Innéité ou acquisivité des langues ?

Un exposé de la question

 L es langues participent-elles de l'innéité ou, que dire ? « L'acquisité » ? « L'acquisivité » ? Bref, sont-elles du domaine de l'inné ou de l'acquis ? Mais que sont l'inné, l'acquis ? Des notions valides ou l'héritage d'une réflexion un peu dépassée comme le sont les… “acquis” des sciences du XIX° siècle ? J'ai (assez mal) traduit un article fort intéressant d'un dénommé Michael Albert sur la « grammaire universelle », pas très assuré sur un plan scientifique mais, de ce fait, permettant de se faire une idée assez juste d'un certain courant de pensée. Vous pouvez sur ce site même consulter la version originale ou la traduction à la volée. L'ayant lu vous constaterez que dans sa conclusion l'auteur fait exactement ce qu'il indique ne pas devoir être fait. Il explique :

« Il est élémentaire que vous puissiez apprécier ou dénigrer une vérité, mais vous ne pouvez sensiblement pas décider si quelque chose est vrai du fait que vous l'appréciez ou la dénigrez ».

Il ne dit pas positivement qu'il rejette « l'environnementalisme » (dont nous ne saurons guère plus que ce nom[1]) parce qu'il ne l'apprécie pas et le juge réactionnaire, mais ça y ressemble bien. Il ne le déprécie pas en tant que la théorie serait peu scientifique, mais en tant que les options politiques des ses défenseurs ne lui conviennent pas. Comme le dit Normand Baillargeon : « Si quelqu’un avance devant vous une idée de Milton Friedman et que vous répondez “On sait bien : il est de droite” au lieu de chercher à comprendre et éventuellement réfuter l’idée, vous venez de commettre un ad hominem ». Je fais quoi, avec ça ? J'ai des arguments philosophiques et scientifiques pour montrer que le « mentalisme » n'est pas une hypothèse mais une modélisation fonctionnelle rendant compte de certaines régularités, mais sans les expliquer. Albert s'en prémunit puisqu'outre les procédés spécifiés dans la note 1, il en utilise un non listé par Baillargeon, la « disqualification préventive », corollaire de l'ad hominem : les tenants d'hypothèses non mentalistes sont soupçonnés de les soutenir pour des raisons autres que scientifiques, ergo les arguments qu'ils opposeront aux théories mentalistes ne seront pas scientifiques. Pourtant, Comme dit Gregory Bateson :

Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des « fondamentaux » scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les « causes et raisons » pour lesquelles l'opium provoque le sommeil : « Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva) ». Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système – l'homme tombe endormi –, le savant l'explique en donnant un nom à une « cause » imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions : c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une « adormitosis » qui « s'exprime » dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait « dormitives », en ce sens qu'elles endorment en tout cas la « faculté critique » (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle « marche » surtout dans le cas des « hypothèses dormitives ».
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe : varie-t-il en fonction de la température ? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer ? quelle est sa formule moléculaire ? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ.

Liste à laquelle on peut ajouter la « grammaire universelle », « hypothèse dormitive » s'il en fut : que les langues humaines obéissent à des règles communes, nul besoin d'avoir fait un cursus de quinze ans et par dessus trente ans d'études en laboratoire pour le comprendre ; qu'il y ait des régularités dans les langues ressort de l'évidence de la virtus dormitiva, et contrairement à ce que dit Michael Albert n'importe quel locuteur en a conscience : qu'il ne les explicite pas ni ne les nomme ne signifie pas qu'il en est inconscient, tout le monde a conscience de respirer et comprend globalement « comment ça marche », peu de gens en feront une description de physiologiste ; que « la formation des structures du langage » soit un « processus mental », même le plus radical des (supposés) « environnementalistes » l'acceptera – mais au lieu d'expliquer que le locuteur « externalise une fonction innée », il dira qu'il internalise une fonction acquise. Mais sur ce point, aucune des deux hypothèses n'est démontrable ; elles ont une visée pratique et seul compte ce critère : fonctionnent-elles ? Paradoxe des paradoxes, les thèses « mentalistes » se révèlent le moins efficaces là où elles devraient fonctionner le mieux : puisque les « fonctions du langage » sont du domaine de « l'inné », les découvertes que le mentalisme fait devraient s'appliquer au mieux à l'enseignement des langues aux jeunes enfants ; or, utiliserait-on une méthode « mentaliste » plutôt que comportementaliste (la bonne vieille méthode par répétition, correction et imitation), j'ai l'impression qu'on attendrait très longtemps les démonstrations de la virtus dormitiva du “précablage mental” du langage. En fait, savoir que dans une langue donnée toutes les productions respecteront une forme canonique (« préfixée » ou « suffixée » par exemple) est utile à quelqu'un qui possède déjà une langue ; pour ces « grands apprenants » que sont les enfants de moins de deux ans, il leur faudra le découvrir par la technique « mentalement » moins gratifiante mais bien éprouvée dite essai/erreur…


De faux arguments pour un faux procès

Que dire ? Le texte de Michael Albert n'est pas vraiment parvenu à me convaincre que la « grammaire universelle » version Chomsky & Co soit l'hypothèse la plus conséquente concernant le langage. Puis, il prête beaucoup à ses « I-linguistes » – on prête parfois aux pauvres. Par exemple la découverte de ce que « chaque enfant démarre en étant ouvert à toute langue » n'est pas propre aux « I-linguistes », dirais-je même, elle ne leur doit pas beaucoup : elle est le fait de comportementalistes et surtout d'empiristes qui se sont aperçus qu'entre leur naissance et l'âge de six mois environ, les enfants qui au départ émettent toutes les sortes de sons émissibles par un gosier humains font une sorte d'échantillonnage, pour finalement ne plus émettre que les sons correspondant à la langue ou aux langues qu'ils entendent habituellement. Ce qui, sans l'infirmer, du moins ne confirme en rien l'hypothèse innéiste pour la phonétique. Autre problème, la supposée « pauvreté du stimulus » auquel seraient soumis les enfants : en étant très pessimiste, on peut considérer qu'entre sa naissance et l'âge de deux ans, un enfant normal est soumis à au moins deux stimuli par minute, environ dix heures par jour, soit au final environ un million de stimuli – en fait, vous pouvez sans problème multiplier ce nombre par dix, mais disons un million. Ma foi, ça me semble former une base d'information assez riche pour se faire une « petite » idée de la manière dont une langue particulière fonctionne… Exit cet argument.

Un des exemples donnés par notre auteur est fort instructif, celui des éléments directeurs de phrases préfixés ou suffixés (à considérer qu'une « préposition suffixée » est un étrange objet…). Pour notre auteur, ceci serait une des confirmations de la non-linéarité des règles linguistiques ; mais comme il affirme que dans une langue donnée, « quelle que soit la voie suivie, avec une bonne approximation ce sera la voie pour toutes les sortes de locutions », ceci implique qu'un enfant, aussi pauvres soient les stimuli auxquels il sera soumis, s'apercevra sans peine que le « mot important » dans un type de phrase donné, sera toujours à la même place, ergo c'est une règle linéaire, et non pas « dépendante de la structure ». De plus, le postulat selon lequel un enfant est capable de produire des énoncés d'un type qu'il n'a jamais entendu auparavant est à l'évidence une invention de laborantin fou : pour pouvoir énoncer un mot quelconque, il faut déjà le connaître ; pour le placer au bon endroit dans un type de phrase donné (par exemple, en premier dans une phrase nominale pour une langue préfixée), il faut l'avoir identifié en tant que le type de mot idoine pour la phrase idoine, et surtout connaître la structure de phrase idoine[2]. Là non plus nul besoin de faire appel à un modèle implicite « dépendant de la structure », mais plutôt à un phénomène d'échantillonnage décrit depuis environ un siècle par les linguistes structuralistes censément mis à mal par les « I-linguistes », avec la mise en évidence de deux axes, dits paradigmatique (les classes de mots) et syntagmatique (les classes de phrases) ; dans une langue donnée, les classes de mots étant en nombre limité – cinq ou six –, les classes de phrases guère plus nombreuses – au plus sept ou huit –, et les mots ayant, ainsi que nous l'explique Michael Albert, une place prévisible dans les phrases, l'enfant aura environ deux ans pour apprendre à identifier une cinquantaine de combinaisons tout au plus. Une fois acquis le mécanisme de base, l'autre source d'étonnement admiratif de notre auteur – et de Noam Chomsky – est le fait que notre enfant apprendra jusqu'à douze mots et plus par jour en phase haute (vous connaissez beaucoup d'enfants qui, ailleurs que dans les discours de « I-linguistes », acquièrent, ne serait-ce que douze mots par jour et ne serait-ce que durant trois mois ?). Même si le fait était constaté, en quoi serait-ce à la fois étonnant et uniquement explicable par l'innéité ? Pour prendre un exemple au moins aussi complexe que le langage, celui de l'apprentissage du tennis, doit-on supposer un « organe mental (ou physique) inné du tennis » pour expliquer, 1/ la capacité d'un individu à jouer au tennis, 2/ sa capacité à en comprendre les règles implicites et explicites, 3/ sa capacité à progresser de manière très rapide une fois acquis les principes de base, et 4/ sa capacité à réaliser des figures qui tout à la fois respectent les règles de bases et sont innovantes ? Ou ne devrait-on pas plutôt supposer dans « l'hypothèse de l'innéité », et ainsi que dit, une de ces virtus dormitiva dont nous parle Gregory Bateson ?

