Pire empire

 L es empires… Ils ont tous une chose en commun : régulièrement, ils tombent sur un morceau indigeste. Ils ont beau y mettre toutes leurs forces, toute leur puissance, ils n'arrivent pas à l'avaler. Parfois, ça les mène même à leur perte – le petit qui mange le gros, ou David et Goliath, ou « sept d'un coup », comme vous préférerez…

Je pense à ça à cause de ce qui se passe en Irak : bien que ça soit très différent, ça ressemble pourtant diantrement à un autre épisode vécu par les États-Unis, la guerre du Vietnam. Ça y ressemble par ce trait évident : quel que fut le projet de l'administration Bush, un de ces jours les troupes des États-Unis devront partir d'Irak, parce qu'il n'est pas envisageable, même pour « la première puissance du monde », de monopoliser l'essentiel de ses moyens d'influence extérieure directe sur un tout petit point du globe, quelle que soit sa valeur stratégique ou autre. Ma réflexion part d'une « nouvelle » récente à la date où je débute ce texte (le 01/10/2005), parue sur le site lemonde.fr : « Raid américain d'envergure dans l'ouest de l'Irak ». Nouvelle entre guillemets car depuis janvier ça fait, 5, 10 ou 15 fois, disons, de nombreuses fois que je lis la même, donc elle me paraît de moins en moins « nouvelle »… Quel est le résultat habituel de ce genre de « raid américain d'envergure » ? On y capture ou on y tue trois à trente « rebelles », on y abat un à dix « repaires de rebelles », et bien sûr, au passage on fait quelques à quelques dizaines de « dégâts collatéraux humains ». Il y a peu (deux ou trois jours) je lisais ce « fait », rapporté par l'AFP :

« Le Pentagone a calculé que 6 milliards de munitions de petit calibre avaient été tirées en Afghanistan et en Irak depuis 2001. Le nombre d'ennemis tués étant estimé à 20.000 sur ces deux fronts, cela représente 300 000 cartouches par adversaire abattu ».

C'est la version expurgée donné par Le Point sur son site ; ce que j'ai fini par retrouver et dont je me souvenais était un entrefilet à base de dépêches publié par Le Monde avec un article intitulé « Des officiers américains racontent les tortures et sévices infligés aux prisonniers irakiens en 2003-2004 » :

« Des balles israéliennes pour l'armée américaine
L'armée américaine consomme tant de balles en Afghanistan et en Irak que les fabricants de munitions n'arrivent plus à honorer leur carnet de commandes. Les Etats-Unis sont contraints, révèle dimanche 25 septembre le quotidien britannique The Independent, de commander des munitions aux Industries militaires d'Israël, une usine liée au gouvernement de Tel-Aviv. Le Pentagone a ainsi acheté 313 millions de balles israéliennes depuis l'an dernier, pour un montant de 10 millions de dollars.
Un rapport gouvernemental américain, cité par The Independent, indique que les forces américaines ont doublé leur consommation de munitions depuis le 11 septembre 2001 et les déploiements militaires en Afghanistan puis en Irak. L'armée a utilisé environ 6 milliards de munitions de petit calibre depuis 2002, et a désormais besoin de 1,8 milliard de munitions chaque année. Des experts interrogés estiment que 250.000 à 300.000 balles sont tirées pour chaque "insurgé" afghan ou irakien tué ».

Je me demande à quel point l'intérêt de l'information, au moins pour la personne qui jugea opportun de la placer là, ne se limitait pas au titre : rendez-vous compte ! Des balles israéliennes (lire : “juives”)contre des résistants arabes ! (hormis le fait que les Afghans ne sont pas arabes… Mais même les médiateurs ne s'encombrent pas d'un tel distinguo, cf. la mention désormais courante des « arabo-musulmans »). Mais la nouvelle n'est pas si fraîche et parut il y a quelques mois déjà, suivie d'un démenti du Pentagone dont, une fois de plus, on s'aperçoit qu'il donnait pour faux un fait vrai. C'est ainsi. Incidemment, on y apprend que les munitions israéliennes offrent un bon rapport quantité-prix, du moins pour les commandes en masse. Mais ce n'est pas le tout, revenons à nos empires.


