La violence à la télévision: cause ou effet ?

 E ffet, bien sûr, à double titre: la supposée violence à la télévision est un effet de violence, non une violence réelle, même la représentation de la violence effective (informations, reportages); la télévision reflète la société, la violence représentée n'est pas «la violence de la télévision» mais la violence de la société représentée à la télévision, celle réelle (informations, fictions réalistes), ou celles fantasmée, sublimée, cathartique. Écrire, comme dans le rapport «La Violence à la télévision», «la Commission s’est accordée à reconnaître un effet net de l’impact de la diffusion de spectacles violents sur le comportement des plus jeunes et/ou un ensemble de présomptions convergentes tendant à établir cet effet»[1], va contre le sens, ou plus exactement, n'établit pas les choses comme elles sont: tous «les plus jeunes» sont soumis à «la diffusion de spectacles violents», et des «présomptions convergentes» donnent à croire qu'un effet on ne peut moins net sur leur comportement peut être établi, car si presque tous les jeunes sont soumis à spectacles violents, pour presque aucun on ne peut noter un effet net sur leur comportement. En revanche, des études sérieuses[2] menées par des équipes pluri-disciplinaires aux États-Unis et ailleurs – mais non en France – mirent en évidence la relation entre violence sociale, famille «déstructurée» et perméabilité des individus à la violence télévisuelle comme modèle de comportement social. Mais pour les individus concernés, la violence télévisuelle ne forme qu'un «complément d'information»: le jeune enfant de classes moyennes blanches anglo-saxonnes d'une banlieue proprette vers San Jose reçoit la «guerre des gangs» comme une information dans le journal ou l'argument d'un épisode de Nash Bridges où les méchants sont punis, les bons récompensés, la police efficace et la justice respectée; pour le jeune noir pauvre de «famille monoparentale» (comprenez: enfant de fille-mère ou d'épouse abandonnée) vivant dans la banlieue de Watts, il s'agit de l'événement du coin de la rue, ou un épisode auquel il participe, serait-ce par accident, le policier n'est pas «le bras armé de la justice» mais le type qui lui fait vider ses poches trois fois par jour, et la justice lui paraît assez mal rendue. Bref, d'une part son interprétation de la violence à la télévision sera assez différente, de l'autre il n'aura pas vraiment besoin de «la diffusion de spectacles violents» pour trouver des modèles de comportements violents…

Notre commission me semble symptomatique d'un certain état d'esprit: j'ai lu un peu partout qu'elle marquait «le retour à l'ordre moral», ce qui me laisse rêveur: quand l'aurait-on abandonné ? Mais elle va en effet dans ce sens, par exemple, alors que ses buts sont clairement définis, «la Mission qui nous a été confiée par Monsieur Jean-Jacques Aillagon procédait d’une volonté de sursaut: «la protection des plus vulnérables, la lutte contre toutes les formes de violence, le refus de la discrimination et de la haine sont au cœur de notre pacte social», écrivait le Ministre», d'où la mise en place d'une «Mission d’évaluation, d’analyse et de propositions relative aux représentations violentes à la télévision», que lit-on en tête de la première proposition ? «la Commission ne recommande pas l’interdiction de la pornographie mais un programme élargi de mise hors de portée des enfants des spectacles violents». Intéressant… On demande à un comité de réfléchir à la violence, et il «ne recommande pas l’interdiction de la pornographie», ce qui suggére qu'il y a songé. Intéressant aussi de voir que notre Commission met un signe d'égalité entre pornographie et violence («[non] l’interdiction de la pornographie mais un programme élargi de mise hors de portée des enfants des spectacles violents»; c'est explicite). Elle est aussi symptomatique d'une tendance conservatrice de fond, reporter vers «les corrupteurs de la jeunesse» les causes des problèmes sociaux actuels: «dans le temps» la Société n'était que Bonheur et Harmonie; vinrent les Corrupteurs de la Jeunesse, sapant les Bases de la Société, semant malheur et discordances. Vous pouvez reprendre les médias de toutes les périodes de tension sociale forte, vous verrez qu'en gros l'explication est de cet ordre. Quand ce type d'explications se généralise et commence à toucher les élites politiques, ça signe que les temps sont venus pour revivifier un peu les organes institutionnels de censure ou en créer de nouveaux. Ça ne résoudra pas les problèmes, puisqu'on ne visera pas «les vrais corrupteurs», mais ça donnera à l'autorité politique le sentiment qu'elle agit, et au bon peuple que l'autorité politique agit pour lui. La dernière fois qu'on connut ça n'est pas si lointaine, ce fut entre 1969 et 1976.