Un passage significatif de l'article est celui de la « justification » de la théorie innéiste des « organes mentaux » par la mise en équivalence de la variabilité morphologique faible des humains. C'est prendre l'ensemble des « E-linguistes » abusivement regroupés en un seul bloc « environnementaliste » pour les imbéciles qu'ils ne sont pas – ou se montrer soi-même un imbécile – que de caricaturer leurs positions ainsi : sauf quelques rares « environnementalistes » aussi obtus qu'un « I-linguiste », la plupart des non innéistes postulent qu'un être humain possède une base sensori-motrice spécifique (propre à l'espèce) qui lui permet d'accéder à la faculté de langage. Mais à la différence des innéistes, il tiennent pour premières les conditions environnementales de réalisation de ce potentiel ; puis, il ne leur semble pas scientifiquement fondé ni nécessaire de postuler quelque « organe mental inné » du langage pour expliquer qu'un être humain puisse parler ; enfin, d'un point de vue scientifique encore, il leur semble que les théories innéistes manquent aux trois premiers critères pour évaluer la validité d'une théorie : élégance, économie, falsifiabilité. La question étant, pour Michael Albert, la validité scientifique des diverses hypothèses, ce dernier point me semble crucial. Mais on peut aussi constater que, dès la partie « Extrapolation vers d'autres domaines », ce critère de scientificité devient secondaire, celui politique devenant pour Albert – et Chomsky – premier. Comme le dit Michael Albert, « en répondant à la question “pourquoi les intellectuels favorisent l'environnementalisme si fort ?” les questions de préférences et d'intérêts méritent attention », pour autant qu'on remplace « environnementalisme » par « innéisme ».

Albert use contre les « environnementalistes » de la fin du XX° siècle d'arguments dont usaient les adversaires des comportementalistes et des structuralistes – les « environnementalistes » chez Albert – au début du même siècle. Là-dessus, « L'ardoise vierge » n'a rien d'une idée de linguiste non-innéiste de 1998, tout de celle d'un anti-non-innéiste de 1910. Une chose me paraît curieuse : sensiblement, « l'hypothèse innéiste » apparaît assez anti-darwinienne, ou au moins anté ou péri-darwinienne – lamarckienne, spencérienne – or, quand le darwinisme se fonde, sont à la fois innéistes et partisans de « l'ardoise vierge » les tenants de ce type de théories. Ce qui prouve au moins deux choses : l'innéisme ne considère pas ce qu'on peut croire être effectivement inné, mais ce qui apparaît tel à une époque donnée ; on dira qu'Albert ne fonde pas ses arguments en raison, mais utilise les notions jugées disqualifiantes, quelque fallacieuses soient-elles, pour mettre en doute les théories autre qu'innéistes.

Mais dans le passage mettant en équivalence « organes mentaux » supposés et organes physiques avérés, Albert nous donne, dira-t-on, le bâton pour se faire battre. Qui contestera qu'un être humain “moyen” a une certaine conformité, qui est la base commune de l'espèce ? Pas moi ni, je présume vous qui me lisez. À partir de cette base commune génétique, on n'a pas toujours un individu congénitalement « normal » au sens où l'entend Albert : tels naissent sans bras, tels sans jambes, tels sans bras ni jambes ; l'absence de rate ou même de foie chez un nouvel individu est un événement qui arrive – un de mes oncles est né avec un foie faisant le quart de la taille d'un foie « normal » – ; il arrive même que des individus naissent sans néocortex ou presque. Que dira Michael Albert là-dessus ? Probablement ce que j'en dirai : un « accident génétique ». Accident génétique certes, mais causé par quoi ? Supposera-on qu'un tel accident est… génétiquement programmé ? Sans l'affirmer, je ne crois pas qu'Albert le soutiendrait. C'est donc dû à quelque cause « environnementale ». Donc, si un humain nait avec une certaine conformation, on peut supposer que c'est dû à quelque cause environnementale – il est né dans des « conditions normales ». Car si nul humain ne nage ni ne vole en effet certains rampent, certains ne sont pas « comme tout le monde »… Ceci règle l'évidence de l'organe mental par l'évidence de l'organe physique – qui est, incidemment, une « explication » particulièrement imbécile : en quoi l'évidence des organes physiques peut-elle expliquer l'inévidence des organes mentaux ? Avec ce genre d'« évidences » on explique la génération spontanée…

Par là-dessus, et il semble bien que ceci n'apparaisse pas clairement à « l'organe mental inné » de la science d'Albert – du moins on l'en espère pourvu –, ce paragraphe me semble bien une « défense et illustration des thèses environnementalistes », du moins les vraies, et non la caricature qu'il nous présente. Contrairement à ce qu'il tente de nous faire croire, être « environnementaliste » ne consiste pas à croire que nous sommes des « ardoises vierges modelées par l'environnement », mais à considérer exactement ce qu'il nous expose comme une thèse « mentaliste » :

« Nos aspects physiques ont beaucoup en commun … du fait de la symétrie latérale, de la présence de bras, de jambes, d'un cœur, d'une rate, [mais] nous avons besoin de nourriture pour faire croître nos organes. Nous avons besoin de stimulation visuelle et auditive pour que nos capacités de voir et d'entendre apparaissent correctement, mais la base pour tout cela est fournie de manière innée, essentiellement semblable d'une personne à l'autre ».

Que dit l'environnementaliste, et avec lui le comportementaliste ? Qu'il y a ce qu'on appellera des « limites de contraintes » : d'un humain ne pourra naitre un cobra, une carpe, un kangourou ou un moineau ; puis il y a des latitudes : d'un humain peut naître un individu parfois très éloigné des normes de l'espèce, jusqu'au point d'être non viable – par exemple des individus sans cerveau ou sans cœur – ; pour ceux assez ou très proches de « la norme », d'évidence ils ont le même potentiel que tous les autres membres de l'espèce, mais pour que ce potentiel soit effectif, « nous avons besoin de stimulation visuelle et auditive pour que nos capacités de voir et d'entendre apparaissent correctement », et nous avons besoin d'être dans un environnement où nous serons soumis à des stimuli d'ordre langagier pour acquérir le langage. Si nous avons les organes nécessaires à l'apparition du langage, sans environnement propice ça reste une virtualité. De même, un individu dénutri ne croîtra pas de la manière attendue, celui à qui on n'apprend pas à marcher sur deux jambes rampera ou au mieux se déplacera sur ses quatre membres, celui à qui n'enseigne pas les règles de la morale sera amoral, etc. Il se peut aussi qu'on ne parvienne pas à activer les « organes innés » sensoriels, physiologiques et « mentaux ». Supposera-t-on que l'échec vient de ce que l'éducateur est franc-maçon ou qu'il figure parmi les théoriciens qui se trompent ? Ou devra-t-on supposer que pour y parvenir, il faut certaines conditions, en partie propres à l'espèce, en partie propres à l'individu, en partie dépendantes du contexte ?

In abstracto, « l'être humain “inné” » peut être champion de 110m/haies ; de facto, fournirait-on à un myopathe les conditions sensées optimiser « l'organe inné du 110m/haies », il ne l'activera jamais ; inversement, un humain « inné » à qui on ne fournit pas l'alimentation et l'entraînement acquis nécessaires et qu'on aligne contre des athlètes affûtés, restera très en arrière. Une réalisation est donc un compromis entre le génétique (aucune limace ne sera jamais championne de 110/haies), l'atavique (un myopathe ne le sera jamais), le congénital (un humain mesurant moins d'un mètre vingt ne le sera jamais), le conditionnement environnemental contingent (un humain rachitique suite à une sous-alimentation ne le sera jamais) ou accidentel (un humain ayant eu la polio ne le sera jamais), et le conditionnement contextuel (un humain ne s'alimentant pas d'une certaine manière ni n'ayant un certain entraînement ne le sera jamais). Dans au moins deux des cas humains on ne peut supposer à l'individu un « organe inné » du 110m/haies, quoi qu'il puisse être. Et on ne peut pas supposer un organe inné de la myopathie ou du nanisme, si on en peut supposer un acquis[3]. Michael Albert ou Noam Chomsky pourraient certes me dire que le fait qu'un « organe inné du 110m/haies » ne soit pas activé n'implique pas son inexistence, je dirai que supposer l'existence d'un organe inné qui ne s'active qu'en fonction des conditions du milieu revient à supposer qu'existe une chose qu'on ne peut démontrer et qui en outre ne fait pas l'économie de la cause qu'elle est censée invalider, celle environnementale…


Pour une défense de « l'environnementalisme »

