Très chère mona, bonjour.

 S i vous vous en souvenez, nous avons eu en février 2004 un court échange sur l'usage que des correspondances sur le Net. Sans tout reprendre, lors d'un autre échange, en post scriptum d'un courriel, je vous signalais que j'avais mis en ligne une partie de notre correspondance, ce à quoi vous m'écriviez — permettez-moi de vous citer —, ceci:

«Je préférerais que vous ne fassiez pas figurer notre correspondance sur votre site ! […] Ce n'est pas très agréable de savoir, quand on écrit à quelqu'un, que ça risque de se retrouver en ligne, alors que ce n'est pas du tout la même démarche ! Ce n'est pas pour rien que la nétiquette le réprouve... :-)».

Après cela je suivis votre avis et retirais — croyais-je — les parties de courrier vous concernant incluses dans mes pages; plus que cela, je retirais de mes pages l'essentiel des correspondances qui s'y trouvaient, ce qui faisait beaucoup, non tant en quantité qu'en importance dans le documents. Puis, à l'occasion d'une recherche sur le contenu de mes pages, je vis hier (le 15/11/2004) que dans l'une d'elles, intitulée «Mésinformation», figurait encore un de vos courriels. Ce à quoi je vais bien sûr remédier, mais là n'est pas la question.

Au moment de cette histoire j'avais placé sur mon site une sorte de billet d'humeur à propos de la “nétiquette” que vous évoquiez, dont j'avais vaguement entendu parler mais sur laquelle je ne m'étais pas renseigné, considérant d'une part que l'étiquette valable dans le reste de la société suffisait pour l'espace Internet, de l'autre que de toute manière un nombre suffisant de personnes ne respecte pas les règles, sur le Web comme ailleurs, pour que ça ne vaille pas le coup d'y aller voir, bref, que la “nétiquette” c'était comme beaucoup de choses: si on n'est pas convaincu par avance de la nécessité d'une certaine politesse, on s'en fiche, et si on en est persuadé, on n'a pas besoin d'un «manuel du savoir-vivre à l'usage des Internautes» ou équivalent. Après votre courrier, les choses devinrent autres, la “nétiquette” n'était plus un vague objet de peu d'intérêt mais un objet social servant d'argument pour policer les usages sur le Net en se référant à ce corpus. Il me fallait voir cela. Ce que je fis — et depuis, j'ai placé sur mon site le texte de la “RFC1855”, la “Request For Comments n° 1855”, qui à la fois propose et fixe les usages de la “netiquette”. On la trouvera, en version anglaise («originale») et dans deux traductions françaises, en cliquant sur ce lien. Suite à cette lecture je me fis la réflexion qu'il y avait bien des niaiseries là-dedans, d'où mon billet d'humeur. Puis je réfléchis au fait que je le trouvais d'autant plus niais que son évocation récente fut pour moi l'occasion de remettre en cause une partie de mon travail, ce qui n'est jamais agréable, et je l'ai très vite retiré de mon site. J'ai récrit un peu plus tard un autre billet, plus mesuré mais guère plus intéressant, qui désormais n'a plus lieu d'être. Et voici mes réflexions à tête reposée, quelques mois plus tard.


La page intitulée «Petit courrier du Net, troisième série», depuis retirée de mon site, contenait une réflexion sur l'usage des correspondances. Mais la “nétiquette” est plus large, elle se veut donc une sorte de «manuel des bonnes pratiques sur Internet». Vous la connaissez puisque vous l'évoquiez pour me demander aimablement de ne pas utiliser nos échanges épistolaires sur mes pages, il me semble cependant bon de rappeler ses objectifs:

