Chomsky

 A vram Noam de ses prénoms, désigné le plus souvent comme Noam Chomsky ou juste Chomsky (et bien sûr comme Noam par ses amis et ses relations). Un drôle de pistolet, comme on dit. Il fait partie de cette rare catégorie, avec Bertrand Russell, Irène et Frédéric Joliot-Curie, Albert Einstein, les intellectuels engagés autres que philosophes dont l'œuvre scientifique et l'inscription dans le domaine «académique» sont au moins aussi importantes que leur engagement politique et social, et reconnus par le grand public comme des intellectuels éminents et des réfenrences morales. Il est moins rare qu'on ne le croit que les scientifiques aient une activité militante forte, mais en général elle est plus discrète, sauf bien sûr dans le domaine des sciences humaines et sociales, notamment l'histoire et la sociologie. «L'intellectuel» est le plus souvent écrivain (romancier, essayiste ou polémiste) ou, donc, philosophe, ou les deux. Je cite ces quatre-là, outre Chomsky, il y en eut d'autres mais ils furent rares, et plus encore dans le dernier demi-siècle: avant cela et notamment au cours du XIX° siècle on trouve plus de scientifiques qui sont des hommes publics reconnus et écoutés, sinon que cette écoute n'atteint pas ce qu'elle fut au XX° siècle, le siècle des mass media.

Noam Chomsky est un ponte de l'Université et une sommité dans ses domaines, la théorie de l'information, la linguistique et, moindrement mais tout de même, les mathématiques. C'est aussi une notoriété internationale dans l'intervention politique et sociale, on l'a décrit, de manière laudative, comme «le plus grand intellectuel vivant», et plus dépréciativement, le «pape de la contre-culture», deux désignations qui ne lui vont pas trop bien d'ailleurs, selon moi: la mention laudative me semble ne s'appliquer à personne, celle dépréciative implique une chose fausse, il y aurait une «contre-culture» unifiée qui pourrait avoir une figure tutélaire consensuelle, en réalité il y a autant de contre-cultures que de cultures, chacune ayant – ou n'ayant pas – sa figure de référence. Chomsky est, comme le dit la formule, «une figure incontournable de la contre-culture», sans plus, pour autant que le terme de «contre-culture» ait un sens, si on y réfléchit. D'abord parce que la (les) contre-culture(s) est (sont) une (des) culture(s) comme les autres, ensuite parce que toute culture est à l'origine une «contre-culture», une manière de concevoir le monde et la société en rupture avec celles précédentes.

Pour prendre un cas évident, ce que l'on peut nommer la «culture républicaine et démocratique», qui est le lot commun de beaucoup de sociétés actuelles, fut au tournant des XVIII° et XIX° siècles une «contre-culture» relativement à celles les plus communes du temps. Ou pour une période plus proche, si les projets «contre-culturels» des années 1965-1975 n'ont pas imposé des modèles culturels consensuels, une grande partie de leurs éléments constitutifs se sont intégrées aux «cultures» et les ont profondément modifiées. Malgré tout, on peut tenir que Chomsky participe effectivement de la contre-culture pour autant qu'on désigne par ce terme l'ensemble des idéologies et pratiques «alternatives» qui visent non à imposer un modèle cuturel mais à s'opposer, par le discours ou par la pratique, à certaines tendances des modèles culturels dominants.

Quoiqu'il en soit, je pense que Chomsky n'accepte pas sa désignation comme «pape de la contre-culture», pour plusieurs raisons: autant que je sache il est agnostique; il est en tout cas anarchiste et libertaire, ce qui implique qu'il n'a pas une conception pyramidale de la société, avec un chef (un «pape») au sommet; enfin, si même il n'était pas agnostique, sa culture religieuse, qu'il n'a pas reniée, est celle du judaïsme, où la notion d'un «pape», d'un chef idéologique universel, est absente.