L'innéisme tel que le décrit Michael Albert – et tel que je l'ai compris – apparaît une théorie de tendance lamarckienne, où les caractères acquis deviennent héréditaires. Ce qui me pose problème à deux titres au moins : depuis le deuxième tiers du XX° siècle les thèses « environnementalistes » dominent, non pour des raisons idéologiques, ou parce que Darwin et ses suiveurs avaient de puissants appuis politiques comme semble le croire Albert, mais parce que les théories « mentalistes », et équivalent pour la physiologie, ne sont pas convénientes avec les hypothèses scientifiquement les plus fondées concernant l'évolution et l'hérédité ; pour l'économie écologique, il semble plus intéressant pour une espèce de réduire que d'augmenter son stock de caractères comportementaux innés et ceci apparaît le trait le plus fondamental de l'espèce humaine. Car contrairement à ce qu'affirme Michael Albert, loin que les enfants aient une compréhesion intuitive ou immédiate de la langue, il leur faut des années pour maîtriser les concepts. Le postulat de notre auteur semble que dès lors qu'on parvient à maîtriser l'usage de la langue en tant que « chaîne parlée », on maîtrise le sens dans toutes ses acceptions – cf. « l'exemple » de “personne”. Or pour qui fut enfant, les choses se passent autrement : on accède progressivement, par imitation, exemples, corrections, et toutes ces choses si aberrantes pour Albert, aux diverses acceptions. Pour le cas du mot “personne”, l'enfant de trois ou quatre ans en possède-t-il la compréhension du philosophe penché sur son lutrin depuis trente ans ? Non. Il en connaît les usages dans les contextes où il l'a vu employer, et n'accède qu'à une partie des contextes d'emploi et des significations induites – discutez donc de l'évolution du statut de la personne dans les législations dérivées du droit romain entre les IX° et XXI° siècles pour déterminer si votre petit voisin de neuf ans a bien pénétré toutes les arcanes du sens du mot, et racontez-moi la chose ensuite…

Mon expérience m'indique ceci : pendant un long temps, disons, jusqu'à sept ou huit ans, je ne me suis guère posé la question du sens des mots, mais seulement de leur usage : le fait d'énoncer le segment

[donmwadlakrεmkaramεl] (“donne moi de la crème caramel”)
ne me faisait pas accéder aux arcanes du rôle syntaxique des formants de cette phrase ni à la compréhension innée de la composition chimique de la crème caramel, mais avait une indéniable efficacité pour inciter mes géniteurs à me pourvoir en la chose, pour autant que j'ajoute les « mots magiques », vous savez : s'il te plaît. Pendant une période assez longue, jusqu'à quatorze ou quinze ans, les diverses acceptions des divers vocables que j'employais vinrent à moi peu à peu, par cette méthode fort ennuyeuse mais indéniablement efficace : l'explication. Peut-être suis-je un humain de seconde ou de troisième catégorie, avec l'organe mental de la langue imparfaitement constitué, mais selon mon expérience toujours, tous les enfants qui m'entouraient se trouvaient dans la même situation.

J'avais écrit en son temps un texte intitulé « Le Sens des mots », où je disais justement qu'en fait, j'ai bien du mal, comme la plupart d'entre nous, à définir un mot. Contrairement à ce que semble croire Albert, un enfant n'a pas un compréhension aussi, et même, plus étendue des mots que le linguiste ou le philosophe. Il se demande :

« [Les enfants] miment-ils le sens ? Doivent-ils essayer diverses alternatives, être corrigés, et lentement découvrir la vérité ? Ou le concept sous-tendu est-il leurs de manière innée (ou au moins quelque arrangement d'éléments sous-tendant ces concepts), et alors ce qu'ils ont à faire n'est qu'appliquer la forme sonore qu'ils entendent aux concepts dont ils disposent déjà ? »

Intéressant. Et bien, vous n'allez pas le croire, mais mon expérience m'indique qu'en effet ça se passe ainsi, les enfants « miment le sens ». À remarquer que ce n'est que la formulation vaguement habillée de scientificité d'une doctrine de quelques 2.400 ans, exposée par Platon dans le Cratyle, dite « idéalisme linguistique » et s'opposant au « nominalisme » : Cratyle énonce que les mots sont substantiellement, « naturellement » liés aux choses, tandis que Socrate soutient qu'ils leurs sont attachés par convention ; en revanche les idées sont liées substantiellement aux choses, les mots ne faisant que nommer des concepts existant préalablement dans nos esprits. Chomsky nous explique que :

« De cette manière [par l'hypothèse innéiste] nous pouvons atteindre à une solution du problème de Platon, selon des directions non entièrement différentes de celles de Platon, mais purgées de l'erreur de la notion de vie antérieure ».

Problème qui est, nous dit Albert citant Russell :

« Comment se fait-il que les êtres humains, dont les contacts avec le monde sont brefs et personnels et limités, sont capables d'en connaître autant qu'ils en connaissent ? »

Le « problème de Platon »… me pose deux problèmes : je ne crois pas que ce problème soit un problème, je veux dire, les contacts des humains avec le monde ne me paraissent pas particulièrement brefs et limités, ni ne me paraissent personnels ; puis, au contraire de ce que dit Chomsky, l'hypothèse innéiste ne me paraît pas prendre « des directions […] purgées de l'erreur de la notion de vie antérieure » et me semble simplement utiliser les moyens discursifs de la science contemporaine pour habiller un vieux mythe irrationnel d'une fausse apparence de modernité rationnelle. Enfin, il y a un troisième problème, d'ordre plus général, concernant l'affirmation d'Albert, selon qui « le concept sous-tendu [est à disposition des enfants] de manière innée […], et alors ce qu'ils ont à faire n'est qu'appliquer la forme sonore qu'ils entendent aux concepts dont ils disposent déjà ». Or de nombreux chercheurs en linguistique, en sémiotique ou en sémiologie, travaillant sur les questions de champs lexicaux et sémantiques et sur celles de l'économie générale des langues, ont mis en évidence le fait que d'une langue l'autre, d'un groupe social l'autre, d'un individu l'autre, les concepts disponibles, même couverts d'un terme identique ou – d'une langue à l'autre – désignant « la même réalité » concrète ou abstraite sont irrecouvrables et, loin qu'ils s'appliquent « aux concepts dont ils disposent déjà », ne permettent aux individus que de faire un découpage de la réalité dépendant de leur contexte linguistique large – la langue qu'ils parlent – et restreint – la variante dialectale, sociolectale ou idiolectale dont ils usent habituellement. Si les individus n'avaient donc « qu'[à] appliquer la forme sonore qu'ils entendent aux concepts dont ils disposent déjà », cela signifierait qu'une fois les « mots-idées » acquis, les énoncés seraient univoques. Or, une des tâches que se fixe la GGT depuis bientôt cinquante ans, et qu'elle n'est jamais parvenue à réaliser, est justement de déterminer les règles qui permettraient de désambigüiser les énoncés ambigus. Cela signifierait aussi, puisque les « concepts » seraient innés, que les énoncés émis dans une langue donnée, une fois réduits à leurs « structures profondes » pourraient être retranscrits sans problème dans une autre langue – ou dans la même. Or, pour qui s'est confronté à la question, traduire un texte, y compris d'un sociolecte à un autre de la même langue, est assez problématique.

Sur la première question, la discussion est impossible : on pourra faire tout ce qu'on veut pour démontrer à un partisan de l'astrologie que la croyance en le gouvernement de la personnalité par les planètes n'a aucune base solide, la croyance ne se commande pas puisque ne requérant pas de preuve avérée pour s'établir. Dès lors qu'avec semble-t-il la meilleure bonne foi Michael Albert considère que les enfants ne miment pas le sens (c'est-à-dire : ne sont pas capables d'utiliser correctement un mot dans son contexte sans en comprendre, par nécessité, pleinement le sens), ne doivent pas essayer diverses alternatives, ne sont pas corrigés, et ne découvrent pas lentement la vérité, à partir de là, il devient difficile de discuter de la seule chose raisonnablement discutable : quelle est la part de l'inné et de l'acquis, en qualité et en quantité, dans l'apprentissage d'une langue ? Sur la troisième, la « scientificité » de la rationalisation du réputé « problème de Platon », pas trop besoin de discuter non plus : la « solution » de ce « problème » n'est valide qu'à partir du moment où l'on considère que le problème existe. Comme je ne le crois pas, toute « solution » ne peut à l'évidence m'apparaître que creuse rhétorique. Reste la deuxième question : le « problème de Platon ». Si je le trouve non pertinent, dès lors que Michael Albert m'explique que la « I-linquistique » est une tentative pour le résoudre et que Chomsky m'affirme que la grammaire universelle et l'extension de ses « découvertes » à d'autres domaines des activités de l'esprit sont une réponse à ce problème, on comprendra que je tiendrai cela pour nul et non avenu.