«Résumé
Ce document fournit un certain nombre de directives pour l'Étiquette des Réseaux (Netiquette) que les organisations peuvent respecter et adapter à leur propre usage. De ce fait, il est écrit dans un format en liste pour faciliter l'adaptation et la recherche de certains éléments. Il fonctionne aussi comme nombre restreint de directives pour les utilisateurs individuels ou les administrateurs. Ce mémo est le fruit du Groupe de Travail Utilisation Responsable du Réseau de l'IETF.
[…]
1.0 Introduction
Par le passé, la population des utilisateurs d'Internet avait "grandi avec", possédait une culture technique, et connaissait la nature des liaisons et des protocoles. Aujourd'hui, la communauté des utilisateurs comprend des gens pour qui cet environnement est nouveau. Ces "novices" ne se sont pas familiarisés avec la culture et n'ont pas besoin de connaître les liaisons et les protocoles. Afin d'amener rapidement ces nouveaux utilisateurs à la culture Internet, ce Guide offre un manuel de base que les organisations et les utilisateurs peuvent prendre et adapter à leur propre usage. Les utilisateurs doivent prendre conscience que quel que soit leur fournisseur d'accès, que ce soit un Fournisseur d'Accès Internet à travers un compte privé, ou une Université à travers un compte étudiant, ou le compte d'une compagnie, ce fournisseur a des règlements concernant la propriété du courrier électronique et des fichiers, ce qu'il est possible d'envoyer ou de poster, et comment vous présenter. Ne manquez pas de prendre connaissance de ces règlements auprès des autorités locales»[1].

J'avais déjà relevé à l'époque d'une part le fait que les rédacteur de la RCF mettent sur le compte de la technique ce qui ressort de la morale, de l'autre qu'ils se font des illusions quant au passé (la supposée technicité des utilisateurs les plus anciens) et au futur (la capacité d'un groupe restreint de “techniciens” d'imposer ses règles à l'ensemble de la société au prétexte qu'ils ont le savoir technique et l'antériorité de la pratique). Les illusions de ce genre sont habituelles, donc ça n'a pas grand intérêt, par contre, il m'amusait de voir que nos braves “techniciens” acceptaient mal de considérer que la “nétiquette” est bel et bien un «bon usage» (ne faites pas ceci, faites cela) qui n'a rien à voir avec la supposée technicité de l'usager visé. Hormis les quelques règles qui concernent les cas où une certaine action peut créer des troubles au niveau du réseau (envois de courriels en masse, envoi de documents ne suivant pas la norme ASCII/ANSI), presque rien — et même cela — ne requiert de «[connaître] la nature des liaisons et des protocoles», donc pourquoi l'évoquer ? J'avais dans ma première critique de la “nétiquette” indiqué que si les premiers utilisateurs respectaient une certaine étiquette, il ne le devaient pas à quelque compétence technique particulière, mais au fait qu'il s'agissait d'un groupe de pairs restreint et identifiable: si par malheur l'un dépassait habituellement les limites de la bienséance, ça pouvait lui coûter beaucoup pour sa réputation dans l'Université ou le milieu de la recherche. Mais c'est valable partout: à la fac, j'ai pu constater que les attitudes et les discours des professeurs variaient considérablement selon qu'ils se trouvaient ou non dans un contexte de pairs. Si d'un milieu à l'autre l'étiquette varie assez, ne varie jamais ceci: qui ne la respecte pas en sera sanctionné, quelles que soient ses compétences techniques…

Donc, la RFC1855. On y trouve de tout, dont des conseils techniques vaguement identifiables à des marques d'étiquette, c'est plus du bon sens que de la politesse. Comme celui-ci:

«♦ Facilitez la vie de vos correspondants. Beaucoup de logiciels de messagerie enlèvent des informations contenues dans l'en-tête et parmi elles votre adresse de réponse. Pour bien vous identifier auprès de vos correspondants, rajoutez à la fin de votre message une ou deux lignes de coordonnées. Vous pouvez saisir cette information une fois pour toute et l'inclure systématiquement à la fin de vos courriers (certains logiciels ont cette possibilité). En langage Internet, ceci s'appelle une ".sig" ou un fichier de "signature". Votre signature est votre carte de visite (et vous pouvez en créer plus d'une en fonction des circonstances)».

Sans nier la pertinence du conseil, il m'est difficile de le considérer comme valant pour les règles d'étiquette. De même, le conseil suivant n'en ressort guère:

«♦ N'oubliez pas que les gens à qui vous écrivez peuvent être n'importe où sur le globe. Si vous envoyez un message nécessitant une réponse immédiate, la personne qui le reçoit pourrait bien être en train de dormir chez elle quand il arrive. Donnez-lui le temps de se réveiller, d'aller au travail et de se connecter avant de considérer que le courrier n'est pas arrivé ou qu'elle ne s'en préoccupe pas».

