De la scientificité de l'acquis et de l'inné dans les fonctions mentales

 L 'article « La Grammaire universelle et la Linguistique », écrit par un dénommé Michael Albert, et que vous pouvez lire dans sa version originale ou dans sa traduction approximative, pose la question de l'innéité ou de l'acquisivité de la « fonction de langage » chez les humains, et plus largement des « fonctions mentales ». En fait non, l'article ne pose pas la question, il y répond : c'est une fonction innée. Bon : ce n'est pas ça non plus… En fait il expose une certaine théorie des « fonctions mentales humaines », dite « hypothèse innéiste », qui postule que les humains ont des sortes d'organes mentaux qui sont « une part de notre patrimoine génétique, comme la structure de base de nos foies ou de nos rates ». Pour « justifier » cette théorie, il explique qu'« étant donné ce que nous savons sur la connaissance du langage, il ne pourrait en être autrement [car] il n'y a aucune possibilité que la connaissance du langage […] puisse imprégner l'enfant sur la base des stimulus limités disponibles dans le court laps de temps où ils “apprennent” une langue » ; c'est d'ailleurs le seul argument positif qu'Albert, et que Noam Chomsky cité par Albert, nous proposent, sous le nom de « problème de Platon » :

« Les personnes qui connaissent une langue connaissent la grammaire universelle. Comment ? C'est une version de ce qu'on appelle le problème de Platon lequel, comme le posait Bertrand Russell, consiste en ceci : “Comment se fait-il que les êtres humains, dont les contacts avec le monde sont brefs et personnels et limités, sont capables d'en connaître autant qu'ils en connaissent ?” »

Réponse : en le sachant par avance. Je ne reprendrai pas ici la discussion menée dans les textes « Innéité ou acquisivité des langues ? » et surtout « Acquisivité ou innéité des “organes mentaux” ? », sur le peu de pertinence du « problème de Platon » comme base d'une hypothèse scientifique, on comprendra cependant qu'il y a un problème à se lancer dans une « étude scientifique », non pour élucider des données contemporaines contradictoires avec ce qu'on peut supposer de la réalité, mais à partir d'une question métaphysique énoncée par un philosophe vivant il y a deux millénaires et demi, à la réflexion certes éclairante, mais qui œuvrait dans un cadre conceptuel sans grand rapport avec celui de la science des XX° et XXI° siècles. Le « problème de Platon » n'est pas un problème, du moins pas au sens où l'entend la science, c'est-à-dire une question dont on peut en toute rigueur chercher la réponse par le moyen, par exemple, d'une méthode comme celle proposée par Descartes : c'est l'énoncé tout sophistique d'une « question », l'amorce d'un argumentaire déjà prêt que l'orateur présente sous forme d'une question pour donner de la vivacité à l'exposé, et donner une fausse impression de discussion de thèses contradictoires. Ce qui ressemble assez au texte de Michael Albert, présenté comme une discussion des mérites comparés des thèses innéistes et « environnementalistes », alors qu'à y regarder les secondes ne sont pas vraiment discutées – par contre, les premières se « légitiment » du fait que la « discussion » sur les secondes prouve leur inadéquation.

Au bout de cet article, quelle preuve effective, quelle démonstration fonde l'hypothèse innéiste ? les « preuves » sont de cette sorte : les théories « environnementalistes » ne pouvant résoudre « le problème de Platon », on doit conclure à une sorte d'organe inné de la parole, de l'esthétique, de la science, etc. Et si « l'hypothèse environnementaliste » ne cherchait pas à résoudre ce problème ? Si, ô horreur ! elle s'en contrefichait ? Si, ô stupeur ! « l'hypothèse environnementaliste » n'était même pas environnementaliste ? Si simplement il n'y avait pas une mais des hypothèses sur le langage et la cognition, certaines se passant tant d'un présupposé mentaliste que d'un environnementaliste stricto sensu ? Ma foi, ça se pourrait bien. Alors, quid de la « démonstration » de Michael Albert ?