Le “Problème de Platon”

Tel que posé par Russell et tel qu'accepté, semble-t-il par Chomsky, ses émules et ses épigones, ce « problème de Platon » se répartit en trois clauses,

  1. La durée de vie moyenne (ou maximale) d'un individu est très brève ;
  2. Sa relation au monde est essentiellement d'ordre individuel, personnel ;
  3. Ses rapports au monde sont limités.

De ces trois clauses découle qu'il est mystèrieux et pour tout dire miraculeux qu'ils puissent en savoir autant qu'ils en savent et en faire autant qu'ils en font.

La première clause n'est pas scientifique, mais sentimentale : tout être humain a le sentiment que sa vie est « trop brève » pour quoi que ce soit ; cette clause n'a rien d'un argument rationnel, tout d'une lamentation subjective. Bien que présentée comme séparée de la première, la troisième clause en est le corollaire : si notre vie est très brève, par nécessité notre rapport au monde est très limité. Reste la seconde clause : si elle est vraie, alors effectivement acquérir tout ce que nous acquérons et réaliser tout ce que nous réalisons ressort du miracle ou doit s'expliquer par une prédisposition innée à savoir ce que nous savons et faire ce que nous faisons. Il se trouve justement que les humains ont pour particularité d'entretenir conjointement un rapport collectif et personnel au monde : à un niveau, ils ne sont qu'un rouage, un élément de la société, telle la fourmi dans sa fourmilière ; à un autre niveau, ce sont des individus autonomes agissant pour leur propre compte ; à un autre niveau encore ce sont les éléments de plusieurs groupes au sein desquelles ils participent à une œuvre commune qui vise à satisfaire les besoins individuels de ses membres ou remplit une fonction pour une société ou un groupe plus larges, ou encore agit pour le groupe lui-même.

Puisque Chomsky semble apprécier les exemples concernant les constructeurs de ponts, se poser la question métaphysique, comment un être humain sait-il tant de choses avec son petit « rapport personnel » au monde, revient à se demander : comment un ingénieur ou un architecte parvient-il, avec ses petits bras, à construire le Golden Gate ? Il faut avoir une conception limitée et solipsiste de la vie d'un individu pour se poser ce genre de questions : si la majeure partie des tâches sont réalisables par un individu seul, certaines nécessitent le concours de plusieurs ; on répartira alors la tâche, en ayant un maître d'œuvre, un ou plusieurs maîtres d'ouvrage, et pour le Golden Gate par exemple, on demandera à un architecte d'être maître d'ouvrage ; celui-ci demandera à son équipe d'architectes de lui soumettre des projets répondant à la demande ; pendant ce temps une ou plusieurs équipes de topographes feront des relevés de terrains, une équipe de géologues étudiera la qualité du sol, une équipe d'océanographes étudiera les courants, les marées, la salinité de l'eau, et une fois le projet finalisé, des dizaines ou des centaines d'équipes d'ouvriers fabriqueront les poutrelles, les câbles, les tiges d'aciers pour le béton, couleront les dalles de béton, poseront les poutrelles, les câbles, la chaussée, feront couler et étaleront l'asphalte, etc. De même, pour les choses de l'esprit nul besoin d'imaginer des génies ayant « l'organe de la science » implanté dans l'occiput pour comprendre comment se fait la science, il suffit par exemple de se rendre au CERN à Genève pour voir comment trois cent cerveaux certes brillants mais somme toute assez limités parviennent, en s'organisant et avec quatre ou cinq « maîtres d'ouvrages » travaillant en coordination, à faire progresser le savoir humain sans qu'il y ait besoin de présumer que ce savoir est inné… Aucun de ces individus ne dispose de tout le savoir nécessaire pour la tâche ; tels ont des connaissances suffisantes dans plusieurs domaines pour les coordonner, sans pour autant avoir les connaissances suffisantes dans chaque domaine pour mener seuls la tâche à bien ; certains ont des connaissances étendues dans tel domaine mais très peu même dans ceux limithropes ; aucun n'a une compréhension effective de l'ensemble du travail, et pourtant, ensemble ils le réalisent.

« Le problème des I-linguistes » à défaut d'être celui de Platon, semble leur adhésion à une fiction improbable : « l'Esprit Humain » isolé, fermé, produisant dans la chaudière solipsiste de son cerveau les Pensées qui feront le Savoir de Demain. Or, ça ne se passe pas comme ça : difficile de séparer la part de mon savoir propre de ce qui me vient de mes prédécesseurs ou de mes contemporains, mais ce qui est « personnel » forme a maxima la cent millième partie de ce savoir, et je suis très optimiste. En fait je constate pour moi-même la chose suivante : plus j'acquiers de connaissances dans un domaine spécifique, plus mes nouvelles connaissances dans le même domaine sont rapidement et facilement intégrées, non pas parce qu'un quelconque savoir préétabli serait « éveillé », mais parce que les connaissances déjà acquises me permettent de faire l'économie de la compréhension de tous les éléments de ce nouveau savoir ; par exemple, je n'ai pas besoin de réapprendre les bases de la linguistique pour appréhender certaines nouvelles notions, puisque je les possède déjà, ce qui fait que, lisant un ouvrage de plus dans le domaine, je survole les 80% à 95% de notions connues et les relie facilement aux 5% à 20% de notions nouvelles, mais en même temps j'étends bien mon savoir, disons, de 60% ou 70% de ce que contient l'ouvrage, pour la raison que les notions anciennes qu'il contient ont une pertinence de « nouveauté » à l'éclairage des notions nouvelles. Cela a l'air compliqué mais ne l'est pas et signifie ceci : pour acquérir « 15 points de savoir » ou quelque chose du genre, je n'ai pas besoin d'apprendre pour 15 points de savoir, mais seulement pour 2 points, plus 18 points de savoir ancien dont 5 points de « commentaire » et 13 points de savoir ancien mis en relation avec les 2 de savoir réellement nouveau qui au final feront 15 points de connaissance nouvelle de type « savoir ».

Hormis le fait que je mets en doute la réalité de l'assertion de Chomsky, selon qui en « pic d'acquisition » un enfant est capable d'engranger douze mots nouveaux ou plus par jour, le fait qu'à un certain moment cette acquisition s'accélère ne requiert pas une explication innéiste : une fois les mécanismes généraux d'acquisition du vocabulaire en place, il faut très peu d'indices pour déterminer le statut syntactico-paradigmatique d'un mot (son genre et son emploi), d'où, le seul et plus gros travail a faire est de déterminer son sens, et là aussi, on le fera avec très peu d'indices ; si j'entends pour la première fois le mot “papaye”, je dirais : qu'est-ce que c'est ? Avant même de vouloir en savoir plus, il y a pratiquement toutes les chances que dans son contexte d'emploi je sache déjà que c'est un nom du genre commun, ce qui fixe instantanément des dizaines de propriétés valables pour tous les noms communs et exclut toutes les propriétés qui ne s'y appliquent pas ; après, on me dira quoi ? C'est un fruit ; exotique ; ça ressemble un peu à un(e) (–––) mais en plus (gros/petit), ça a un goût du genre des (–––) mais en plus (sucré/acide). Est-ce que ça a activé mon petit module inné “papaye” ? Non. Est-ce que je connais la réalité “papaye” ? Non. Est-ce que je peux employer ce mot sans pouvoir réellement lui donner un sens ? Oui. Parce que le son me plaît, ou parce que j'écris un petit poème idiot ou un vers fait

Sous les tropiques nous étions dans la pagaïe
et deux associations, de sens (tropiques + exotique) et de son (pagaïe + papaye) induiront par exemple
Et je pensais, languide, à la suave papaye

Aucune idée si je considérerai quelque jour que les papayes sont suaves, mais j'ai besoin d'un mot d'une certaine longueur s'accordant avec les qualités qu'on escomptera d'un fruit, alors pourquoi pas suave ? Avant de s'y rendre, Musset, pour des raisons esthétiques, sentimentales, sociales et sonores, fit passer « dans les rues de Venise » des chevaux ; après son voyage malheureux dans cette ville, il révisa ses conceptions, tant pour les rues que les chevaux ; ceci indique qu'on peut parler à l'aise de ce qu'on ne connaît pas, que la méconnaissancee du « sens véritable » des mots n'est en rien un frein à leur utilisation dans un contexte cohérent (quand le seul renseignement qu'on a sur « le sens du mot Venise » est “ville d'Italie”, en 1825 ou 1830 il n'est pas incohérent de faire passer des chevaux dans ses rues…). Clairement, je ne crois pas à « l'organe inné du sens des mots » pour la raison que je fais encore à mon âge cette expérience simple : utiliser dans des usages appropriés un mot dont je ne connais pas le sens. Pour faire comme nos amis « I-linguistes » je vais vous produire un exemple ad hoc : quelqu'un me dit, « hier j'ai plémécari avec les copains », je peux lui répondre, « Et vous plémécarissiez à combien ? », ce qui démontrera ma science infuse puisqu'il m'a suffi d'une seule occurrence pour savoir fléchir le verbe “plémécarir”. Vous savez ce que ça veut dire, “plémécarir” ? Moi non plus. Par contre je connais la place d'un verbe dans un syntagme de ce genre, je sais identifier les verbes du deuxième et du troisième groupe, je sais quel type de verbe tend à prendre la flexion du troisième groupe en français donc, « instantanément » mon « organe mental du verbe plémécarir » a été éveillé.