Mais ça ne nous en éloignait pas tant. Au-delà de cette anecdote à fort relent anti-israélien (pour ne pas dire plus…), le fait intéressant est celui que « des experts estiment » : trois cent mille petites munitions (et quelques centaines de grosses, sans compter le kéroséne, l'essence et le gazole) pour un « insurgé » tué (Je me demande le genre spécial d'« expertise » requis pour savoir que six milliards de munitions pour vingt millle “insurgés” donnent un ratio de 300.000 balles par “insurgé” - et non pas « 250.000 à 300.000 » : 600.000/20=300, un résultat exact…). Pour conclure là-dessus (du moins sur la partie « critique des médias ») l'information la plus exacte et intéressante est celle donnée par Le Point : quel est l'intérêt de savoir si les “insurgés” sont victimes de balles Made in Usa, ou de balles venant d'Israël ou du Mexique ou de Chine ? Ce sont des balles étatsuniennes puisqu'elles sortent d'une arme utilisée par un soldat étatsunien. La question de la provenance intéresse le Sénat des États-Unis ou, côté médias, la rubrique « économie », car elle joue un rôle sur la balance commerciale du pays ; comme fait relié à « la guerre en Irak » (et en Afghanistan), ça n'a pas de pertinence, il suffit de ces deux nombres et de ce rapport : 6 milliards de balles pour 20.000 “insurgés” tués, donc 300.000 balles pour un mort.

Donc, 300 Kballes (« kilo-balles ») pour un adversaire (ou supposé tel) tué. Sans compter, comme indiqué, les véhicules (chars, camions, avions, hélicoptères, etc.) ; plus la paie des plus de 200.000 hommes déployés sur les deux terrains (si je ne m'abuse, il y en a 220.000 à 230.000, outre les divers « agents » – CIA et autres —, les administrateurs civils, les « conseillers », etc.). Le coût mensuel de l'occupation en Irak est évalué à cinq milliards de dollars depuis « la fin de la guerre » (car, il est bon de s'en souvenir, cette guerre est censément terminée depuis mai 2003, de même qu'est « terminée » depuis décembre 2001 celle d'Afghanistan…). Enfin, je dis 300.000 balles, or il est question de « 6 milliards de munitions de petit calibre », ce qui je suppose inclut les roquettes et autres « munitions personnelles de tir » du genre (une roquette anti-char coûtant nettement plus cher que les 3 cents unitaires des balles israéliennes – ou étatsuniennes, aussi bien). Et peut-être d'autres munitions, comme les « petits » obus (de 20mm), certes « petits » mais qui font tout de même d'assez gros trous. Et qui coûtent eux aussi bien plus cher qu'une balle de fusil.

Cette question du coût est certes intéressante pour ce qu'elle induit quant à la possibilité financière de continuer son excursion en Irak pour l'armée des États-Unis, mais ça joue sur le long terme, telles que vont les choses, il faudra bien quatre ou cinq ans avant que ça ne pèse de manière significative sur le PIB des États-Unis ; en fait, à moyen terme une guerre est plutôt une bonne chose pour l'économie d'un pays, si du moins ses capacités industrielles la lui permettent, ça « relance l'activité » des entreprises d'armement. L'intérêt de cette info vient surtout de ceci : elle montre que l'efficacité militaire de l'armée des États-Unis est nettement inférieure à celle de ses adversaires. D'après le Pentagone même, les — que dire : « terroristes » ? « Résistants » ? « Insurgés » ? Bref, les personnes s'opposant par les armes à l'occupation seraient de 3.000 à 5.000, ayant le soutien actif d'à peine 50.000 à 60.000 Irakiens, cela à mettre en rapport avec les plus de 200.000 soldats de « la coalition » ayant (censément – et en tout cas factuellement par le biais des impôts) le soutien de près de 500 millions de personnes, une logistique incomparable et des moyens militaires sans commune mesure. Et le « ratio de morts par munition » est très nettement en faveur de cette opposition armée, car elle a tué au moins autant de personnes que « la coalition », avec cette différence qu'elle ne gaspille pas ses munitions : quand elle tire, ou qu'elle fait exploser une bombe, elle tue à chaque fois ou presque[1].

