Scientificité et langage:
pour être un peu plus juste

 D ans les trois autres textes de cette série (« Innéité », « Acquisivité » et « Scientificité »), je m'appuie sur un article du journaliste Michael Albert, qui malgré tous ses talents n'a pas celui d'être un spécialiste de la linguistique. Non que ça me gêne beaucoup, au contraire il me semble qu'une théorie à visée scientifique prouve son intérêt si elle se révèle compréhensible par un profane et acceptable par tous. Prenez la théorie de la relativité ou l'analyse structurale en anthropologie : elles sont acceptables car elles s'appuient sur une analyse vérifiable de la réalité, qu'elles ont prouvé leur efficacité pour l'élucidation de faits connus et qu'elles sont prédictives. Bref, ce sont proprement des théories scientifiques. Une théorie qui ne serait acceptable que si l'on est d'avance convaincu que ses prémisses sont justes et qui ne se vérifie pas par l'expérience, qui n'élucide pas de faits connus ni ne produit de prédictions, ne peut guère être prétendue scientifique ; c'est une hypothèse sans fondements et sans but.

D'où l'intérêt du texte de Michael Albert : s'il avait discuté, par exemple, de l'anthropologie structurale, non seulement il aurait exposé les présupposés théoriques mais il aurait pu donner des exemples concrets et nombreux de l'application de cette théorie à des phénomènes d'anthropologie sociale. En outre, il n'aurait pas du tenter de disqualifier les autres théories du champ concerné pour au moins deux raisons : quand une théorie est solide et fondée elle n'a pas besoin de disqualifier celles qui lui sont directement concurrentes, ce sont ses résultats qui s'en chargent ; surtout, une théorie consistante n'est pas exclusive, ses tenants ont généralement conscience, d'une part que l'on peut avoir une autre manière d'analyser la réalité qui soit tout aussi consistante, de l'autre qu'une théorie n'est jamais qu'un modèle provisoire tributaire de l'état des connaissances au moment où elle s'élabore.

Un exemple évident de la chose est la chaîne des diverses théories mécanistes depuis Kepler et Galilée jusqu'à Einstein et Planck : chaque nouvelle théorie générale ne rend pas la précédente caduque dans des contextes similaires à ceux où elles s'inventèrent. On sait aujourd'hui que l'hypothèse de Newton concernant la gravité est inexacte, mais d'une part elle était la plus juste et en ce sens la plus exacte possible au moment où il l'élabora, de l'autre elle reste valide dans un certain contexte. Je l'écrivais dans un autre texte, « le principe (l'attraction universelle) et le mécanisme observable (les corps s’attirent avec une force inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare) restent assez vrais, mais non plus l'explication du phénomène. En outre, dans bien des situations l'explication newtonienne suffit largement pour se comporter avec le fait indibutable de la gravité ». Par exemple, tant qu'on n'a pas l'intention de faire de la navigation interstellaire, voire seulement interplanétaire… Disons que la théorie de la relativité invalide les présupposés de Newton, mais n'invalide pas ses résultats tant qu'on reste dans les limites où il se plaçait, c'est-à-dire le système solaire et les phénomènes qu'on peut y observer. D'où l'écart entre ce qu'on peut nommer une théorie juste et une théorie vraie: une théorie n'est « vraie » que pour autant qu'on ne peut démontrer que ses présupposés sont faux ; une théorie est « juste » si, ses présupposés étant invalidés, elle reste prédictive dans un certain contexte. En ce sens, la théorie newtonienne est juste, alors que la théorie de la génération spontanée ne l'est pas une fois celle pasteurienne validée.