Évidemment non : j'ai fait un type d'inférence qui n'a rien de modulaire ni de « dépendant de la structure », mais bel et bien linéaire : à cette place et dans ce contexte, avec cette forme, statistiquement figure un verbe du troisième groupe. Quel sens il a ? Aucune importance. Dès lors que je peux l'employer, je l'emploie. Après, très probablement je demanderai à mon interlocuteur, « Mais d'abord, ça veut dire quoi, “plémécarir” ? » Mais ça n'est pas sûr : si pour une question d'ordre social il me paraît inconvenant de ne pas connaître le verbe “plémécarir” – si par exemple je sens que le fait de le demander va me faire passer pour un has been –, je peux très bien ne pas le faire, et passer la soirée à discuter de la plémécarition et des plémécariteurs – surtout ceux vinvinchtrus – en espérant, non pas comprendre le sens, mais éviter qu'on comprenne que je ne comprends pas de quoi on parle…

Mes exemples de “plémécarir” et “vinvinchtru” sont caricaturaux, mais si vous vous retrouvez dans une assemblée de hauts-fonctionnaires du ministère des communications, ou avec des gens branchés hip-hop, et que pour une raison sociale il vous semble important de cacher que vous avez une compétence limitée dans le sociolecte de ce groupe, vous pouvez passer un temps remarquablement long à parler avec la plus grande assurance de choses auxquelles vous ne comprenez strictement rien, et le faire d'une manière syntactico-paradigmatique très convaincante.

Après cette digression, revenons à notre question, et concluons dessus : les humains ne sont pas des esprits isolés qui doivent réinventer pour eux-mêmes toute la culture en la tirant de je ne sais quel « organe de la science infuse » ; en outre, un humain donné n'aura pas à connaître toute la culture de toute l'humanité de tous les temps, ni même toute la culture de son époque, ni même toute celle de sa société à son époque pour pouvoir porter un jugement pertinent sur une connaissance nouvelle : il lui suffira de connaître assez d'éléments de culture se rapportant à la chose pour le faire.

Donc, le « Problème de Platon » nous empêcherait de savoir suffisamment de choses pour réellement les « apprendre ». Ça me pose problème : en fait, nos vies sont largement assez longues, interactives et « stimulantes » pour que nous acquérions assez de maîtrise dans un ou quelques savoirs particuliers afin de les faire progresser significativement. Prenez Chomsky : il n'a pas eu besoin de réinventer la linguistique, la logique, la psychologie et la philosophie pour produire la théorie de la grammaire générative et transformationnelle, il a eu simplement à réfléchir sur un savoir existant, combiner à sa manière certains éléments sur lesquels, en outre, d'autres réfléchissaient dans le même esprit à la même époque (on a tendance à trop voir Chomsky comme le Grand Inventeur dans sa Tour d'Ivoire, en fait il est un chercheur en rupture de behaviorisme parmi d'autres, au milieu des années 1950, avec un talent particulier, celui de la publicité personnelle efficace) ; sa théorie doit fort peu à « l'organe de la Grammaire Universelle » (je ne parle bien sûr pas de celui « que nous avons tous », mais de celui propre à Chomsky, « l'organe de l'invention innée de la théorie de la GGT »), beaucoup à ses talents de compilateur, plus encore à ses fantasmes sur l'innéité.

L'idée de la brièveté de nos vies n'est pas un fait avéré mais un sentiment relatif, qui mesure « le temps depuis lequel l'humanité existe » (entre 4500 et 300000 ans, selon la manière dont on le conçoit), la quantité de savoir disponible à telle époque, l'espérance de vie de l'évaluateur et ses capacité d'acquisition. En tous les cas, la durée d'un vie est faible mesurée à ces aunes. Pour le savoir disponible, d'évidence toute une vie n'y suffirait pas, aussi longue soit-elle. Aurions-nous une vie éternelle, ça ne changerait rien : ceci répond au fameux paradoxe d'Achille et de la tortue, à cette différence qu'ici tous deux iraient à la même vitesse relative : considérons qu'il faille mille ans pour s'imprégner de tout le savoir humain accumulé dans les temps historiques ; durant ces mille ans, le savoir aura augmenté au moins d'autant, et nos capacités de connaissances auront progressé d'un facteur trois ; au bout d'environ trois siècles et demi, on rattraperait l'état de la connaissance en 3003, mais entretemps le savoir aura augmenté d'autant, et ainsi de suite. Puis c'est de toute manière – dira-t-on – une vue de l'esprit : aucun humain n'est capable de tout savoir tout le temps sur tout.

Finalement la question de la brièveté de la vie est non pertinente : il ne s'agit pas de tout savoir sur tout, ni même tout sur un domaine précis, mais d'en savoir assez sur une fraction consistante de tel domaine pour faire progresser l'ensemble de la discipline et même certaines disciplines connexes voire assez éloignées – les logiciens n'ont pas pour but de faire progresser la linguistique, mais les progrès en logique ont bien eu pour effet de la faire progresser au début du XX° siècle.

Et voilà un problème platonicien de réglé.


L'extension aux « autres domaines »

La partie de l'article d'Albert concernant l'« Extrapolation vers d'autres domaines » est particulièrement significative des limites de « l'hypothèse innéiste » concernant les « organes mentaux ».

L'organe de l'esthétique

Son affirmation la plus intéressante, bien sûr, est celle selon laquelle « l'esthéticité » ou la « non-esthéticité » d'une œuvre sont indidubitables, que

« Considérant l'esthétique, certaines choses complexes nous interpellent tous, assumant que nous avons nos organes esthétiques pleinement nourris, et d'autres choses ne nous interpellent d'aucune manière quelle que soit notre expérience antérieure »

ou que,

« Ainsi que chomsky formule la chose : “Les œuvres d'une vraie valeurs esthétique suivent des canons et des principes qui sont pour partie seulement sujets à un choix humain personnel ; pour partie elles reflètent notre nature fondamentale”. Le résultat est que nous pouvons expérimenter une émotion profonde – plaisir, peine, excitation, et ainsi de suite – de certaines œuvres de création, et pourtant le pourquoi et le comment restent largement inconnus »,

et comme le dit Albert,

« Prenez un travail artistique du IV° siècle et regardez-le aujourd'hui. Quelque chose résonne. Comment cela se peut-il ? Assurément nous n'avons pas appris les mêmes choses par notre expérience d'aujourd'hui que les citoyens du IV° siècle ne l'ont alors appris. Certains sons sont esthétiques, d'autres non. Pourquoi ? Apprenons-nous quoi aimer, quoi entendre et voir, à partir d'une ardoise vierge ? »

Pour vous, je ne sais pas, mais pour moi, je fréquente d'autres lieux que le campus du MIT, les rédactions de revues libérales de la Côte est des États-Unis et les salles de réunions des groupes d'activistes libertaires middle class et upper middle class étatsuniens, du fait, je connais certaine personnes pour qui, voyant « un travail artistique du IV° siècle » – d'abord, quel type de travail, et venant de quel endroit de la planète ? Mais on supposera, dans le contexte général de l'article, qu'il parle de travaux picturaux dans la zone d'influence culturelle du christianisme romain ou byzantin –, rien ne résonne. Incroyable, non ? Dans mon expérience, dans mes contacts, directs ou médiatisés, avec le monde, l'appréciation de ce qui est esthétique varie d'une manière considérable d'un individu, d'un groupe social à un autre, d'une culture à une autre, d'une génération ou d'une époque à une autre : vous connaissez beaucoup de personnes émues au larmes par les Grandes Œuvres Magistrales de style pompier ? Pourtant, elles ne datent guère que d'un siècle à un siècle et demi.

Contrairement à Albert oui, je suis persuadé, ou plutôt, certain qu'on apprend quoi aimer, quoi entendre et voir, pour une bonne part « à partir d'une ardoise vierge ». Croire, comme Albert, que « certains sons sont esthétiques, d'autres non », c'est faire fi de la réalité observable : n'importe quel son peut être considéré « esthétique » dès lors qu'on a appris à le considérer tel ; certaines personnes considèrent une musique « esthétique » pour autant qu'elle soit modale, et que les intervalles entre sons aillent du quart au seizième de ton, d'autres qu'elle l'est si elle est (a)tonale et que l'écart est de l'ordre du demi-ton ; pour un amateur de musique industrielle, une « composition » à base de sons captés sur un chantier ou dans une usine métallurgique et souligné par une ligne binaire de grosse caisse accompagnée d'un accord de mi continu à la basse est esthétique ; pour qui a été formé à l'école de Pierre Henry et Pierre Schaeffer, des sons captés dans la nature, dans les villes, montés en boucle, accélérés, ralentis, inversés, sont esthétiques ; « Le résultat est que nous pouvons expérimenter une émotion profonde – plaisir, peine, excitation, et ainsi de suite » à partir d'objets sonores que l'amateur de sons formé à l'écoute de Schönberg, de Debussy ou de la composition classique et romantique jugera des bruits n'éveillant qu'une seule émotion : le dégoût. Un dégoût non pas d'ordre esthétique, mais de l'ordre de celui qu'on peut éprouver à se faire marteler les oreilles par un marteau-piqueur dans la rue. Inversément, l'humain formé à l'esthétique du heavy metal, du hip-hop et de la musique industrielle aura souvent de la peine à ressentir une « émotion esthétique » en écoutant Vivaldi, Schubert, un chant mongol, de la musique classique indienne…

L'exemple caricatural du « travail artistique du IV° siècle », devant lequel, selon Albert, « quelque chose résonne » immanquablement pour tout être humain pour autant que « nos organes esthétiques [ont été] pleinement nourris », est d'évidence inexact : si on n'a pas le substrat culturel nécessaire, il y a de fortes chances qu'on n'ait aucune « émotion esthétique » face à une icône byzantine d'alentour de 380.