Dans la note 1, je relève que la plupart des victimes de cette « opposition armée » sont des Irakiens. C'est vrai et c'est faux : en nombre absolu, c'est l'évidence même ; si par contre on met en rapport le nombre total d'Irakiens et celui des Irakiens tuées par cette « opposition », ça fait, si le nombre de morts est bien d'environ 20.000, et même si, comme les pires bilans le disent, il était de 40.000, un mort pour 1.000 Irakiens ou, dans le cas du pire, 1 pour 500 ; « la coalition » compte donc environ 200.000 soldats et a subi une perte d'environ 1.400 hommes, soit environ un mort pour 140 soldats ; les personnes venues en Irak sur les brisées de la guerre de 2003 (soldats compris ) sont environ 300.000, et les victimes de ce groupe quelques 3.000, soit environ 1 pour 100. Relativement, il y a donc bien plus de morts non-irakiens. Autre modérateur, les victimes irakiennes sont pour plus de trois quarts des simples civils (les autres étant des militaires, des policiers ou – plus rarement – des responsables politiques) n'ayant guère de moyens de se défendre ni de prévenir les attaques ; les membres de la coalition et assimilés sont au contraire des personnes censément protégées, vivant pour la plupart dans des zones spéciales et ayant les moyens de se défendre ou d'être défendues.


La situation irakienne me fait beaucoup penser, en cette année 2005, à la guerre du Vietnam. J'entends déjà les politologues patentés se récrier : ça n'a rien à voir ! les motivations, le terrain, les moyens, les méthodes, les visées… N'ayant pas de diplôme en politologie approfondie je m'en fiche un peu, et même beaucoup, et ce que je vois est un schéma. Celui même qui devrait pourtant conduire les États-Unis à comprendre que ce genre d'entreprise ne peut réussir, pour peu qu'ils considèrent leur propre histoire : en 1776, l'Angleterre avait tout pour elle, la supériorité en armement, des troupes bien entraînées, des auxiliaires fidèles, l'appui d'une majorité de « responsables locaux », la maîtrise des mers, etc. Tout, sauf une chose : la nécessité. Il n'était pas nécessaire pour les soldats de Sa Majesté et les auxiliaires de l'armée britannique d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes, de se surpasser, pour un enjeu qui n'était pas le leur, quel que fut leur patriotisme ; il était nécessaire pour les colons de se libérer de leur tutelle, et de gérer à leur propre profit le fruit de leur travail.

À considérer que ce n'est pas une question de nombre ; on connaît notamment l'histoire de la conquête de l'Espagne par les armées musulmanes : leur chef fit couler les navires pour persuader ses troupes qu'elles n'avaient qu'une alternative : vaincre ou mourir. Autre cas, moins radical dans la forme mais tout aussi efficace, de l'expansion mongole avec ses deux branches, ottomane à l'ouest et mogole à l'est : quand on avance rapidement dans sa zone d'expansion et qu'on se coupe de ses bases, on n'a guère d'autre choix que s'imposer… Ou, plus anciennement, quand les tribus germaines firent mouvement vers le sud-ouest européen il leur fallut, là aussi, s'imposer ou se soumettre. Le problème des États-Unis et de leurs alliés en Irak vient de cette nécessité, et s'accroit de celui de la distance : s'il est envisageable pour une entité politique, ou pour une coalition d'entités, d'assurer durablement sa mainmise ou au moins son contrôle « sans nécessité » sur un territoire limitrophe limité (en superficie ou population), même si ce n'est pas sans problèmes, avec la distance ça devient plus aléatoire.