Mais, qui sont «les vrais corrupteurs» ? Et bien, c'est vous, moi, n'importe qui et tout le monde. C'est Jean-Jacques Aillagon et Blandine Kriegel. C'est Jean-Pierre Raffarin et Nicolas Sarkozy, Daniel Vaillant et François Hollande, l'Abbé Pierre et Patrick Bruel. Pour résumer, «les vrais corrupteurs» sont tous les membres de la société, puisque tous acceptent de vivre dans une société corrompue, la maintiennent et la transmettent. Les vrais corrupteurs de la jeunesse sont ces parents qui s'abonnent aux chaînes cryptées diffusant de la violence et de la pornographie, ces diffuseurs qui attirent leur public en leur proposant des programmes violents ou pornographiques, ces publicitaires qui ont bien compris que la meilleure manière d'attirer l'œil du chaland, c'est de lui donner l'idée – parfois très explicite – de la violence et de l'assouvissement sexuel, c'est… Bref, c'est la société, la vraie corruptrice de la jeunesse. Alors, doit-on changer la société ? Oui. Mais en tout cas, sûrement pas en multipliant les lois liberticides et les comités de censure, lois qui ont la fâcheuse tendance de n'agir que contre les faibles, et non contre les principaux corrupteurs, comités qui censurent sur des critères politiques plutôt qu'objectifs. Cela dit…

Cela dit, pour qui les membres de la «Commission Kriegel» prennent-ils exactement les enfants ? De quoi veut-elle les protéger ? De la violence ? Quand j'avais dix ans on ne voyait guère de violence à la télévision, de celle explicite et «gratuite»: on en voyait une réglée, policiers contre truands, soldats les uns contre les autres ou contre des «criminels» (les Indiens étaient alors substantiellement criminels); la pornographie, n'en parlons pas: i-ni-ma-gi-nable ! Et bien, que la personne de plus de quarante ans qui n'a jamais crié «Pan ! T'es mort(e) !» dans une cour de récréation ou sur un trottoir jette la première pierre à l'auteur de Nikita. Eh ! qu'est-ce que Nikita, sinon une version modernisée des cow-boys et des indiens ? Première question: un enfant qui joue aux cow-boys et aux indiens croit-il sincérement qu'il est un indien ou un cow-boy ? deuxième question: croit-il vraiment, quand il crie «T'es mort !», que ses petits camarades meurent ou vont mourir ? troisième: les gens de la «Commission Kriegel» croient-ils vraiment que les enfants sont des débiles profonds qui avalent comme vérité vraie tout ce qu'on leur balance, et cette fameuse pâte molle dans laquelle tout ce qu'on verse s'imprime et se fixe ?


La «Commission Kriegel»[3] a donné de mauvaises réponses à une question que je ne considère pas bonne, mais intéressante: les représentations violentes à la télévision. Mais elle ne pouvait que donner de mauvaises réponses: ce n'est pas une question à laquelle même la meilleure des commissions pourrait donner de satisfaisantes réponses. Mais par dessus ça cette commission est nettement parmi les pires. J'en rappelle l'intitulé: Mission d’évaluation, d’analyse et de propositions relative aux représentations violentes à la télévision. Et voici, dans le résumé du rapport, les mesures proposées:

La pornographie doit être mise hors de portée des enfants :
  • par la mise en place d’un système de double cryptage ou de paiement à la séance et toutes solutions techniques envisagées ;
  • par un détachement des abonnements aux spectacles ou aux chaînes pornographiques des autres bouquets proposés.

Les bandes-annonces, représentant des images violentes ou pornographiques, ou titres pornographiques, doivent être prohibés pendant les heures protégées.

Les programmes violents ou pornographiques ne doivent en aucun cas être diffusés dans des tranches horaires susceptibles d’être regardées par les enfants de 7 heures à 22 heures 30.