Exit « l'organe inné de l'esthétique ».

L'organe de la science[4]

Pour « l'organe inné de l'esthétique », on perçoit bien que confronté à la variété de ce qu'un être humain considèrera « esthétique » selon son âge, sa génération, son éducation, sa culture, son groupe social, il est difficile de pouvoir considérer sérieusement cette assertion ; néammoins, il est évident que toute culture produit de l'art, de l'esthétique. Pour ce qu'on désigne aujourd'hui « science » et qui se divisait en la philosophie, la métaphysique, les arts libéraux et la technique jusqu'au XVIII° siècle, le mot « science » signifiant selon les contextes philosophie, sagesse ou savoir, donc, pour la science ou les sciences, il en va autrement : autant, comme dit l'adage, s'il y a des progrès dans les techniques de l'art il n'y a pas de progrès en art, autant la science n'évolue que par le progrès. Ce qu'on peut appeler « la méthode scientifique » est fixé depuis assez longtemps, mais le propre de cette méthode est de mettre en permanence en cause ce qu'on peut appeler « les acquis de la science ». Factuellement, en science il n'y a pas d'acquis – et encore moins d'« inné ». Il y a des connaissances nouvelles qui dans un certain contexte et pour un temps peuvent être considérées valides, mais au fur et à mesure que la science progresse ces acquis sont remis en cause, et après un temps, invalides en tant que certitudes. Cela ne signifie pas que les savoirs acquis grâce à une science ne restent pas valables, mais telle science, en tant qu'un objet elle-même, n'est valide dans son économie que pour une période limitée. Pour exemple, on a découvert grâce à la géométrie que la Terre était (à-peu-près) sphérique ; ce savoir reste acquis, et quels que soient les progrès ultérieurs en géométrie restera acquis ; en revanche, la géométrie du XXI° siècle n'a plus rien à voir dans son économie générale avec celle d'Euclide qui permit pourtant de déterminer et calculer la rotondité de la Terre. Dès lors, prétendre comme Albert « qu'il y a la même chose avec le langage et avec, par exemple, la science », que « de même que les gens conversent sans être capables de dire comment, et après un modeste temps d'apprentissage, les scientifiques font de la science sans être capables de dire comment, et après un modeste temps d'apprentissage », et que, pour Chomsky cité par Albert, « Comme part du patrimoine biologique humain, le scientisme est préétabli avec un certain appareil conceptuel, certaines manières de formuler de problèmes, une conception de l'intelligibilité et de l'explication, et ainsi de suite. Appelez cela la structure de capacité de science », n'est pas de l'argumentation scientifique mais de la vaticination creuse.

D'abord, quelles personnes « conversent sans être capables de dire comment » ? Toutes, ou la plupart, ou certaines ? Par exemple, un linguiste converse en ayant une certaine idée, et même une idée certaine sur la question, et en sachant – ou du moins en pensant savoir – comment il le fait. Ce genre de généralité vague ne s'applique donc pas à tous les humains, mais à ceux seuls qui n'ont pas réfléchi à la question. Le fait qu'ils soient la majorité ne signifie pas qu'aucun humain ne sait comment et pourquoi il parle, mais montre simplement que peu de gens y réfléchissent. Ensuite, l'extension de cette « vérité » aux « scientifiques » est fausse : la majeur partie des scientifiques fait de la science en sachant comment, tant pour les moyens que pour les méthodes. C'est même un trait spécifique de la science, parmi toutes les activités humaines, de n'être envisageable que si ses prérequis et ses conditions d'exécution sont explicites et bien identifiés par qui la pratique. Un scientifique sait comment et sait pourquoi il fait de la science. Quant au « modeste temps d'apprentissage », pour qui s'est essayé aux sciences, cette assertion fait doucement sourire… Tout cela fait que l'assertion de Chomsy selon laquelle « le scientisme est préétabli avec un certain appareil conceptuel, certaines manières de formuler des problèmes, une conception de l'intelligibilité et de l'explication, et ainsi de suite », cela « comme part du patrimoine biologique humain », étonne quiconque s'est confronté aux sciences, et a pu constater à quel point elles sont contre-intuitives, requérant beaucoup de temps et de patience pour devenir des objets familiers.

Exit « l'organe inné de la science ».

L'organe de la morale

On a ici une autre sorte d'innéisme : les précédents sont platoniciens et lamarckiens, et supposent une sorte de métempsychose ou l'hérédité des caractères acquis ; l'« organe inné de la morale » correspond plutôt à une philosophie rousseauiste, un rousseauisme chrétien : les humains seraient donc en quelque façon « naturellement moraux », sachant distinguer de manière innée le bien du mal, et la société corromprait cet « organe moral » ou empêcherait son développement. Ce qui va contre le sens : la moralité ne vaut qu'en société, et ce n'est pas un organe mental mais une fonction homéostatique. Hors d'une société, humaine ou animale, la « moralité » n'a pas de valeur. Les humains sont des êtres complexes, donc ils donnent des descriptions complexes à leurs activités, mais si l'on considère, non l'hypothétique « organe mental de la moralité » mais l'effectivité des rapports sociaux, et l'équilibre homéostatique de ces ensembles que forment les sociétés humaines, tout cela est assez simple et se passe de toute explication de type innéiste sur « le sentiment moral » « comme part du patrimoine biologique humain ».

L'évidence plaide contre l'innéité du sens moral, car s'« il semble certainement raisonnable de conjecturer que le système moral et éthique acquis par l'enfant doit beaucoup à quelque faculté humaine innée » il semblera aussi raisonnable de considérer qu'il est naturellement altruiste, ce que ne vérifie pas l'expérience. Puis, poser comme Albert « que l'acquisition d'une morale particulière et d'un système éthique qui est d'extension large et assez précise dans ses implication, ne peut simplement être le résultat de la “mise en forme” et du “contrôle” par l'environnement social. “Comme dans le cas de la langue l'environnement est bien trop insuffisant et indéterminé pour fournir ce système à l'enfant, dans ses pleines richesse et pertinence” » n'est pas plus démonstratif que pour la langue ou les sciences car il faudrait postuler un système éthique consistant, complet, ayant des propriétés constantes d'un individu, d'un groupe, d'une société l'autre. Or, il est évident que les choses n'ont pas lieu ainsi et qu'hors les bases minimales communes aux sociétés animale ou humaine, et nécessaires au maintien harmonieux d'un groupe, il n'y a pas de morale universelle. En outre, les bases minimales communes n'impliquent en rien un « organe inné du bien et du mal », et ne requièrent pas plus que les individus aient la conscience effective d'une éthique. Pour être clair, et darwinien pour l'explication, batesonien pour la description, la morale est le fait d'une sélection naturelle car une espèce ne deviendra sociale que si les individus de l'espèce développent un comportement de type « altruiste », sans donc qu'on ait à postuler que ce comportement soit strictement génétique, « inné », et qu'un système de type société ne se maintient que s'il y a des phénomènes régulateurs le faisant tendre vers l'homéostasie, notamment en « récompensant les bons » et en « punissant les méchants », c'est-à-dire en privilégiant les comportements favorables au groupe et en éliminant les comportements défavorables – y compris, si nécessaire, en éliminant ou écartant ceux qui les ont.