Cette question de nécessité est double : il y a la nécessité d'avoir une structure de gouvernement stable et efficace, et celle d'acquérir de l'autonomie, de se constituer en entité politique indépendante. On peut constater que, dans le schéma actuel, il y a une inversion par rapport à ce qu'auraient pu prévoir (et que d'ailleurs prévoyaient) nos « politoloques » habituels : il y a bien plus de difficultés en Irak qu'en Afghanistan. La raison en est simple : en Afghanistan, la présence étrangère contribue effectivement à une stabilisation des institutions et à une amélioration générale de la situation locale ; en Irak, c'est le contraire. Bref, l'occupation étrangère contribue à la stabilisation du gouvernement afghan, ce qui, lentement mais sûrement, assure une plus grande autonomie, à la fois de l'État afghan et de chacun de ses citoyens. En Irak, la première erreur de « la coalition » fut la mise à bas radicale de la structure d'État (démantèlement de l'armée et de la police, licenciement des fonctionnaires « baasistes » [donc tous les fonctionnaires, puisque dans l'Irak baasiste comme dans la Russie soviétique, prendre sa carte du Parti était une condition nécessaire à l'obtention d'un tel emploi], mise à l'écart de tous les responsables politiques en place avant mars 2003, etc.). À comparer avec la situation afghane, où une grande partie des responsables locaux et d'une part non négligeable des responsables nationaux dont le rôle fut au moins accommodant, et souvent actif, dans la période talibane et celle immédiatement précédente, qu'on peut désigner comme « guerre des clans » (jusques et y compris l'actuel président). Et bien sûr, maintien des « combattants » dans leur fonction de police et de milice (on ne peut guère parler d'armée), y compris un grand nombre de ceux qui combattirent du côté taliban. Probablement, les enjeux ne sont pas les mêmes, ce qui explique en partie cette meilleure gestion de la situation (on se rapellera qu'avant l'intervention des États-Unis en Afghanistant et durant les premières semaines de cette intervention, l'administration Bush avait proclamé haut et fort qu'elle ne s'appuierait pas sur « l'alliance du nord » et qu'elle refuserait tout compromis avec les responsables talibans, puis que devant la réalité du terrain elle mangea son chapeau sur ces deux points), mais il n'y a bien sûr pas que cela, la question principale est le rapport entre ce que l'on perd et ce que l'on gagne.


Considérant la situation afghane, on avait affaire à un État faible, des institutions en plein délitement, une situation de guerre civile « de basse intensité » mais endémique, un appauvrissement progressif et constant du pays ; suite à l'intervention de la fin 2001, le rôle de la coalition fut d'abord de maintenir l'ordre et de contribuer à la restauration des institutions les plus importantes (santé, éducation, économie…), et on laissa très largement les Afghans négocier entre eux pour parvenir à une solution concernant le rétablissement (voire l'établissement) des institutions politiques, ce qui se fit pour beaucoup sur la base du consensus ; bref, entre la situation avant et après cette intervention, il y a une nette amélioration et une stabilisation indéniable. On a même ce paradoxe : grâce à cette stabilité, la production d'opium explosa dans les trois années qui suivirent, puisque les voies d'approvisionnement furent sécurisées… En Irak, et quoi qu'on puisse penser du régime baasiste, il en allait tout autrement : on avait affaire à un État fort, avec des institutions stables et efficaces et des services essentiels (santé, éducation, etc.) encore solides, même après plus de dix ans d'embargo ; depuis l'intervention de mars 2003, tout se dégrade, y compris sur le plan économique. On a même une inversion sur un point non négligeable : l'intervention en Afghanistan a permis d'éliminer l'essentiel des foyers de propagation du terrorisme islamiste, celle en Irak a contribué à y établir de tels foyers, qui n'existaient pas auparavant.

Reprise au 15 septembre 2013

Et on en revient à cette question de la nécesité. Dans le cas de l'Afghanistan, on peut dire que, aussi imparfait cela soit-il, les deux aspects sont présents : au moment de l'entrée de « la coalition » (assez similaire à celle d'Irak mais un peu différente dans sa composition) dans ce pays, ses structures politiques et administratives ont été détruites par presque trente ans d'instabilité (coups d'État, invasion soviétique, guerres civiles), donc l'arrivée des troupes étrangères, combinée au fait qu'elles s'appuient sur les chefs de guerre locaux et une frange d'ex-talibans réputés modérés, permet de restaurer les infrastructures, suite à quoi se met en place le processus d'établissement de l'autre nécessité, la constitution ou reconstitution d'une entité politique indépendante. En Irak on a, pour le redire, un processus inverse : l'action de « la coalition » durant et après la phase d'invasion contribue à la destruction des structures politiques et administrative ; la tentative de constitution d'une entité politique nouvelle se fait en dépit du bon sens et accentue ou crée l'opposition entre les divers groupes ethniques ou/et religieux.


[1] Je sens que certains de mes lecteurs sont en train de se penser : oui mais attends ! Il tuent surtout des Irakiens ! Ce n'est pas la même chose ! Ce à quoi je leur dis : autant que je sache, les États-Unis ont entre autres raisons envahi l'Irak dans le but de faire cesser le massacre d'Irakiens par d'autres Irakiens, résultat, ça ne marche pas. À quoi j'ajouterai que la valeur d'un mort n'est pas tributaire de sa nationalité.