Une précision : on peut très bien me dire que Michael Albert n'a pas vraiment compris les théories de Fodor et Chomsky concernant les fonctions mentales innées ; je conseille à qui ne l'aurait pas fait de lire, de Chomsky, La Linguistique cartésienne, de Fodor, La Modularité de l'esprit, pour constater qu'Albert les a assez bien lus et compris. Il a entre autres très bien compris que la meilleure manière de « valider » une théorie est d'« invalider » celles concurrentes, quitte à le faire de manière assez peu scientifique.


M'intrigue dans le texte d'Albert et ceux « innéistes » une double simplification : poser qu'on ne peut avoir que deux positions, « innéiste » ou « non innéiste » (avant « l'environnementalisme » l'adversaire fut le comportementalisme, le structuralisme, la pragmatique, bref la théorie non-innéiste privilégiée du moment), de l'autre que seule celle « innéiste » peut scientifiquement rendre compte de la complexité à acquérir le langage et autres « fonctions mentales ». La dernière opposition en date est donc « hypothèse innéiste » VS « hypothèse environnementaliste ». Le nom change, le discours demeure, qui consiste en : les théories du langage et plus largement des « modules mentaux », « organes mentaux » ou « fonctions mentales » ne participant pas de l'innéité sont incapables d'expliquer d'une manière scientifiquement consistante comment les humains peuvent acquérir et maîtriser ces « fonctions mentales » complexes. « Logiquement », seules les hypothèses innéistes le peuvent.

Première limite, la majeure partie des écoles s'intéressant à ce que les tenants de la GGT et de la modularité de l'esprit appellent les « fonctions mentales », n'abordent tout simplement pas la question de cette manière. Seconde limite, à double entente, d'une part les réputés « environnementalistes » ne le sont souvent pas plus que ça, de l'autre l'école « innéiste » n'est pas moins environnementaliste que ça. En lisant l'article d'Albert, et ses nombreuses citations de Chomsky, vous remarquerez que s'ils postulent l'innéité du langage, ils ne manquent, sauf à aller contre l'évidence, de constater que la réalisation de ces fonctions « innées » est dépendante du milieu. Pour Albert « l'organe de la parole » est aussi inné que le foie ou la rate, mais ne se réalise que si les conditions s'y prêtent. Dit autrement, le foie ou la rate sont innés, mais pour qu'ils apparaissent il y faut des conditions favorables. On voit je pense le problème… Troisième limite, mais de cela je traite plutôt dans […]

Il n'y aurait que ça, que ça ne me gênerait pas : si sur une question donnée on ne peut avoir d'hypothèse consistante, toutes se valent, alors pourquoi pas la GGT avec son corollaire innéiste ? Malheureusement, il y a un certain nombre d'hypothèses ou de postulats, valables scientifiquement, appliqués ou applicables au langage, non innéistes, non environnementalistes, et fonctionnelles. Je vous conseille de jeter un œil à certains textes de Gregory Bateson, disponibles sur ce site, notamment « Les catégories de l'apprentissage et de la communication », « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme » et « Vers une théorie de la schizophrénie », pour constater :

  • avec « Les catégories… », qu'on peut proposer des hypothèses fondées concernant l'apprentissage, et qui font l'économie de tout mentalisme ;
  • avec « La cybernétique du “soi” », qu'on peut faire une description des phénomènes d'acquisition et de changement de comportement sans avoir le moindrement à supposer une capacité innée à cela ;
  • avec « Vers une théorie de la schizophrénie », Bateson montre qu'on peut expliquer de manière consistante des phénomènes très complexes par des mécanismes très simples et strictement environnementaux.