L'idée d'un « sens moral inné » s'accorde bien avec celle de la GGT, en ce sens que là aussi on part d'une situation donnée – le « sens moral » dans la deuxième moitié du XX° siècle – en faisant l'impasse sur une donnée diachronique, le long temps qu'il fallut pour concevoir les mécanismes d'une « moralité publique » régissant de très vaste groupes humains aussi bien qu'on pouvait le faire pour des groupes de quelques centaines à quelques milliers d'individus, et sur une donnée synchronique, le fait qu'une société mobilise beaucoup de son temps et de son énergie pour établir, maintenir, réguler la « moralité publique », sanctionner les manquements et punir les fauteurs de trouble à l'ordre public. C'est comme si – plutôt non, ce n'est pas « comme si », c'est exactement cela – Albert, Chomsky et tous ceux qui sont de leur avis étaient persuadés que les individus tendraient à être bons, et que la société tendrait à les pervertir, alors qu'une analyse consistante est : la société a ses intérêts, les individus ont les leurs, il y a un point où un juste compromis permet tant à l'une qu'aux autres d'y trouver son compte, on peut nommer cet équilibre la morale, la justice, le contrat social, ou ne pas le nommer que ça ne change pas grande chose. Il y a bien une composante qu'on peut qualifier d'innée là-dedans, le fait simple que si cet équilibre n'avait pas lieu, la vie sociale n'aurait pas lieu, mais cette « innéité » a lieu pour le groupe, la société, l'espèce, en revanche elle ne réside pas en les individus, et nombre de savants – les psychologues et psychanalystes, les éthologues, les ethnologues et les anthropologues, les spécialistes du comportement, etc. – ont décrit la manière dont une personne est induite à adopter la morale du groupe, et en tout cas tous s'entendent pour dire que ça n'est pas inné[5].

Bien sûr, Albert peut me dire, ainsi qu'il le développe à la fin de son article, que ces « intellectuels » sont guidés par une idéologie défectueuse, et font donc en bonne logique une analyse défectueuse de la réalité : ce n'est pas parce qu'une majorité de personnes croit en une certain processus que celui-ci est vrai, et considérant les théories galiléenne et pasteurienne, à leur époque elle étaient acceptées par une minorité ; cela dit, les théories innéistes concernant les « organes mentaux » sont plutôt du côté de celles tenant à la centralité de la Terre et à la génération spontanée. Une phrénologie moderne.

Exit « l'organe inné de la morale ».


Une « petite » erreur d'inférence

Il s'agit d'un passage dont j'ai déjà cité un morceau dans la partie « Pour une défense de “l'environnementalisme” », où Albert s'interroge sur la rapidité si formidable et incompréhensible à laquelle un enfant acquiert son vocabulaire :

« Là aussi, les philosophes peuvent consacrer des centaines de pages pour essayer de définir “objet” ou “liberté”, et là encore les gens peuvent utiliser ces mots dans diverses situations changeantes avec [pratiquement aucune] erreur (non idéologiquement induite), même s'ils les ont appris très vite et avec très peu de stimulus. Par exemple, le concept de “personne” est hautement complexe, étudié depuis littéralement des siècles pour essayer de le fixer, et là encore les enfants en ont un usage correct pratiquement immédiatement. Un mot comme “persuader” est particulièrement subtil – “imposer” est différent, “suggérer” est différent, etc. De même pour un mot comme “suivre”. Là encore les enfants parviennent à être très à l'aise avec ces mots très rapidement. Miment-ils le sens ? Doivent-ils essayer diverses alternatives, être corrigés, et lentement découvrir la vérité ? Ou le concept sous-tendu est-il leurs de manière innée (ou au moins quelque arrangement d'éléments sous-tendant ces concepts), et alors ce qu'ils ont à faire n'est qu'appliquer la forme sonore qu'ils entendent aux concepts dont ils disposent déjà ? »

Comme vous le savez déjà, je suis « persuadé » que les « personnes » se font « suggérer » les sens des mots, et ne font que « suivre » la voie qu'on leur trace. C'est que je dois être un trotsko-fasciste. Mais ici n'est pas la question. Ou bien oui, mais d'une autre manière que précédemment. Bien : les philosophes peuvent consacrer des centaines de pages pour définir “objet” ou “liberté”, des centaines de centaines, des centaines de milliers de pages, et même, va-t-en savoir, toute la littérature philosophique n'est qu'une vaste et infinie variation sur la question de savoir quel objet est la liberté. Et puis ? Qu'est-ce que ça prouve sur la manière dont le fils de ma voisine acquiert l'usage du mot liberté, ou celui du mot objet ? Pas grand chose. Dois-je inférer du fait que pour Kant le mot objet, pour Hume le mot liberté, pour Bergson le mot rire, pour Marx le mot valeur sont particulièrement riches, complexes, infiniment variés, que toute une œuvre n'en épuise pas le sens, il en va de même pour le fils de ma voisine ou la fille de mon cousin ? Et bien, non.

En fait, Albert et avec lui Chomsky et les « I-linguistes » de son obédience prennent la chose par le mauvais bout : ils constatent que tel mot, “personne” par exemple, est d'une richesse d'emploi et d'acception assez grande, et en infèrent que le sens constitué du mot, tel qu'il parvient au fils de ma voisine, est riche de toute cette complexité. Mais pour le fils de ma voisine, le mot n'arrive pas tout constitué, il s'insère dans des contextes d'usages qui peu à peu deviennent plus variés, plus étendus ; il découvre que parfois personne est en partie synonyme de ceci, parfois de cela, ou au moins qu'on peut utiliser “personne” dans un contexte ou on utiliserait aussi bien tel autre mot ; peu à peu il s'aperçoit que l'usage du mot personne diffère au singulier et au pluriel ; puis, il accède à des acceptions qui devront lui faire réévaluer sa compréhension du mot, par exemple l'oppostion entre personne physique et morale, le subtil distinguo entre la personne comme individu effectif, être social et sujet de droit, etc. En fait, c'est parce que Michael Albert possède déjà la connaissance de l'extension formidable des acceptions du mot personne qu'il le considère comme un mot très complexe et qu'il peut ainsi s'étonner qu'un enfant puisse le maîtriser « pratiquement immédiatement » ; s'il faisait un peu d'archéologie de sa propre mémoire, il se rendrait compte, comme déjà dit, que ça ne se passe pas ainsi, qu'il faut en effet aux enfants « essayer diverses alternatives, être corrigés, et lentement découvrir la vérité ». Je pourrais être à la limite d'accord sur la « pauvreté » des stimuli nécessaires à l'acquisition d'un vocable, mais ça n'est pas un problème, en ce sens qu'on constatera en contrepartie une pauvreté tout aussi grande relativement aux contextes d'utilisation : un enfant parviendra sans aucun doute à utiliser des mots comme “personne”, “objet”, “persuader” assez vite et en produisant des énoncés formellement nouveaux (du moins pour lui – je veux dire : il saura assez vite à réaliser des énoncés où il insèrera ces mots sans avoir auparavant entendu de tels énoncés) et « grammaticaux » ; en revanche, il ne pourra pas produire d'énoncés comprenant le mot “objet” ou celui “persuader” dans un sens qu'il ne connaît pas et qui soit une acception connue du mot.

Par exemple, le fils de ma voisine peut fort bien savoir, à l'heure actuelle, que le thème général d'un livre se nomme, en français, son “sujet” ; il se peut que tout-à-l'heure ou dans un mois ou dans deux ans, sa maman lui dise, on a reçu une lettre d'oncle Georges, et mon petit voisin lui dira, c'est quoi le sujet de la lettre ; à ce moment, sa mère le corrigera et lui dira, non, mon chéri, pour une lettre on dit “l'objet”. Se passera-t-il en lui un rapide et intense mûrissement sémantique, philologique et philosophique où il se posera des questions insondables pour tenter de déterminer pourquoi ce qui ailleurs se nomme sujet se nomme ici objet, est-ce que cela va agiter en lui l'organe inné de l'objectivité et éveiller le « sens inné » de “objet” en tant que “thème général d'une lettre” ? En fait, je crois qu'il va penser quelque chose de beaucoup plus sommaire, peut-être même ne pas vraiment se le formuler, quelque chose d'à-peu-près aussi fruste que, ah, tiens ? le “sujet” d'une lettre ça se dit “objet” ? Il se peut qu'il le retienne une fois pour toutes, il se peut aussi qu'il répète son erreur, et de ce fait il sera à plusieurs reprises corrigé, jusqu'à assimiler le fait – ou non. Mais il se peut que sa mère dise, comme je le fais dans un contexte familial, “le sujet de la lettre”, ou qu'elle le fasse dans tous les contextes, et que mon petit voisin ne se retrouve jamais dans le genre de contexte formel où l'on désigne le thème d'une lettre ou d'un mémorandum “objet” plutôt que “sujet”, et que cette acception ne lui apparaisse jamais, bref, en accédant au mot objet il n'accède pas à une notion extrêmement complexe pouvant avoir des acceptions difficiles à définir même pour Chomsky ou Albert, mais à un formant sonore ayant des acceptions diverses, d'extension et de complexité diverses, qu'il apprendra peu à peu à maîtriser dans des contextes divers. Il se peut que, si mon petit voisin suit les traces de son père, il accède au plus à quatre ou cinq acceptions concrètes et deux ou trois abstraites du mot objet, toutes acceptions assez peu problématiques et ne réclamant pas un traité de philosophie pour les élucider.

Qu'en conclure ? Ce que dit dans le titre de cette partie : c'est un problème d'inférence. Albert infère de ce que certains philosophes consacrèrent de longues pages à la question de “l'objet” sans parvenir à en épuiser la richesse de sens, que le mot est immédiatement d'une remarquable complexité. Observant les choses, on voit bien que le sens ne se constitue pas ainsi pour l'enfant, et que oui, définitivement oui, il va « essayer diverses alternatives […], et lentement découvrir la vérité ».