Ou encore ce conseil-ci:

«♦ Sachez à qui demander de l'aide, souvent dans votre entourage. Cherchez autour de vous les personnes qui peuvent vous aider sur des problèmes matériels et logiciels. Sachez aussi à qui vous adresser si vous recevez quoi que ce soit d'inhabituel ou d'illégal. La plupart des sites attribuent l'adresse "postmaster" à un utilisateur expérimenté, donc vous pouvez écrire à cette adresse pour obtenir de l'aide concernant le courrier».

Ces deux conseils m'amènent à une autre réflexion, que je me fis en découvrant le document il y a maintenant environ neuf mois: il s'adresse surtout à des personnes qui utilisent le Net dans un contexte de travail, ou au moins via un réseau local. Ce qui ramène à ma remarque sur les premiers usagers: loin que, contrairement à ce que dit dans l'introduction, «la population des [premiers] utilisateurs […] possédait une culture technique, et connaissait la nature des liaisons et des protocoles», une bonne part d'entre eux étaient des usagers passifs qui s'appuyaient sur les compétences d'un “postmaster” pour résoudre leurs problèmes. Cette intro décrit plutôt les usagers de l'Arpanet, lesquels en étaient en même temps les concepteurs. Internet apparaît justement lorsqu'Arpanet devient un instrument à disposition des non-techniciens. Ergo, dès le départ Internet fut utilisé par des newbies, des amateurs techniquement incultes… Cependant, nos RFCistes se placent mythiquement dans le cas d'avoir été parmi les inventeurs des temps héroïques, ce qui est assez improbable, d'abord parce qu'ils furent peu nombreux, ensuite parce qu'ils ont pratiquement tous passé les soixante ans et étaient, pour la majorité d'entre eux, rangés des voitures au moment où ce texte est paru, en 1997. Et pour les rares encore actifs, il y a beau temps qu'ils ne se mettent plus à ce petit niveau des RFC, un truc pour tâcheron. Je reviendrai sur cette question de «à qui on s'adresse», pour l'instant m'intéressent les conseils.

En même temps, les deux questions ne sont pas strictement séparables: beaucoup des conseils de la RFC1855 ne prennent leur sens que du fait que les destinataires sont des personnes supposées agir dans un contexte formel — entreprise, administration, école, université, association. En outre, la réflexion se place dans un contexte dépassé, car nombre de recommandations s'appliquent à une situation où le parc installé est largement formé de machines à processeur 386 ou 486 — ou équivalent pour les autres familles de processeurs —, où les modems les plus puissants fonctionnent à 28Kbps, ceux les plus courants à 14Kbps, et où de toute manière les lignes téléphoniques permettent rarement une transmission à plus de 9.600bps, où les disques durs «de grande capacité» font au mieux 700 à 800Mo, où la quantité de mémoire vive dépasse rarement 8Mo, où, pour les PC, il y a encore beaucoup de machines qui fonctionnent avec le vieux Windows 3.11 ou avec un UNIX en mode texte, enfin, car tout va ensemble, où Microsoft en est encore à la version 1 de Internet Explorer, laquelle ne gérait pas grand chose, et Netscape à la version 2 de son navigateur, qui n'en faisait guère plus. Et bien sûr, à une époque où les standards actuels d'échanges de fichiers n'étaient pas en place, puisqu'ils furent finalisés entre 1998 et 2001.

Par exemple, un conseil comme celui-ci n'a plus de sens:

«♦ N'incluez pas dans le courrier de caractères de contrôle ou des pièces-jointes non ASCII, à moins qu'il s'agisse d'ajouts au format MIME, ou que votre logiciel de messagerie les transforme correctement. Si vous envoyez des messages contenant ce genre de codes, assurez-vous que votre correspondant pourra les lire».
«♦ Si vous mettez une signature, faites-la courte. La bonne longueur ne devrait pas dépasser 4 lignes. N'oubliez pas que de nombreuses personnes paient leurs communications au temps, et plus votre message est long, plus ils paient.

En un temps où même le plus pauvre des navigateurs — qui de toute manière fonctionne en mode graphique — sait gérer l'UNICODE et afficher du texte en chinois, en russe, en japonais, etc., le premier conseil n'a vraiment plus de sens: on peut envoyer n'importe quoi en tant que pièce-jointe, des programmes, des images, des sons, sans que ça pose problème. Et en un temps où la majorité des utilisateurs ne paie pas «au temps» mais a un abonnement — sans même parler de l'ADSL illimité — le second est comique.