Le texte « Les catégories de l'apprentissage et de la communication » m'intéresse à deux titres : il expose avec clarté une hypothèse consistante sur l'apprentissage comme série de phénomènes non dépendants, du niveau zéro, vérifiable, où l'on a des « apprentissages » linéaires simples de type stimulus/réponse, au niveau IV, hypothétique, où l'on pourra supposer une cause en partie phylogénétique (« innée ») pour les faits d'apprentissage de niveau III ou « apprentissage de l'apprentissage » ; puis, il remet à sa juste place cette dichotomie simpliste entre inné et acquis que pratiquent certains courants à prétention scientifique, qu'ils soient « purement innéistes » ou « purement acquisivistes » : la pureté n'existe que dans les hypothèses logiques (“de discours”), mais quand on se confronte à la réalité, on constate qu'« il existe d'importantes différences entre le monde de la logique et celui des phénomènes, et il nous faut tenir compte de ces différences à chaque fois que nous appuyons nos arguments sur l'analogie - partielle, mais importante - qui existe entre eux ». Notamment, « La question relative à tout comportement n'est évidemment pas : “Est-il appris ou inné ?”, mais plutôt : “Jusqu'à quel niveau logique supérieur l'apprentissage agit-il ?, et, en sens inverse, jusqu'à quel niveau la génétique peut-elle jouer un rôle déterminant ou partiellement efficace ?” ».

La question de l'innéité ou de l'acquisivité de la fonction de langage dans l'apprentissage d'une langue n'a pas de pertinence effective pour expliciter les mécanismes à l'œuvre : il se peut que ce soit un « organe mental inné », quoi que puisse désigner cette dénomination, mais comme l'énonce lui-même Chomsky, « [le langage] constitue une partie de notre patrimoine humain biologique, qui sera activée par l'expérience et sera structurée et enrichie au cours des interactions de l'enfant avec l'univers humain et matériel », et aussi, « le langage […] est quelque chose qui vient à l'enfant placé dans un environnement approprié, pour beaucoup de la manière dont le corps croît et mature d'une manière prédéterminée quand on lui fournit la nutrition appropriée et la stimulation environnementale ». D'où il ressort que « l'hypothèse innéiste » n'est pas plus innéiste, ou acquisiviste, qu'une autre, non pas dans ses présupposés mais dans ses observations ; ici comme en tout autre domaine d'apprentissage, on peut poser, d'évidence, que, pour une part « il y a de l'inné », pour une part « il y a de l'acquis » – un pont-aux-ânes, dira-t-on. Situer in abstracto ou ex vivo « l'inné » en tels phénomènes, « l'acquis » en tels autres, n'a que peu de pertinence ou d'intérêt pour l'étude de la réalisation de ces phénomènes – les exemples donnés par Bateson pour les apprentissages de niveau I et II montrent clairement qu'on obtiendra les mêmes résultats et qu'on fera les mêmes observations indépendamment des postulats de base quant à ce qu'est « la fonction d'apprentissage ».

Pour citer cette partie dans son intégralité, dans le paragraphe « Le rôle de la génétique en psychologie » Bateson pose très bien le problème :

