Peut-on espérer réussir aujourd'hui
ce qu'on a raté hier ?

 U n jour j'écrivis à un correspondant, après avoir répondu à sa question (indiquer les pages où je parle des Hébreux), «je m'intéresse peu au passé […] sinon en ce qu'il éclaire le présent […]. Comme les Hébreux ont disparu il y a plus de 2000 ans, vous comprendrez que je les évoque très peu dans ces pages». Une manière inexacteun peu fausse de présenter les choses: je m'intéresse au passé parce que je m'intéresse au présent, et parler du présent en ignorant les causes lointaines pouvant expliquer certains actes apparemment incohérents ou en ne comparant pas les situations actuelles à celles précédentes du même type pour en deviner les évolutions, c'est faire semblant d'avoir de s'y intéresser. On s'intéresse alors à «l'actualité», le flux ordinaire d'événements instantanés qu'on ne relie pas au substrat de faits sans quoi ces événements n'ont pas de sens – donc pas de prévisibilité quand ils durent.

Prenez un événement dans mon actualité, «le conflit israélo-libanais» qui a débuté en juillet 2006: tous les jours j'entends journalistes et «spécialistes» disserter sur le devenir de cet événement, sur «ce que fait (ne fait pas) “la communauté internationale”» (communauté réduite à une poignée d'États, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU plus trois ou quatre autres), et bien sûr, disserter sur l'avenir de cet événement. Je trouve ça amusant, même si je ne trouve pas amusant que ces discussions oiseuses concernent un événement faisant chaque jour des dizaines de morts: le «conflit» en question est au moins le cinquième du genre depuis 1967, et à chaque fois le déroulé est le même: supposant une visée belliqueuse d'un ou plusieurs de ses voisins, Israël décide d'une «guerre préventive»; il reçoit alors des envois massifs d'armes sophistiquées et de munitions de la part d'un ou plusieurs pays occidentaux, ce qui lui permet une supériorité offensive indéniable; «la communauté internationale» dit d'un même mouvement que ce que fait Israël n'est pas très correct mais, vous comprenez, un État a le droit de défendre son intégrité (ce qui est faux: l'attaque est préventive donc ne répond pas à une menace effective contre son territoire[1]); ensuite se passe plus ou moins de temps où «la communauté internationale», cette fois réduite aux seuls cinq membres permanents du Conseil de sécurité, cherche à trouver un accord sur une n-ième résolution concernant ce petit endroit de la planète (moins de 30.000km², l'équivalent de quatre à cinq départements français), accord dont la principale qualité sera de parvenir à une «résolution» irrésolue qui ne sera pas contraignante ou pas applicable[2].

Par après, et quoi qu'en aient dit ses dirigeants au début, Israël sera confronté (est déjà confronté, dans mon actualité) au problème évident que lancer ses chars et son aviation dans l'intention de «nettoyer le terrain» n'a guère d'efficacité et que la seule manière d'y parvenir est de l'occuper, sinon le fait que ça ne le «nettoie» pas mais que ça ne fait que déplacer le problème, dans le temps ou/et dans l'espace. La suite évidente est donc (ce qu'induit d'ailleurs la (sic) «résolution» du CS dans son deuxième point, «Dès la cessation totale des hostilités, demande au Gouvernement libanais et à la FINUL, comme elle y est autorisée par le paragraphe 11, de déployer leurs forces ensemble dans tout le Sud, et demande au Gouvernement israélien, alors que ce déploiement commence, de retirer en parallèle toutes ses forces du Sud-Liban», formule intéressante: en l'état actuel des choses, si l'État d'Israël a en effet commencé à pénétrer dans le sud-Liban, on ne peut pas strictement considérer qu'il l'occupe; ergo la résolution anticipe sur l'évolution très prévisible de la situation: l'occupation du sud-Liban par l'armée israélienne…).

La suite est connue: pendant «un certain temps» (quelques semaines, mois, années ou décennies), Israël occupera le sud-Liban; pendant ce même temps, le Hezbollah, qui était en perte de notoriété rapide ces derniers mois, retrouvera (un certain temps…) un semblant de légitimité aux yeux des Libanais, parce qu'entre l'occupant, serait-il le plus légitime, et le groupe qui lui résiste, serait-il le moins légitime, le choix est simple; outre ce regain de «légitimité» il se renforcera en recrutant parmi les opposants les plus radicaux à cette attaque et à cette occupation, et symétriquement le constat de l'inefficacité de l'action de son armée tendra à démoraliser la population israélienne, et délégitimera ses dirigeants qui lui avaient promis (comme tout gouvernement), sinon une guerre «fraîche et joyeuse» du moins rapide et efficace. Comme le disait Daniel Bensimon, éditorialiste de Haaretz, journal assez modéré et peu soupçonnable de défaitisme,

«La chose qui dérange les Israéliens, c'est qu'après un mois le Hezbollah continue à tirer des roquettes. Il n'y a pas de grande victoire. Le Hezbollah ne va pas disparaître. Et ces questions restent: qu'est-ce qu'on a fait ? Est-ce que cette guerre valait le prix qu'on a payé, est-ce que c'était nécessaire, est-ce que c'était inévitable ? Est-ce qu'on ne pouvait pas trouver d'autres moyens ? Je ne suis pas jaloux du premier ministre: il est là depuis trois mois et il est déjà très mal. Il a pris la plus grande décision de sa vie, qui risque aussi d'être la dernière… Peu importe quand le cessez-le-feu aura lieu, les Israéliens commencent déjà, à parler du «jour après». Et «le jour après», c'est un châtiment social, politique, militaire, et existentiel: après un mois, on n'a pas réussi à casser cette organisation de 2.000 personnes; on a perdu plus de cent personnes, en majorité des soldats, et on a démontré au monde entier, surtout au monde arabe la vulnérabilité de la société israélienne».