Les rédacteurs de la RFC1855, comme toutes personnes imbues de leur statut de «maître de la technique», avaient du mal à imaginer, bien que ça commença déjà à cette époque, qu'ils seraient vraiment dépossédés de leur exclusivité d'usage par ces détestables newbies; surtout, ils croyaient naïvement que l'utilisateur doit s'adapter à l'outil, alors que la règle est inverse, et que quand un instrument «se démocratise», il s'adaptera à son nouveau public. C'est logique: on ne peut faire de tous les membres d'une société des techniciens en informatique, donc on demandera aux techniciens de mettre leurs outils au niveau des «non spécialistes», pour un usage simple, efficace et transparent. Vous comme moi (qui pourtant ai une formation de technicien en informatique) n'avons pas envie, quand nous envoyons un message, de savoir si oui ou non le récepteur utilise une machine à la norme ASCII, ANSI, EBCDIC ou UNICODE, si le sous-ensemble pour les «caractères spéciaux» est celui propre à Apple, celui propre à Microsoft, celui, de nouveau, des normes ANSI ou EBCDIC, et quand nous lui envoyons une image, vous voulons qu'il reçoive une image, et non un fichier de caractères bizarres et incompréhensibles. Et bien, les concepteurs de logiciels grand public, qui sont aussi des commerçants, ont une démarche inverse à celle des rédacteurs de RFC: si l'utilisateur ne va pas à la technique, la technique ira-t'à lui.


Bien qu'un peu dépassés dans un contexte de société développée, les conseils d'ordre technique ne sont pas inutiles, quoi que j'en aie dit, car il existe de par le monde un parc installé encore important de machines peu performantes qui ne supportent pas les systèmes et logiciels les plus récents. Après, il y a tous les bons conseils dont je disais qu'ils ressortent plus du «bon usage» (dites, ne dites pas) que de l'étiquette. Par exemple:

«♦ A moins d'utiliser un encrypteur de courrier (matériel ou logiciel), vous devez réaliser que la confidentialité du courrier sur Internet n'est pas assurée. Ne mettez jamais dans un courrier ce que vous ne mettriez pas sur une carte postale»;
«♦ Le sujet d'un message devrait refléter son contenu»;
«♦ Écrivez normalement en minuscule. UTILISER LES MAJUSCULES REVIENT À CRIER»;
«♦ N'oubliez pas que votre correspondant est un être humain dont la culture, la langue et la mentalité diffèrent de la vôtre. Souvenez-vous que les formats de date, les mesures et d'autres particularités locales ne voyagent pas forcément bien. Méfiez-vous surtout des sarcasmes».

Le problème des «faites/dites, ne faites/dites pas» est leur application limitée: SI J'AI ENVIE DE CRIER, ET BIEN JE CRIE ! ET SI JE VEUX ÊTRE GROSSIER ET INSULTANT, ET BIEN MERDE ! JE SERAI GROSSIER ET INSULTANT ! Bien sûr, le conseil quelque peu parano (qui n'est pas le seul du genre) sur la confidentialité et les cartes postales me fait sourire: aucun courrier, aucune communication, sur Internet ou ailleurs, ne seront jamais confidentiels. C'est même une prérogative de l'État de lever cette confidentialité s'il le juge opportun. Quant aux encrypteurs, il ne faut pas se leurrer, et on voit bien ici qu'il s'agit de techniciens qui ont confiance dans la technique et ne tiennent guère compte du facteur humain: dès lors que les logiciels (ou matériels) d'encryptage ont des auteurs, ceux-ci détiennent obligatoirement l'outil qui permet de décrypter, et si eux le détiennent, je fais confiance aux États pour le détenir aussi. Même sans cela, un pays comme les États-Unis mobilise pour le contrôle et le décryptage des communications qui transitent par les réseaux de télécommunication un parc de super-calculateurs égal en capacité à l'ensemble de tous les autres super-calculateurs présents sur son territoire, excepté ceux à usage militaire. Comme les pays européens sont moins transparents de ce point de vue on ne le sait pas, mais probablement il en est de même pour la France, l'Italie, le Royaume-Uni, etc.