Vous aurez remarqué comme moi que nos commissionnaires ou commissaires restent dans la même orientation: la seule «violence» qui leur pose problème est la pornographie. Ça me turluphallus – pardon, ça me turlupine[4]. Je veux dire… Et bien, je veux dire plusieurs choses:

  • Un spectacle pornographique est-il par nécessité un spectacle violent ?
  • Doit-on par nécessité éviter la vision de tout spectacle pornographique aux enfants ?
  • La vision d'un spectacle pornographique est-elle par nécessité moins dommageable à 13 ans qu'à 12 ?
  • Doit-on par nécessité reproduire à la télévision l'ostracisme que subit la pornographie au cinéma ?
  • La vente de cassettes pornographiques doit-elle être interdite aux parents d'enfants de moins de 13 ans ?
  • Si oui, comment contrôlera-t-on la qualité de «non parent de moins de 13 ans» ?
  • En quoi un titre pornographique est-il plus pernicieux qu'un titre violent ?
  • En quel siècle, en quel millénaire vivons-nous ?

Très sincérement, j'ai une opinion assez défavorable de la pornographie, maintenant, j'ai une opinion tout aussi et même plus défavorable des «solutions» prohibitionnistes, parce que,

  1. ce ne sont pas des solutions, mais des moyens de contourner un problème;
  2. on n'a jamais vu, jusqu'ici, une «solution» prohibitionniste réussir[5];
  3. ce genre de «remède» est pire que le supposé mal qu'il est censé curer, on a pu le constater par exemple pendant la période dite «de la prohibition» aux États-Unis, où non seulement ça ne régla pas les problèmes liés à la consommation d'alcool, mais ça permit à toute une économie souterraine – mafieuse – de se développer;
  4. et de toute manière ça ne réglera pas le problème visé, le fait qu'environ un enfant de quatre à douze ans sur dix voit régulièrement des images pornographiques (données médiamétrie).

Vous trouviez ma phrase sur la vente des cassettes pornographiques outrée ? Et bien, on lit ceci dans le rapport de la «Mission Kriegel»:

«une interdiction pure et simple de la pornographie à la télévision où elle est normée aurait un effet difficile à apprécier sur la circulation des DVD et cassettes qui, en l’état actuel des choses, ne sont pas contrôlés» [souligné par moi].

Mme Kriegel pourrait me dire que je tronque, que je déforme, que je sors les phrases de leur contexte, vous pouvez donc ici-même consulter le document, précisément la partie III, «Propositions», pour voir par vous-même ce qu'il en est. Oh ! Certes, il y a de belles déclarations sur «un système de régulation contractuelle où puissent trouver leur place toutes les parties prenantes», sur la «société de libertés [où] il faut user à bon escient des interdictions», sur le fait que «la liberté est une valeur, surtout quand elle s’applique à des choses qu’on n’aime pas». Mais cela se perd au milieu de considérations du genre de celles déjà évoquées, mais développées (je rappelle que les mises en évidence sont le fait de la Commission, sauf si spécifié):

«Une société est plus mûr (sic), plus réflexive, plus consciente d’elle-même quand elle s’organise selon des normes collectives»;

«La pornographie doit être mise hors de portée des enfants:

  • par la mise en place d’un système de double cryptage ou de paiement à la séance et toutes solutions techniques envisagées
  • par un détachement des abonnements aux spectacles ou aux chaînes pornographiques des autres bouquets proposés.
  • Les bande-annonces, représentant des images violentes ou pornographiques, ou titres pornographiques, doivent être prohibés (sic) pendant les heures protégées.
  • Les programmes violents ou pornographiques ne doivent en aucun cas être diffusés dans des tranches horaires susceptibles d’être regardées par les enfants de 7 heures à vingt-deux heures trente. Les exceptions de transgression admises qui subsistent doivent être peu à peu résorbées sous peine de sanctions pécuniaires

Et pour remettre en contexte la première citation:

«C’est aussi par ses conséquences ambiguës que l’interdiction de la pornographie ne paraît pas souhaitable. Comme toutes les interdictions, elle aurait un effet de déresponsabilisation. Elle empêcherait l’appel à la responsabilité des créateurs de fictions, des programmateurs de chaîne, des diffuseurs. Elle bloquerait la prise de conscience du problème, laquelle oblige à un effort continu de la part des parents. De plus, une interdiction pure et simple de la pornographie à la télévision où elle est normée aurait un effet difficile à apprécier sur la circulation des DVD et cassettes qui, en l’état actuel des choses, ne sont pas contrôlés. Elle bloquerait la réflexion sur les normes à appliquer aux cassettes, vidéos, DVD, voire Internet.»