« Tout ce que l'on peut dire de l'apprentissage chez l'animal, ou de son incapacité à apprendre, a un rapport avec sa disposition génétique. Et ce que nous venons de dire sur les niveaux d'apprentissage a un rapport avec toutes les combinaisons de la disposition génétique et les changements auxquels l'individu peut et doit parvenir.« 
« Il y a pour tout organisme une limite au-delà de laquelle tout est déterminé par la génétique. Les planaires ne peuvent sans doute pas dépasser l'Apprentissage I. Les mammifères à l'exception de l'homme peuvent probablement acquérir l'Apprentissage II, mais difficilement l'Apprentissage III. L'homme peut, lui, parvenir parfois à l'Apprentissage III.« 
« La limite supérieure est (logiquement et probablement), pour tout organisme, fixée par des phénomènes génétiques : peut-être pas par des gènes isolés ou des combinaisons de gènes, mais par tous les facteurs qui contrôlent le développement des caractéristiques fondamentales du phylum.« 
« A tout changement dont un organisme est capable correspond le fait de cette capacité. Ce fait peut être déterminé génétiquement ou sinon être le résultat d'un apprentissage. Dans ce dernier cas, c'est toujours la génétique qui doit avoir déterminé la capacité d'acquérir cette capacité, etc.« 
« Cela est généralement vrai de tous les changements somatiques ainsi que des changements du comportement que nous appelons apprentissage. Par exemple, notre peau bronze au soleil. Quel est ici le rôle de la génétique ? La génétique détermine-t-elle entièrement la capacité de bronzer ? Ou bien certains peuvent-ils augmenter cette capacité ? Dans ce dernier cas, les facteurs génétiques interviennent évidemment à un niveau logique supérieur.« 
« La question relative à tout comportement n'est évidemment pas : “Est-il appris ou inné ?”, mais plutôt : “Jusqu'à quel niveau logique supérieur l'apprentissage agit-il ?, et, en sens inverse, jusqu'à quel niveau la génétique peut-elle jouer un rôle déterminant ou partiellement efficace ?”« 
Dans cette perspective, l'histoire générale de l'évolution de l'apprentissage paraît avoir lentement repoussé le déterminisme génétique vers des niveaux de type logique supérieur ».

Finalement, postuler que le langage « constitue une partie de notre patrimoine humain biologique » ressort du truisme, soit, comme le définit un de mes dictionnaires, de la « vérité aussi évidente que banale », ou comme le dit un autre, de la « vérité d'évidence, banale, sans portée » ; un troisième, plus cruel, dit que c'est une « vérité si banale, si évidente qu'elle ne mérite pas d'être énoncée ». Un truisme, donc : d'évidence les humains parlent parce que leur caractéristiques physiologiques, biologiques et génétiques les y prédisposent. Mais, « jusqu'à quel niveau la génétique peut-elle jouer un rôle déterminant ou partiellement efficace » dans l'apprentissage du langage ? À cela, l'hypothèse innéiste ne répond pas. Elle énonce, par la voix de Chomsky, que cette fonction « sera activée par l'expérience et sera structurée et enrichie au cours des interactions de l'enfant avec l'univers humain et matériel », ce qui fait un autre truisme. Une manière un peu compliquée d'énoncer cette évidence banale dont je parlais : dans l'apprentissage du langage, il y a de l'inné et il y a de l'acquis. De là, quatre possibilités : énoncer que l'inné prime l'acquis ; que l'acquis prime l'inné ; que l'inné et l'acquis interviennent au même titre ; ou énoncer comme Bateson que « tout ce que l'on peut dire de l'apprentissage chez l'animal […] a un rapport avec sa disposition génétique », mais considérer aussi cela : « à tout changement dont un organisme est capable correspond le fait de cette capacité. Ce fait peut être déterminé génétiquement ou sinon être le résultat d'un apprentissage. Dans ce dernier cas, c'est toujours la génétique qui doit avoir déterminé la capacité d'acquérir cette capacité ». Bref, énoncer que le langage est une fonction innée chez les humains ne nous apprend pas grand chose sur la réalisation et surtout sur les conditions de réalisation de cette « fonction ».