Je ne sais en revanche s'il se considère, ou accepte qu'on le considère, comme «le plus grand intellectuel vivant» (ou après sa mort, «le plus grand intellectuel du XX° siècle»…), mais j'en doute. Cela flatte peut-être son ego mais ses positions scientistes et positivistes ne peuvent je crois lui faire admettre qu'on dise que telle personne est «le plus grand [ceci]» quand l'affirmation est subjective: on peut dire que tel est «le plus grand humain du XX° siècle» car on l'a mesuré sous la toise et que nul autre humain avéré n'a atteint sa taille, voire affirmer que tel joueur d'échec est quantitativement ou qualitativement «le plus grand» car il aura été le plus souvent champion du monde ou le plus longtemps premier des grands maîtres, ou le plus inventif, ou les trois, bref, il y a des affirmations de «grandeur» qu'on peut valider, mais «le plus grand intellectuel» induit trop de jugements de valeurs pour que ça soit tenable. Puis je ne crois pas, sans avoir toujours bonne opinion de Chomsky quant à la manière dont il se situe parmi les «intellectuels», qu'il se classe à cette hauteur, et selon moi il considère que pas mal d'intellectuels vivants ou d'intellectuels du XX° siècle sont à quelques pouces, pieds ou aunes au-dessus de lui. Plus encore, je pense que ses positions libertaires et anarchistes lui font considérer insensé un classement de ce genre.

Chomsky… Mon opinion sur le bonhomme a évolué avec le temps, elle est beaucoup moins tranché, binaire, aujourd'hui qu'il y a une vingtaine d'années. Mais du moins une chose n'a pas changé, ou plutôt, deux choses n'ont pas changé: je ne considère que tout est d'égale valeur dans ses travaux, et je constate que beaucoup de gens, en particulier en France, ont un rapport faussé avec lui et avec ses œuvres, ses travaux et ses prises de position publiques. Ce qui est souvent le cas pour les personnes très notoires.


J'ai découvert Chomsky vers le milieu des années 1980, l'époque où je commençai des études de linguistique générale («sciences du langage», comme on dit à l'Université) et où je militais dans divers mouvement à but politique (syndicats étudiants, associations pacifistes, groupes libertaires, etc.). Au début, je me demandais même si le Chomsky linguiste et celui qui écrivait des livres politiques étaient la même personne car dans ces années 1980 rares étaient les linguistes s'intéressant à ses ouvrages politiques, et tout aussi rares les amateurs de ces ouvrages connaissant ses travaux linguistiques. C'est précisément dans cette décennie que Chomsky acquit vraiment une notoriété qui a dépassé des cercles restreints, d'une part ceux confidentiels de la linguistique, de l'autre ceux plus larges mais assez peu perméables au reste de la société des mouvements anarchistes et libertaires. Depuis, sans dire qu'il soit devenu très notoire, il acquit de la célébrité dans des franges plus larges de la société, du moins dans les pays «mondialisés»: l'Europe occidentale, les Amériques, une partie de l'Océanie, le Japon, Israël et la partie la plus mondialisée des autres États.

Ceci ne signifie pas pour autant qu'il soit si connu: la célébrité n'est pas le gage qu'on soit proprement connu, au sens où ceux qui entendent parler d'une «célébrité» n'ont pas toujours une réelle connaissance de ce que cette célébrité a pu réaliser. Je dis cela pour la notoriété «grand public» bien sûr, par exemple quelqu'un comme A. J. Greimas est une sorte de célébrité mondiale chez les linguistes et les philologues médiévaux, mais sorti de ces champs, je crains que sa notoriété soit presque nulle…


Sans parler des «célébrités» dont la seule qualité est d'être célèbres, comme celles, jetables et en général vite jetées, que produit la soit disant «télé-réalité», on peut considérer quatre sortes de célébrités: celles dont le talent est public et qui doivent leur notoriété à cela, celles qui ont accompli une action ou une série d'actions d'éclat, celles qui, avec ou sans talent, ont une notoriété basée sur la publicité, enfin celles qui ont obtenu la célébrité par un (des) talent(s) spécifique(s) mais non publique(s).