En un certain état des connaissances, pas évident de déterminer si une théorie n'est pas juste, car en général ces théories sont indémontrables. Tant que Pasteur n'eut pas mis en place un protocole reproductible qui démontre clairement qu'il n'y a pas de « génération spontanée », y croire ou non n'avait pas d'incidence sur le travail habituel des biologistes et des médecins. Par contre, la croyance avait une incidence sur les pratiques et les capacités de découverte : considérer vraie la génération spontanée ne permet pas de concevoir des protocoles ne rentrant pas dans ce cadre et empêche, pour la pratique, l'émergence du concept de stérilisation des instruments de la médecine et de la chirurgie. Bref, ça entraîne des attitudes dommageables au progrès des connaissances dans les arts et les sciences. Mais donc, il n'est pas si facile de montrer que ce qui n'est qu'une croyance, et non un savoir scientifique solide, est faux, dès lors qu'on ne peut y opposer une réponse qui l'invalide.

Pour reprendre mon cas favori, la démonstration de la non existence de la génération spontanée vient de ce que, dans des conditions aseptiques, jamais un pénicillium ne se développera sur un morceau de fromage, et de ce qu'en outre on peut expliquer pourquoi ça ne se produit pas. Mais prenez un domaine comme la cryptozoologie, la “zoologie cachée” : il n'y a aucune condition effective où l'on peut indubitablement démontrer l'inexistence de l'homme sauvage du Pamir, du monstre du Loch Ness ou des habitants de Sirius. On ne peut pas plus, d'ailleurs, « démontrer » que l'univers a environ quinze milliards d'années, notre système solaire environ cinq, et que le phénomène de la vie est évolutif. Il y a certes des indices objectifs qui confirment la crédibilité de ces assertions et qui sont convénientes avec les théorie cosmologiques et évolutionnistes en vigueur, mais si l'on est un bon chrétien ou un bon juif et qu'on juge que Dieu est capable de tout, on peut aussi croire ou considérer qu'il a eu la volonté de donner l'apparence que l'univers et l'évolution sont tels, mais que « en réalité » l'univers a bien environ six mille ans et les créatures qui peuplent la Terre furent créées en trois jours, « chacune selon son espèce » et hors de tout phénomène évolutif. Voyez par exemple ce commentaire paru sur le blog de “Guillemette” suite à son texte « Le pied créationniste dans la porte des écoles »:

Je suis chrétien et j'appartiens à l'une de ces églises évangéliques d'origine américaine. En 1980, la victoire de Reagan a été vécue aux Etats Unis (j'y étais alors) par les membres de mon église comme comme une victoire.
Je suis par ailleurs scientifique et chercheur au CNRS en physique. Je connais donc assez bien le problème que vous posez. Quand un membre de mon église me demande ce que je pense de l'évolution, je lui explique que le monde que j'observe ressemble à s'y méprendre un monde qui résulterait d'une évolution.
J'ajoute que Dieu est tout puissant et qu'il peut donner au monde l'apparence qu'il veut. Dieu a pu créer le monde en six jour en lui donnant l'apparence d'un monde né du big bang. Dieu peut tout. Mais si Dieu a fait cela, il ne peut pas m'en vouloir de me tromper, et de penser que le monde a 15 milliards d'années, comme l'indiquent les observations.
Cette manière de présenter la science, en entrant dans la logique de la foi, porte en général assez bien.
Rédigé par: Michel | mars 31, 2005 03:39 PM
(repris de http://guillemette.typepad.com/guillemette/2005/03/le_pied_cration.html#comments)

Et ce n'est qu'un parmi bien d'autres textes de ce style. Et un des plus raisonnables du genre, en outre… Pour moi, certaines données de la science sont incompatibles avec ce type de croyances. Non que je considère “la Religion” ou “la Foi” et “la Science” ne soient pas accordables, mais un certain type de religiosité et un certain type de science ne le sont pas. Disons que ma philosophie de base me fait considérer que ce qui ressort de la croyance n'est pas compatible avec la démarche scientifique et que mes conceptions sociales et politiques me classent plutôt du côté des anti-religieux modérés, mais que ma compréhension des faits sociaux et de la psychologie des humains me permettent de comprendre qu'on peut avoir une pratique professionnelle apparemment (et de fait) en contradiction avec ses croyances religieuses ou autres, et que l'une n'interfère pas avec les autres. Par contre, il est des domaines où les deux choses interfèrent et empêchent les supposés scientifiques engagés dans ces domaines de produire un travail qui soit en conformité avec les faits observables. Prenez le “Michel” de la citation : selon moi il est incohérent pour un physicien de produire une « hypothèse » du genre de celles qu'il sert à ses coreligionnaires ; mais ça n'a guère d'importance pour son travail et, comme il l'écrit, « si Dieu a fait cela, il ne peut pas m'en vouloir de me tromper, et de penser que le monde a 15 milliards d'années, comme l'indiquent les observations ». L'un des principaux fondateurs de la méthode scientifique, Descartes, avait une position assez proche de celle-là, après tout. Au moins dans son Discours. Mais quand on travaille sur l'évolution de la vie, ou sur l'inné et l'acquis, ça devient problématique.