Le langage comme donnée observable est une « fonction humaine » – du moins, ce type de langage décrit comme une « double articulation » par les structuralistes du début du XX° siècle, considérant qu'un certain type de communication animale peut être désigné « langage », mais sans qu'elle ait certaines caractéristiques propres à la communication humaine. Un faisceau d'indices et de présomptions réels, du genre qu'on peut déclarer être des preuves, nous permet de dire que pour parvenir à acquérir la fonction de langage, certaines capacités et conformations cervicales sont nécessaires, ainsi qu'un fonctionnement correct d'au moins un des trois sens principaux permettant la communication avec le milieu : ouïe, vue ou toucher, et une spatialisation d'un certain ordre, et tout un tas de caractéristiques physiologiques et morphologiques ; tout cela est de l'ordre du « patrimoine génétique ». Pour dire les choses, seuls les humains avec leurs caractéristiques spécifiques sont capables, apparemment, de parler comme des humains. En inférer que « le langage humain est un élément du patrimoine génétique humain » ressort, pour me répéter, du truisme et n'élucide pas la cause effective qui fait que les humains parlent. Puis ça n'élucide pas la cause effective qui fait que certains animaux autres qu'humains peuvent dans certaines conditions acquérir l'usage de langages censément propres aux humains, et d'un point de vue logique d'un niveau supérieur au langage parlé ordinaire – langages gestuels du genre dit « des sourds-muets », langages iconiques. D'un niveau supérieur, en ce sens qu'ils ne font pas partie des langages « naturels » mais, partant d'un sous-ensemble de ces langages, ou partant de données d'un autre ordre que langagier, doivent permettre à leurs utilisateurs de simuler les langages naturels, ce qui impliquerait donc, si le langage est, au sens où l'entendent les théoriciens de la GGT, une fonction innée, la capacité, pour un chimpanzé ou pour un rhésus, d'acquérir un savoir sur une compétence censément innée et propre aux seuls humains. Comme l'on dit, ça m'interpelle quelque part au niveau du vécu…

De fait, les bonobos ou les orang-outans sont capables d'acquérir une fonction que la théorie ou l'hypothèse innéiste de la GGT répute propre aux humains, puisqu'elle serait, selon les termes de Chomsky, « une partie de notre patrimoine humain biologique ». Précisément, « une part de notre patrimoine biologique, génétiquement déterminé, au même niveau que les éléments de notre nature commune qui induisent la croissance de bras et de jambes plutôt que d'ailes ». Donc, la parole pousse aux humains comme les bras, le foie ou la rate. Est-il consistant, d'un point de vue scientifique, d'admettre que les humains, de quelque manière, aient la capacité de faire acquérir à d'autres espèces des caractéristiques qui leurs sont propres ? Non, bien sûr : depuis un peu plus d'un siècle, les théories qu'on admet comme légitimes sur la question de l'hérédité postulent que ce qui est de l'ordre de l'inné ne peut être acquis ; soit ces théories sont fausses, soit le raisonnement des générativistes est faux. Et on en revient à ce que Bateson induit là-dessus : la base nécessaire pour qu'une aptitude comme celle du langage articulé puisse émerger est par nécessité d'ordre génétique, mais cela n'implique en rien que la fonction de langage soit elle-même d'ordre génétique, cela « peut être déterminé génétiquement ou sinon être le résultat d'un apprentissage », mais « c'est toujours la génétique qui doit avoir déterminé la capacité d'acquérir cette capacité » ; de mes « singes parlants », peut-on postuler qu'ils ont un « organe mental de la parole » ? Si tel était le cas, on constaterait que dans leur environnement habituel, les rhésus ou les chimpanzés développeraient des capacités de cet ordre. Or on ne le constate pas. Ont-ils les capacités innées d'acquérir la fonction de langage au sens où on l'entend pour les humains ? Si tel n'était pas le cas, on ne le constaterait pas dans des conditions définies – des expériences de laboratoire par exemple. Or, on le constate. On constate aussi pour certaines autres espèces, tels les dauphins et les orques, quelque chose qui s'apparente à la compréhension du langage articulé, mais on ne le constate pas pour d'autres espèces, par exemple les chiens ou les ouistitis ; en revanche, quand on constate cette capacité dans une espèce, on la constate chez tous les individus ayant connu des contextes comparables.

Voilà une phrase qui pèse son poids ; les expériences menées sur les animaux pour ce qui concerne l'acquisition d'un langage articulé nous apprennent trois choses :

  1. Seules certaines espèces sont capables de l'acquérir ;
  2. Tous les représentants « normaux » d'une espèce capable de l'acquérir y parviennent, pour autant qu'ils soient élevés dans certains types de contextes ;
  3. Tous les représentants « normaux » d'une espèce capable de l'acquérir qui ne sont pas élevés dans certains types de contextes n'y parviennent pas.