Dans la première catégorie on aura reconnu les personnes qui pratiquent une activité dont la caractéristique commune est de donner lieu à spectacle: comédiens, chanteurs, danseurs bref, pratiquants de ce qu'on appelle «arts du spectacle», sportifs, médiateurs visibles (animateurs, journalistes de plateau, éditorialistes et «grandes plumes» de la presse, grands reporters, etc.), artistes «non spectaculaires» les plus visibles parmi les peintres, sculpteurs, écrivains, enfin cette frange assez limitée des personnes qui font dans le spectacle et qui le plus souvent n'ont de célébrité que chez les amateurs, notamment les réalisateurs et scénaristes, les producteurs de musique, les éditeurs, bref les rares gens visibles de la partie non visible du spectacle. Il ne s'agit pas pour ces célébrités de déterminer si leur célébrité repose sur un talent réel et notable, mais de constater d'une part que c'est ce talent qui est la base de leur notoriété, de l'autre qu'il est effectivement connaissable et en général, connu. Pour le reste, savoir si leur talent est valable ou non n'est qu'affaire de goût.

La deuxième catégorie concerne toutes les personnes qui, avec ou sans talent et que ce talent ait ou non un rapport avec elle, ont une réputation reposant sur des actions qui, peut-on dire, sont indépendantes de leurs qualités supposables. Ce sont notamment les criminels et délinquants, les «héros» d'un jour ou d'une vie, et plus largement tous ceux qui ont accompli une action ou subi une situation qui induit en soi la célébrité. Le cas des criminels (ou des victimes) célèbres et des personnes ayant subi une catastrophe naturelle ou provoquée est particulièrement significatif de cette catégorie: importe ici non pas leur personne mais la situation dans laquelle ils sont acteurs.

La troisième catégorie concerne toutes les personnes dont l'activité suppose une part de spectaculaire. Les plus notables membres de cette catégorie sont bien sûr ceux qu'on nomme politiciens ou hommes politiques: leur notoriété est fonctionnelle et ne s'appuie que sur la publicité qu'ils font (ou que l'on fait) de leurs pratiques ou de leur statut. Le niveau de notoriété d'un politicien n'est pas directement lié à l'efficacité de son action publique. L'exemple le plus notable de la chose en France, ces dernères décennies, est celui de Jean-Marie Le Pen: en plus de cinquante ans de vie politique, sauf peut-être durant l'épisode avorté des députés poujadistes, il ne s'est jamais trouvé (et selon moi a toujours soigneseument évité d'être) en situation d'avoir à prouver ses capacités à gérer une collectivité territoriale, ce qui ne l'empêche d'être un politicien notoire et même internationalement connu. La politique a deux faces: celle cachée qui est proprement la gestion de la chose publique, et celle publique qui concerne les politiciens, un terme désignant la part spectaculaire de l'activité, celle de la «représentation»: on demande à un politicien, non pas de bien agir pour la collectivité, mais de bien «représenter» ses mandants; parfois les deux aspects résident en une même personne, souvent ce n'est pas le cas, mais ça n'importe pas.

La dernière catégorie, et bien ce sont toutes les célébrités qui ne ressortent pas des trois précédentes. Elle peut cependant être divisée en plusieurs sous-catégories: d'abord une première subdivision entre «talentueux» et «non talentueux», et dans chacune de ces saus-catégories, les «promus» et les «élus».

L'opposition entre «talentueux» et «non talentueux» ne suppose pas un talent réel pour les uns et les autres, c'est plus fonctionnel que réel. Est supposée «talentueuse» une personne qui doit sa célébrité à une reconnaissance sociale préalable de ses talents, et par contraste est supposée «non talentueuse» celle qui n'a pas cette reconnaissance. Pour prendre un exemple concret, la notoriété initiale de Pierre Vidal-Nacquet, Alain Decaux et Robert Faurisson est celle d'historiens: les deux premiers ont bien eu la reconnaissance sociale de ce talent, l'un par ses titres (et ses travaux) l'autre par ses travaux; le troisième n'a pas eu cette reconnaissance; donc on dira les deux premiers «talentueux», le dernier «non talentueux», ce qui n'induit rien de leurs talent réels (sinon que, selon moi, Faurisson est réellement non talentueux – du moins, comme historien…). Après, il y a donc cet aspect «promus» VS «élus»: ça désigne la manière dont une personne acquiert une notoriété qui dépasse son champ initial.