J'aime beaucoup le dernier conseil sur les différences culturelles et autres: c'est plein de bon sens, ça, et frappé au coin de la logique. Ça ne tient pas compte de ceci, par contre: n'oubliez pas que votre correspondant est comme vous. Donc, qu'il a la même capacité que vous de savoir que vous êtes «un être humain dont la culture, la langue et la mentalité diffèrent de la» sienne. Et que comme vous il est capable d'en tenir compte en recevant votre message. Ce conseil ressort de ce que j'appelle «les illusions», dont un des aspects est que beaucoup de personnes ont la croyance forte que «l'autre» est un «différent», une personne «pas comme moi»: moi, j'ai de l'empathie, les autres ne comprennent rien, ou au moins, pas grand chose; moi, j'ai conscience de la réalité, les autres sont enfermés dans leurs fausses croyances. Sans vouloir les accabler, les adeptes d'une techno-science hard sont des victimes privilégiées de ce genre de travers, puisque dans leur auto-représentation ils sont les détenteurs du savoir, les non techno-scientifiques étant d'une valeur humaine un peu inférieure, ils ne connaissent pas la réalité réelle, celle pesée, comptée, évaluée. En tout cas, je vous invite à ne pas suivre ces conseils-ci, criez si vous voulez crier, insultez si vous en sentez l'impérieux besoin, et ne vous encombrez pas de précautions dans le contenu de vos messages au prétexte que le Grand Méchant Gouvernement pourrait les lire, et après, allez savoir, vous enfermer dans un Bastille pour propos séditieux ?

Je n'ai guère de craintes quant à la capacité des États à intercepter des messages au contenu «non-carte postalique» (cela dit, il m'est arrivé d'envoyer des cartes postales comportant des messages séditieux, alors…). C'est le genre de craintes que peuvent avoir les personnes trop proches ou trop éloignées des techniques d'interception: si on ne sait vraiment pas comment ça fonctionne, toute technique est effrayante et menaçante; si on sait comment ça fonctionne «de l'intérieur», qu'on fait partie des concepteurs, on tendra à avoir une confiance excessive dans les capacités de l'objet qu'on a réalisé. Pour une personne de mon genre, avec une assez bonne connaissance de ce que peuvent faire des programmes bien conçus mais qui tient donc compte du facteur humain, c'est moins évident — et moins angoissant. Le cas le plus intéressant est celui des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis: après coup, la NSA (National Security Agency, l'administration étatsunienne qui a pour rôle de contrôler toutes les [télé-]communications) a effectivement ressorti des messages interceptés — et «décryptés» — où certains membres des commandos discutaient de la chose par téléphone. Justement, après coup. Et pourtant, plusieurs membres des commandos étaient sous surveillance, qui du FBI, qui de la CIA. Résultat au niveau de la NSA: nib de nib. C'est compréhensible: chaque jour, la NSA engrange, je ne sais pas, trois, quatre, vingt, cent milliards de messages ? Je n'en ai pas idée mais du moins beaucoup. Les logiciels qui scrutent ces messages réagissent sur des mots ou phrases spécifiques, indiciels de ce que «quelque chose» est suspect. C'est bel et bon, hélas quand on prépare un mauvais coup on a la fâcheuse habitude de ne pas utiliser un vocabulaire «suspect» et on convient entre soi de dire “machine à laver” à la place de “bombe”, “nettoyage à sec” plutôt que “attentat”, etc. Bref, le message sera: «C'est bon, j'ai installé la machine à laver pour le nettoyage à sec à Central Park». Et le super-logiciel du super-ordinateur qui traitera ce message ne réagira pas. Mais si même un terroriste disait à son chef et par téléphone, «C'est bon, j'ai installé la bombe pour l'attentat à Central Park», le temps de réaction nécessaire pour passer de l'identification «message menaçant» à une intervention sera probablement excessif pour empêcher la chose.

Pour revenir à moins spectaculaire, la NSA traite donc des milliards ou des dizaines de milliards de messages quotidiens; parmi eux, des centaines de milliers ou des dizaines de millions, je ne sais pas, en tout cas beaucoup, comportent «les mots qui fâchent». Malheureusement, la quasi-totalité de ces messages ne sont pas séditieux ou inquiétants, par exemple, dans votre dernier envoi concernant le carnet et «envoyé à 1841 abonnés», on trouve les mots suivants:

combats — s'attaquer — meurtriers
tuées — turc — yougoslave — crimes

les mots «turc» et «yougoslave» ne pas sont séditieux en soi (quoique…), mais avec la présence des autres, forment un «indice convergent fort». Je ne sais pas sur quoi réagissent les ordinateurs de la NSA, mais avec un tel ensemble, ma foi, votre courriel semble très suspect. Et des comme ça, il y en a des millions chaque jour. Vous imaginez, rien que pour celui-ci, 1.843 cas de suspicion ! Trouver une aiguille dans une botte de foin apparaît dès lors une amusette, face au travail de trouver des messages vraiment suspects parmi tous ceux qui circulent quotidiennement par les systèmes de télécommunication. Au fait: ne vous méfiez surtout pas des sarcasmes.


