Ordinarité de la "shoah"[*]

 A u début, on disait « extermination des juifs » ; puis on a dit « holocauste » ; désormais on dit « shoah » ou « Shoah » ; et aucun de ces termes n'est vraiment adéquat. Le plus exact est le premier, sinon qu'il isole la chose d'un contexte plus large, l'extermination planifiée de tout ce qui, pour les nazis, « ne mérite pas de vivre » : les juifs, mais à égalité les tsiganes puis toute la liste : opposants politiques, homosexuels, slaves et « non-aryens » en général, débiles mentaux et physiques, malades mentaux, etc., etc., etc. Le terme “holocauste” fut très mal choisi, puisqu'il désigne, nous dit le Trésor de la langue française (TLF), un « Sacrifice religieux […] et au cours duquel la victime […] était entièrement consumée par le feu » ; c'est l'aspect « consumation par le feu » qui fit choisir le terme, mais il y a un problème : il ne s'agissait nullement d'un sacrifice à quelque divinité, au contraire même. Puis vint donc le terme “shoah”, que popularisa le film réalisé par Claude Lanzmann en 1985 ; il signifie « catastrophe », semble-t-il, et cette fois, du point de vue de la portée il est quelque peu en retrait. Mais le terme a une autre vertu que son acception, son exotisme, qui « fait sens » : “shoah” ne désigne et ne peut désigner, dans les langues autres que l'hébreu, que cet épisode précis dans l'histoire de l'humanité, la tentative d'extermination totale des juifs d'Europe planifiée par les nazis dès les années 1930 et mise en œuvre par l'État allemand entre 1942 et 1945 (l'extermination des juifs avait commencé avant, mais ce que l'on appelle « la solution finale », c'est-à-dire leur extermination systématique dans un processus de type industriel, ne commença qu'en 1942). Pour un Européen, le mot “shoah” n'a donc d'autre « sens » que celui-ci, ne désigne qu'un seul objet de la réalité, cet événement historique particulier.

La shoah ou Shoah. Il m'ennuie que certains veuillent nous persuader qu'il s'agit donc d'un événement singulier, unique, sans précédents ni successeurs, un « hapax »[1], un fait de l'histoire qui « ne s'annonce pas par des signes précurseurs et ne connaît pas de “seconde fois” ». Ce n'est pas évident. L'humanité est peuplée d'événement siguliers, mais il n'en est aucun qui soit en rupture avec la continuité historique : l'existence de cette « solution finale » s'inscrit dans une certaine logique de l'histoire, sa singularité est réelle mais ne dispense pas de chercher à comprendre comment et pourquoi elle put être conçue et réalisée à ce moment là, à cet endroit là, par ces peuples là. Prétendre, comme je l'ai entendu ce matin (du dimanche 22/01/2006) sur France Culture, qu'il s'agit d'un événement « sans précédent » est faire fi d'autres « solutions finales » qui se déroulèrent de la fin du XIX° siècle à ce fatidique lustre 1940-1945, ou des « proto-solutions finales » qui se firent dès les XVI° et XVIII° siècles. Prétendre ensuite qu'il fut singulier, et donc « ne [connut] pas de “seconde fois” », c'est faire fi de toutes les « solutions finales » qui se déroulèrent dans la deuxième moitié du XX° siècle, que ce soit selon le schéma de celle mise en œuvre par l'Allemagne nazie, éliminer les « races inférieures » et les « dégénérés », ou selon une approche lénino-maoïste (“stalinienne”) d'élimination des éléments supposés nocifs de la société, « la bourgeoisie » ou quelque nom qu'on leur donne. Le discours le plus habituel des tenants de la singularité de “la Shoah” est de prétendre que ne pas la singulariser, reviendrait à en minimiser le caractère atroce, or il me semble que c'est le contraire : si “la Shoah” est un événement unique sans précédent ni successeur, alors ce n'est qu'une erreur de l'histoire, une sorte de coup de folie collectif, une discontinuité dans la logique des événements, bref, un événement bien moins significatif que tout autre. Selon moi, l'intérêt de cet épisode de l'histoire humaine est justement son ordinarité.