Avant d'en venir à la linguistique chomskyenne, je prendrai deux cas intéressants, la déjà nommée cryptozoologie et les « théories » concernant l'évolution qui induisent un « dessein intelligent ». Dans ces deux cas, on a affaire à une forme de croyance : avec la cryptozoologie la croyance en des faits non prouvés et avec le « dessein intelligent » une croyance de type religieux, mais donc d'une certaine forme de religion.


La cryptozoologie est une forme de lecture des faits très similaire au négationnisme en histoire, sinon que ça fonctionne presque en sens inverse. Quoique cela ne signifie rien, ça semble l'inverse parce que dans un cas l'on admet des faits non prouvés et dans l'autre l'on réfute des faits prouvés, mais le mécanisme est bien le même : sur un sujet où la preuve nous parvient de manière indirecte, bâtir sa propre théorie en fonction de présupposés faiblement reliés au sujet en question. Je dis que le négationnisme réfute des faits prouvés parce que dans les sujets où elle se déploie (pour les deux faits les plus notables : extermination des Juifs par les nazis durant la deuxième guerre mondiale, et spécialement existence des chambres à gaz ; massacres à caractère génocidaire des Arméniens par le pouvoir ottoman durant la première guerre mondiale), la convergence des témoignages des victimes, des bourreaux et des observateurs neutres et l'existence de documents laissés par les organisateurs de ces exterminations valident cette version des faits concernés. Maintenant, on peut dire qu'ils ne sont pas avérés, en ce sens donc qu'on n'a pas de preuve matérielle irréfutable de ces deux événements ; cependant, la démarche négationniste est illégitime parce qu'en sens inverse on n'a pas plus de preuve avérée de leur non existence, mais qu'on a des preuves multiples et irréfutables (et que ne nient pas la majorité des négationnistes) de ce qu'effectivement il y eut massacres et déportations, que six millions de Juifs périrent dans les camps d'extermination ou dans leurs ghettos durant la deuxième guerre mondiale, que durant la première des centaines de milliers d'Arméniens et autres chrétiens furent massacrés, déportés ou expulsés ou durent fuir pour préserver leur vie, bref, que les témoignages nombreux et multiples quant au caractère organisé et génocidaire de ces massacres sont confirmés par des preuves réelles et vérifiables quant aux conditions de leur réalisation.

On peut donc dire que la cryptozoologie ressort du même type de prise en compte des informations connues sur un sujet donné, bien que ça semble fonctionner inversement : ici l'on accepte pour vrais des témoignages non corroborés par des éléments indéniables. Les deux se rejoignent en ceci que l'acceptation ou le refus de ces témoignages s'appuient sur une opinion a priori n'ayant pas de rapport avec eux : pour le négationnisme le présupposé est d'ordre politique ou idéologique ; pour les défenseurs de la cryptozoologie ils partent d'une prémisse fausse : si un fait donne lieu à des témoignages multiples et convergents, il doit être vrai. L'existence des lutins, des fées et des licornes “donne lieu à des témoignages multiples et convergents”, mais si vous dites ça à nos zoologues du caché, je ne suis pas sûr qu'ils pensent que cela permet de croire à leur réalité.