiatique » avec la réalité effective, ceux des « zones à non risques » ou des « non zones à risques » ou des « non zones à non risques », on ne sait trop, n'avaient que la « réalité médiatique » pour se faire une idée des choses. Schneidermann le rappelle un peu plus loin, dans une “étude de cas”, celui de Bilalian : « en mars 2002, le journal de la mi-journée du service public [donc de Bilalian] a évoqué 63 fois le thème de l'insécurité contre 41 fois pour le “Treize heures” concurrent de Jean-Pierre Pernaut sur la chaîne privée TF1 ». Bref, selon leur goût et la date, « les habitants de tranquilles villages de l'Ain ou du Poitou » voyaient un à deux sujets sur le thème. Et outre cela, il y a la manière d'en parler. Citons encore notre auteur : <« Nous pourrions donc, chiffres et citations à l'appui, montrer le matraquage Bilalian. Mais au-delà des chiffres et des répétitions, la singularité de Bilalian est ailleurs. Écoutons par exemple ce lancement du 25 mars, après l'agression (finalement fausse) d'un chauffeur de bus à Marseille : “On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l'impensable survenu la semaine dernière à Évreux, dans un supermarché de Nantes, ou encore à Besançon, avec ces deux jeunes filles en torturant une troisième… Et bien, à Marseille c'est encore autre chose”.
[…]
Abdiquant son rôle de médiateur pous se poser en victime, Bilalian nous retire donc toute échappatoire, toute possibilité de recul par rapport à la course à l'apocalypse. C'est une victime, un miraculé, un rescapé qui, chaque jour, vient témoigner devant nous. Son exemple nous enseigne que l'on peut être à la fois propagateur et victime de l'emballement »
.
Incidemment, l'intervention citée de Bilalian nous apprend que les statistiques sont en-dessous de la réalité : elle compte pour un cas « thème insécurité », or en 45 mots et un soupir, Bilalian parvient à nous parler de quatre cas. Une fois dans sa vie, Roger Gicquel débuta son journal par cette phrase : « La France a peur » ; d'août 2001 à avril 2002, ce fut comme le montage en boucle à chaque JT, de cette amorce. Avec une ou deux piqûres de rappel dans le même JT.
[2] Non pas « décentralisée » au sens où on l'entend depuis 1981, voire 1969 et le référendum qui fut fatal au général de Gaulle : non pas déporter des fonctions administratives ou exécutives vers les régions et les départements, mais « décentraliser les pouvoirs », aller vers une séparation réelle des pouvoirs et une large autonomie de chacun. Certes ça ne réussit pas parfaitement mais du moins la Constitution de la IV° République y tendait.
[3] De temps à autre, je me sens obligé de faire cette mise au point, je m'appuie souvent sur des articles du quotidien Le Monde non parce qu'il est particulièrement condamnable, ni parce que j'aurais quelque chose contre ce journal, bien au contraire : parmi les quotidiens nationaux c'est le seul que je lise quasi tous les jours ouvrables ; de temps à autres je lis Libé ou Le Parisien et parfois, à but de documentation, j'achète Le Figaro, La Croix et quelques autres, mais je ne lis pratiquement que Le Monde. C'est pour ça que je le cite d'abondance : je l'ai sous la main. Pour le reste, il est assez représentatif de l'ensemble de la presse généraliste de grande diffusion, et même plus largement de l'ensemble des grands médias, d'où, les analyses que je fait à partir des articles, chroniques ou éditos du Monde sont extensibles sans problème à tous les médias de grande diffusion, hormis ceux affiliés à un groupe politique particulier.