Pour m'éviter de choisir entre les divers termes postérieurs désignant l'événement, j'userai de l'euphémisme inventé par les nazis, « solution finale » (pour « solution finale du problème juif », déjà un euphémisme), qui offre en outre l'avantage de pointer quelle était l'intention propre de ceux qui le mirent en œuvre : « trouver une solution » pour une situation qu'ils considéraient problématique, la présence de juifs en Allemagne et plus largement, l'existence même des juifs et celle de divers autres ensembles humains considérés comme « dégénérés » donc « dégénérants ». On peut penser que l'anti-judaïsme nazi a un lien génétique avec celui des Églises chrétiennes, ce en quoi on aura tort, selon moi : elle se relie plutôt à un nationalisme exacerbé qui se place en rupture avec le christianisme et prétend plonger ses racines dans le vieux fond germanique pré-chrétien « païen » ; de ce point de vue, c'est la « judaïsation » des institutions et des doctrines qui crée problème, y compris donc celles de la religion. Cela n'empêche bien sûr pas Hitler de récupérer dans sa doctrine attrape-tout le Christ, tout en traquant la judaïsation dans les Églises et surtout, dans les partis se réclamant du christianisme. Mais comment demander à une doctrine incohérente d'être cohérente ?

La “solution finale” a sa source dans plusieurs éléments du passé européen qui se sont développés aux XVIII° et XIX° siècles en tant que doctrines idéologiques, même si leurs ressorts sont souvent bien plus anciens. On ne peut pas dire, par exemple, que l'idée de la « dégénérescence » de la société induite par la présence d'un groupe « impur » soit d'une grande nouveauté, pour ne parler que de cette aire et que des trois derniers millénaires, elle traverse l'antiquité grecque et latine. On peut même considérer L'Illiade comme la première description d'une « politique de purification ethnique » avec « solution finale » à la clé (ici, l'extermination des Troyens). De même, les guerres puniques sont un exemple ancien de guerre génocidaire : la fin en est la destruction totale de Carthage et de ses habitants. Plus près de nous, les « guerres de religion » au XVI° siècle, la Guerre de Trente Ans au siècle suivant, sont des exemples de « purification de la société » que pratiqueront les « communistes » du XX° siècle contre leurs supposés opposants en URSS et en Asie orientale : sous couvert de querelles religieuses ou politiques, on voit clairement que la question principale est celle du groupe social prépondérant. Mais il y a une différence substantielle entre la manière ancienne de commettre ces atrocités et celle plus récente qu'on a vu se développer au XVIII° siècle et culminer au XX° siècle, c'est le processus.

Jusqu'au milieu du XIX° siècle environ on en restait à des méthodes « artisanales » même si parfois menées à grande échelle.


[*] La réflexion que j'entreprends ici converge avec celle d'un important historien israélien, Zeev Sternhell, qui dans son ouvrage récent (en ce mois d'avril 2006) intitulé Les anti-Lumières. Du XVIII e siècle à la guerre froide, inscrit aussi les épisodes « totalitaires » du XX° siècle dans une longue durée qui recoupe ma propre conception, puisque, précisément, je place cette continuité sur la même période. En outre, il a la même hypothèse que moi : c'est l'invention de l'État-nation qui induit ces épisodes. Ce qui ne signifie pas que cette invention y est substantiellement liée.


[1] Le TLF toujours nous dit : « Mot, forme dont on n'a pu relever qu'un exemple […]. P. métaph. Toute vraie occasion est un hapax, c'est-à-dire qu'elle ne comporte ni précédent, ni réédition, ni avant-goût ni arrière-goût ; elle ne s'annonce pas par des signes précurseurs et ne connaît pas de “seconde fois” (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 117) ».