Il en ressort que si la capacité de langage est d'ordre inné, l'acquisition effective du langage est – le nom indique la chose… – de l'ordre de l'acquis. En sens inverse un humain élevé dans certains contextes (e.g. les « enfants-loups ») n'acquiert pas nombre de fonctions qui apparaissent « naturelles » dans un contexte « normal », donc, dans une acception courante, innées, comme la bipédie, l'omnivoracité, le type de préhension spécifique aux primates, et le langage articulé. Ces exemples montrent qu'à un certain niveau de complexité, un être vivant à des capacités génétiquement déterminées toujours plus complexes mais en même temps, et non contradictoirement, des capacités d'adaptation au contexte toujours plus importantes. “Comme l'écrit Bateson” (pour imiter les formules incantatoires de Michael Albert), « l'histoire générale de l'évolution de l'apprentissage paraît avoir lentement repoussé le déterminisme génétique vers des niveaux de type logique supérieur » : plus un être est complexe, plus ses capacités d'apprentissage sont élevées et moins ses comportements sont déterminés. Logiquement, si le langage était une fonction déterminée son apparition serait faiblement dépendante du contexte, de même que le dévelopement de la rate ou des poumons sont faiblement dépendants du contexte ; les cas limites des « singes parlants » et des « enfants sauvages » montre au contraire que cette capacité de langage est très dépendante du contexte, d'où l'on peut faire l'hypothèse que le langage est principalement de l'ordre de l'acquis. Pour citer de nouveau un même passage des « catégories de l'apprentissage »,

« La limite supérieure [de l'apprentissage] est (logiquement et probablement), pour tout organisme, fixée par des phénomènes génétiques : peut-être pas par des gènes isolés ou des combinaisons de gènes, mais par tous les facteurs qui contrôlent le développement des caractéristiques fondamentales du phylum.« 
« A tout changement dont un organisme est capable correspond le fait de cette capacité. Ce fait peut être déterminé génétiquement ou sinon être le résultat d'un apprentissage. Dans ce dernier cas, c'est toujours la génétique qui doit avoir déterminé la capacité d'acquérir cette capacité, etc. […]« 
« La question relative à tout comportement n'est évidemment pas : “Est-il appris ou inné ?”, mais plutôt : “Jusqu'à quel niveau logique supérieur l'apprentissage agit-il ?, et, en sens inverse, jusqu'à quel niveau la génétique peut-elle jouer un rôle déterminant ou partiellement efficace ?”« 
Dans cette perspective, l'histoire générale de l'évolution de l'apprentissage paraît avoir lentement repoussé le déterminisme génétique vers des niveaux de type logique supérieur ».

Comme je l'écrivais au début de ce texte, paradoxalement, l'hypothèse supposément innéiste de la GGT pour la « fonction de langage » se révèle, si on y réfléchit, aussi « environnementaliste » que les hypothèses de Bateson et de son courant de pensée, en ce sens qu'elle ne peut faire l'économie de prendre en compte ce fait d'évidence, que si un être humain ne se trouve pas, durant une période cruciale de sa vie, dans un contexte déterminé, sa supposée fonction innée ne s'active pas ; ce qui fait qu'au bout du compte, si pour ses présupposés non prouvés la GGT postule un « organe de la parole » préexistant à toute situation d'apprentissage, et développe autour de ce présupposé tout un appareil de théories censées décrire ce qu'est cet organe inné et comment il se réalise, pour ses constats sur la manière dont un humain parvient à parler elle doit bien faire « comme si » il apprenait à le faire et « comme si » cela dépendait du contexte, et pour son travail effectif sur le langage, mettre de côté ses présupposés pour se contenter d'études très circonstancielles, statistiques et comportementalistes sur l'acquisition du langage.