Quel public est visé ? Celui des employés. Quant aux employeurs, s'ils font les règles ils ne s'obligent pas à les suivre. Celui des newbies, les «pros» ayant une science infuse de la “nétiquette” et respectant les règles sans qu'on doive les leur préciser. Celui des postmasters et des webmasters qui, ont ne le sait pas assez, sont des sous-techniciens, des tâcherons à qui il faut tout expliquer. Le terme qui désigne ce genre de public est, chez les anglo-saxons, les cons, opposés aux pros. En français, ça donne bien le sens… Et pour moi ? J'en parle dans le «Courrier du net» indiqué:

«sur la question de la «nétiquette» appliquée aux courriers électroniques, il se trouve que je ne considère pas Internet comme une entité particulière ayant ses propres règles indépendantes des règles générales de la société, si cette position était vivable quand elle s'adressait à un public limité et trié, un public de pairs, désormais ce sont les règles valables pour l'ensemble de la société qui s'y appliquent. Certes, on peut et doit souhaiter que des pratiques que l'on constate par ailleurs et qu'on désapprouve ne s'y voient pas; maintenant, il ne faut pas inverser les choses: pour qu'Internet ne soit pas un nid de fascistes, de racistes, de sectaires, de commercants avides et de libéraux obtus, d'obsédés sexuels, de gros machos vulgaires et autres individus peu souhaitables, il faudrait que la société ne soit pas telle. TF1 a une déontologie de supermarché; TF1 a un site Internet; peut-on croire que le site de TF1 respectera la «nétiquette» ? Je ne suis pas sûr qu'on y respecte les lois applicables aux entreprises commerciales, alors pour le reste… Revenons à moi: imaginons que j'écrive dans un médium «classique», presse ou librairie; il pourrait me venir à l'idée de publier une partie de ma correspondance sans en avertir mes correspondants, pour autant qu'elle ne concerne pas des aspects de leur vie privée».

Pourquoi m'interdirais-je sur le Net ce qu'on trouve acceptable par ailleurs ? Imaginez que la «publication autorisée» des correspondances ou des conversations privées se soit appliquée à Léautaud: la littérature y aurait beaucoup perdu. Si je ne suis pas Léautaud — et n'aspire pas à le devenir — il me semble peu judicieux d'appliquer sur Internet une étiquette trop restrictive. Cela posé, j'ai tenu compte de vos remarques, et m'y tiens pour l'instant. Quand j'aurai atteint le niveau de notoriété de Léautaud, si du moins j'y atteins, ma foi, on rediscutera de la chose, non ?

En toute amitié.
Olivier Hammam.


[1] La version initiale en anglais donne ceci:

«Abstract
This document provides a minimum set of guidelines for Network Etiquette (Netiquette) which organizations may take and adapt for their own use. As such, it is deliberately written in a bulleted format to make adaptation easier and to make any particular item easy (or easier) to find. It also functions as a minimum set of guidelines for individuals, both users and administrators. This memo is the product of the Responsible Use of the Network (RUN) Working Group of the IETF.
[…]
1.0 Introduction
In the past, the population of people using the Internet had "grown up" with the Internet, were technically minded, and understood the nature of the transport and the protocols. Today, the community of Internet users includes people who are new to the environment. These "Newbies" are unfamiliar with the culture and don't need to know about transport and protocols. In order to bring these new users into the Internet culture quickly, this Guide offers a minimum set of behaviors which organizations and individuals may take and adapt for their own use. Individuals should be aware that no matter who supplies their Internet access, be it an Internet Service Provider through a private account, or a student account at a University, or an account through a corporation, that those organizations have regulations about ownership of mail and files, about what is proper to post or send, and how to present yourself. Be sure to check with the local authority for specific guidelines».
Ce qui ne fait pas grande différence, l'avantage des littératures à caractère technique et/ou normatif étant leur traductibilité aisée.