Cette inférence me paraît inadéquate pour cette autre raison : si les philosophes doivent faire de longs traités sur “l'objet” ou “la liberté”, cela vient principalement d'une raison simple : “comme dit Chomsky”, « Quiconque a essayé de définir précisément un mot sait que c'est une chose très difficile, impliquant des propriétés intriquées et complexes ». Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce que dit Michael Albert, nous n'avons pas un bagage linguistique commun, où tous nous mettons les mêmes sens aux mêmes mots dans les mêmes acceptions. Considérez le mot liberté et ses dérivés : je me dis libéral, Alain Madelin se dit libéral, Laurent Fabius se dit libéral, et Noam Chomsky se dit libéral. Pourquoi ? Parce que pour tous quatre la première valeur politique à défendre est “la liberté”. Si on nous demande à tous quatre de préciser notre pensée, probablement nous en viendrons à une définition plus ou moins complexe qui se résumera pour l'essentiel en, « l'État doit s'attacher à défendre les libertés publiques et à respecter et faire respecter celles privées ». Donc, nous sommes d'accord ? Non, car nous ne définirons pas ce qu'est ou doit être l'État de manière semblable, ce que sont ou doivent être les libertés publiques et privées non plus, ce que signifient dans ce contexte les termes “défendre” et “respecter”, etc. Finalement, il se pourrait que les traités de philosophie sont longs et n'élucident pas le sens des mots, parce que les enfants, et par la suite les adultes qu'ils deviennent, n'ont pas leur « sens inné du mot liberté » éveillé miraculeusement par l'application d'un sens préexistant en leurs esprits à une forme sonore particulière, mais parce qu'ils appliquent à une certaine forme sonore insérée dans certains contextes phrastiques un sens à-peu-près semblable à celui que lui confère leur entourage, mais presque totalement inassimilable au sens que lui ont donné d'autres personnes dans d'autres contextes socio-culturels. Mais remarquez, il se peut que mon sens inné de la grammaire universelle ait été corrompu par de malsains fascistes judéo-franc-maçons lénino-capitalistes et que j'invente tout cela…


Mais, bon sang ! Pourquoi ?

Voilà bien la question que je me pose depuis longtemps : pourquoi ? Pourquoi tout un ensemble de personnes apparemment intelligentes s'évertue à mettre en évidence des « faits » improbables (au sens strict[6] : dont on ne peut faire la preuve) et y consacrent beaucoup de temps et d'énergie ? Je crois que vous trouverez une réponse partielle – et partiale – dans la suite de ce texte, « Acquisivité ou innéité des « organes mentaux » ? ».


[1] Michael Albert fait ici ce qu'un auteur qui pourtant le donne comme référence et nous le recommande, Normand Baillargeon, condamne. Dans une chronique intitulée « Le petit cours d'auto-défense intellectuelle – 2ème partie : Quelques remarques sur le langage », précisément dans la partie « Quelques sophismes courants ». Il y explique des tactiques utilisées par certains qui en usent « avec l’intention de tromper », notamment « le faux dilemme. On fait croire (faussement) qu’il n’y a que deux possibilités ; on donne ensuite à entendre qu’une est exclue ; et on conclut que l’autre doit donc être vraie. Le hic, évidemment, c’est que, dans le cas en question, il n’y a pas que deux possibilités : le dilemme présenté est donc un faux dilemme », ainsi que « l’Ad hominem. C’est un autre moyen de détourner l’attention du sujet discuté et il peut être vraiment efficace. Ça consiste à attaquer la personne qui énonce une idée plutôt que l’idée elle même. Si quelqu’un avance devant vous une idée de Milton Friedman et que vous répondez “On sait bien : il est de droite” au lieu de chercher à comprendre et éventuellement réfuter l’idée, vous venez de commettre un ad hominem ». Or, Michael Albert ne discute pas les théories du langage autres que celle qu'il défend, mais pratique une fausse simplification – il y aurait « les mentalistes » et « les environnementalistes », et entre les deux, ou au-delà, ou en-deça, rien – ; puis disqualifie l'« environnementalisme » non en fonction de « sa véridicité ou son manque de véridicité », mais en faisant clairement des attaques, non ad hominem – il ne désigne personne précisément –, mais quelque chose d'approchant : les « environnementalistes » sont « scientifiquement condamnables » parce qu'ils firent des choix politiques condamnables… Résultat : vous êtes mentalo ou environnemento, et si vous êtes environnemento, vous vous mettez du côté des valets du capitalisme et des idéologues léninistes – on remarquera d'ailleurs la logique imparable de « l'alliance objective » entre les défenseurs du libéralisme échevelé et ceux du soviétisme 100% pur Lénine. Faisons une petite attaque ad hominem : ce genre de dialectique me fait croire que Michael Albert est du genre anarchiste libertaire radical, mais un peu obtus et avec une approche quelque peu simplifiée et même simpliste (mentaliste ?) de la réalité observable.
[2] Qu'on me comprenne : ça ne signifie pas qu'un individu, même très jeune, ne peut pas construire des syntagmes qu'il n'aurait jamais entendus auparavant, la structure même du langage, avec ses axes paradigmatique et syntagmatique, est justement fait pour produire des séquences quelconques respectant les règles de construction propres à une langue donnée ; par exemple, une fois acquis le principe général de la déclinaison verbale, et intégrées les variations propres à chaque sous-ensembles (1°, 2° et 3° groupes, en français), il est évident que n'importe qui est en état de produire une conjuguaison qu'il n'aura jamais entendue ; mais il y a une limite à cette « naturalité du langage » : une langue donnée est une institution, et comme toute institution, s'autorise à ne pas respecter les règles ; par exemple, un enfant n'ayant jamais ouï les formes verbales du verbe mourir conjuqué avec un auxiliaire, ou au futur, émettra probablement (en fait, émet toujours) des formes « normales » comme [il est mouru] ou [il a mouru], et [je mourirai], [tu mouriras]. Les – nombreuses – irrégularités que sont capables d'acquérir très rapidement les apprenants démontrent d'ailleurs que même sans « précablage » ont peut engranger une quantité importante et très complexe de données non prédictibles, « agrammaticales » – mais linguistiquement correctes.
[3] Il ne faut pas confondre « inné » et « génétique » : dans le cas de la myopathie ou du nanisme, la cause de cette maladie ou de cette conformation peut être génétique, mais n'est pas nécessairement innée et cela peut être provoqué par l'altération d'un ou plusieurs gènes, ce qui est donc de l'ordre de l'acquis.
[4] Concernant la partie sur « la science » il y a un passage pour lequel j'ai un problème. L'original donne :

« There are limits on what humans can know for the same reason that we are able to know so much in such short lives and on the basis of so little evidence ».
que j'ai traduit ainsi :
« Il y a des limites sur ce que les humains peuvent savoir pour la même raison que nous sommes capables d'en savoir autant en d'aussi courtes vies et sur la base de si peu d'expérience ».
Ce qui semble incohérent : si « nous sommes capables d'en savoir autant en d'aussi courtes vies et sur la base de si peu d'expérience », selon la logique on devrait supposer qu'« [il n'y a pas de] limites sur ce que les humains peuvent savoir ». Soit je comprends mal, soit Albert se comprend mal lui-même…
[5] Bien sûr il y a de l'innéité dans cela mais d'autre ordre, il faut avoir certaines capacités pour pouvoir adopter certains comportements, mais seul le contexte les induit. Un chien ne sera jamais un humain, par contre un chien élevé dès son plus jeune âge par des humains aura un comportement « non canin », il sera humanisé au sens où il adoptera une forme de comportement adaptée à un contexte humain. En revanche, la “morale de groupe” propre à une espèce ne sera activée que dans le cadre d'un groupe de cette espèce. On ne fera jamais adopter à une limace un comportement acceptable en contexte canin ou humain, par contre on peut faire adopter à un humain un comportement acceptable dans un groupe canin et à un chien un comportement acceptable dans un groupe humains.
[6] On excusera cette formule incorrecte : “stricto sensu” le « sens strict » n'existe pas, un mot a des sens variés et tous valides dans leur emploi : le mot « improbable » a acquis dans l'usage le sens préférentiel de « assez douteux » ; comme « usage fait loi », cette acception est autant le « sens strict » que celui que j'invoque ; par contre, on peut dire du « sens strict » que je donne qu'il est « le sens le plus en accord avec l'analyse sémiotique de ses formants », la racine -prob- qui est la racine latine pour « preuve », « prouver », le préfixe in-, im-, qui indique “quelque chose comme” « le contraire de », « le non », le suffixe -able, qui indique “quelque chose comme” « acte », « action », ce qui donne “quelque chose comme” « dont on ne peut pas faire la preuve », « le contraire du prouvable ». Plutôt que sens strict, j'aurais du dire « noyau sémantique ». Mais ce texte n'est pas un cours de sémiotique…