Tout est dit. Comprendre une situation actuelle, ça n'est pas faire une évaluation du rapport de forces, comme on le fit les premiers jours de l'attaque israélienne contre le Liban, ni une évaluation de l'évolution apparente («favorable» ou «défavorable») de la situation, qui fit présumer une dizaine de jour après le début de l'attaque que, vue sa tournure, elle allait cesser rapidement, ni faire une évaluation raisonnée des positions “probables” de «la communauté internationale», les rapports entre les acteurs principaux de cette hypothétique communauté internationale n'étant précisément pas réglés par la raison, sinon à l'occasion «la raison du plus fort», ni enfin faire une évaluation raisonnable du «jour juste avant le jour d'après», de ce qui se passera entre le moment où l'attaquant constatera son incapacité à parvenir à ses buts rapidement et celui où il finira par renoncer à quelque but consécutif que ce soit, autre que le retrait. Au début d'un conflit très asymétrique le rapport de forces est toujours simple: une armée surpuissante contre une armée très faible voire pas d'armée du tout. Conclusion: «Ils vaincront car ils sont les plus forts». Pourtant, l'histoire nous enseigne que ce genre de prévisions se réalise rarement. Certes l'armée forte parviendra à désorganiser le pays ou le territoire attaqué, à détruire ses infrastructures et le plus souvent à l'investir. Puis vient la phase pénible: l'occupation. Dès lors la disproportion initiale est annulée et c'est l'occupant qui se retrouve en position délicate car il ne peut compter sur aucun support local, en premier lieu, pas sur celui des «collaborateurs» locaux: de celui qui trahit son pays on ne peut espérer qu'il ne vous trahisse pas…

Au-delà de ces généralités, il y a le fait patent que depuis 1967 Israël a envahi des pays ou des territoires divers, et à chaque fois a été amené, au bout d'un temps plus ou moins long, à s'en retirer, exception faite bien sûr des parties de la Palestine qui ont été effectivement annexées et vidées de la majorité de ses habitants. C'est même le cas de certains territoires occupés avant 1967. Et maintenant, une fois cela considéré, si j'en venais à la question qui a motivé la création de cette page ?


L'Histoire est un lieu fécond pour nous apprendre ce qui peut en être de notre présent et conséquemment, du devenir de certaines situations en cours de développement. L'exemple qui me servira en premier est l'histoire déjà longue des Hébreux, devenus depuis Juifs, et précisément, dans cette histoire, ce fait intéressant: selon leur propre compilation pour les deux premières fois, puis selon leur propre récit et celui d'autres peuples, les Hébreux qui, suite à la troisième fois, devinrent «les Juifs» puis, quand la religion des Hébreux fut désignée “judaïsme”, «les juifs», durent s'exiler en masse du territoire que l'on nomma longtemps «la Palestine». Après chacun de ces exils forcés, ils finirent par y revenir, le dernier retour s'étant fait tout au long du XX° siècle, avec une crête dans les décennies 1940 à 1960. Quelle est la particularité de ces Hébreux ou Juifs ? De ce que j'en comprends, leur principale particularité et de n'en avoir pas, ou pour dire mieux, de se comporter comme n'importe quel autre peuple dans des situations similaires: humbles quand dominés, arrogants quand dominants. On se rappelera la fameuse sentence de Charles de Gaulle, «un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur»: elle peut s'appliquer à presque tous les peuples ayant une population assez nombreuse et une idée de leur «destinée» qui implique une emprise sur les voisins – par exemple, le peuple de France. Cette emprise peut être d'ordre divers, notamment territoriale (se souvenir qu'en 1945 “la France” couvrait un territoire d'environ 9 millions de km², ce qui signifie qu'à l'époque “la France” réduite ici à sa métropole avait le désir et les moyens d'étendre son emprise sur le monde de manière territoriale).


[1] Ceci n'exclut bien sûr pas que l'intégrité du territoire d'Israël soit menacée, en fait elle l'est en permanence, mais par des groupes identifiables situés près de sa frontière, et non par les civils des principales villes du Liban, par les infrastructures de ces villes ou par l'armée régulière du pays, qui furent les principales cibles de ces attaques.
[2] Comme les choses se font: peu après que j'écrivis cela (le 12/08/2006 vers 7h50), j'entendis sur ma radio que «le conseil de sécurité a voté à l'unanimité une “résolution” qui demande l'arrêt des combats», (“à l'unanimité” souligné, car la journaliste qui émettait cela le disait sur un ton emphatique, genre, «Attention ! Ce n'est pas rien ! Ils étaient tous d'accord !»). Mais, comme dit, cette résolution (que vous pouvez consulter ici) ne sera pas contraignante ou pas applicable. Hormis le fait que les premiers attendus sont une reconstruction de la réalité et un «deux poids deux mesures» habituel dans ce contexte, le Conseil de sécurité (CS) se contente de «Lance[r] un appel en faveur d’une cessation totale des hostilités fondée», à comparer à la résolution 1696 concernant les activités de l'Iran dans le nucléaire, dont voici les deux premiers points:

«(Le CS)
1. Demande à l’Iran de prendre sans plus tarder les mesures requises par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA dans sa résolution GOV/2006/14, qui sont essentielles pour instaurer la confiance dans les fins exclusivement pacifiques de son programme nucléaire et régler les questions en suspens;
2. Exige, dans ce contexte, que l’Iran suspende, sous vérification de l’AIEA, toutes ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement;
On le voit, le ton est plus ferme et la résolution plus contraignante. Ce qui n'induit pas que cette résolution aura plus de succès, mais c'est une autre question: celle de l'inapplication des trois quarts des résolutions de l'ONU.