Les commissaires le précisent, «Nous avons considéré que la pornographie ne devait être envisagée ici que comme un “cas particulier” de la violence et qu’elle devait être réservée exclusivement aux adultes». Je me pose deux questions: pourquoi privilégier ce «cas particulier» ? Est-il si évident que la pornographie doive «être réservée exclusivement aux adultes» ? (Bon, voilà-t-il pas que je me prends à mettre en évidence les mots importants comme le fait la Commission…) C'est là encore symptomatique: pour nos Commissaires du Peuple, la première des violences est le spectacle de la sexualité. Et bien, ça n'est pas évident. Certes, la majeure partie des films pornographiques ne présente pas un spectacle édifiant pour notre belle jeunesse; remarquez, ça n'est pas plus édifiant pour notre belle aînesse. Est-ce le fait de la pornographie, ou le fait d'une société qui a une image dégradée de la sexualité ? Comme je le disais, la télévision est un reflet de la société, et non pas la société un reflet de la télévision – ce qui s'applique aux médias en général. Si nous en venions à ce que projette notre commission, la suppression des «programmes violents ou pornographiques [dans les] tranches horaires susceptibles d’être regardées par les enfants de 7 heures à vingt-deux heures trente» – ce qui revient à dire: entre 7h et 22h30 – et la mise en quarantaine de la pornographie[6], ça changerait quoi à l'état de la société ? Et oui, rien ou presque rien. D'où le regret en forme de menace déjà cité, à propos de «la circulation des DVD et cassettes [pornographiques] qui, en l’état actuel des choses, ne sont pas contrôlés». Mais n'ayez crainte, notre commision a trouvé la solution:

La première proposition de ce système de régulation concerne la réorganisation des deux Commission de classification. Les deux Commissions devront fusionner pour instituer une Commission de classification unique conforme aux nécessités de la société des écrans.

Le but de cette réorganisation est de faire s’approcher les normes de classification en usage en France de celles mises en œuvre par nos voisins. Il s’agit don d’étendre le contrôle. Pour l’instant, il ne porte que sur la classification de 15 à 20 % des films alors que nos voisins classifient 80% de leur production.

Nous proposons donc que la Commission de classification soit transformée:

  • dans sa saisine qui doit s’étendre progressivement à tous les écrans, vidéocassettes, DVD, jeux vidéos, et ultérieurement Internet. Il faut envisager que cette classification puisse s’étendre plus tard à d’autres productions afin d’obtenir une signalétique uniformisée conformément aux recommandations européennes.
  • dans sa composition qui doit admettre des représentants du droit des enfants (médecins, psychologues et éducateurs), mais aussi des diffuseurs, aujourd’hui absents.
  • dans ses modalités de fonctionnement par un vote à la majorité simple.
  • dans son droit de censure qui doit être aboli.

Vous aurez remarqué avec moi l'extension phénoménale des investigations et propositions de la «Commission Kriegel»: je rappelle que l'objet initial était «Mission d’évaluation, d’analyse et de propositions relative aux représentations violentes à la télévision»; là, on a droit à tous les médias, presse et radio exceptées (mais en d'autres endroits la radio n'y coupe pas, lisez le rapport…); de toute manière, «Il faut envisager que cette classification puisse s’étendre plus tard à d’autres productions». Surtout, l'objet a changé: il ne s'agit plus de traiter des «représentations violentes à la télévision», mais de renforcer le pouvoir et les compétences des «organes de régulation», on écrira mieux: de censure. Certes, «[le] droit de censure [de la Commission] doit être aboli», mais les tâches qu'on lui assigne ont tout de même bien des traits communs avec ce que vous et moi appellerions censure…

J'apprécie fort cette mention sur le «droit de censure qui doit être aboli»: une commission de censure qui ne censurerait pas: quelle inventivité ! Incidemment, les fautes de frappe et d'orthographe ne sont pas de mon fait, je me contente de recopier le texte disponible sur Internet – lequel Internet n'a qu'à bien se tenir: bientôt il y aura droit aussi, à la censure… J'apprécie aussi le coup des «représentants du droit des enfants (médecins, psychologues et éducateurs)»: j'y aurais plutôt mis, allez savoir pourquoi, sociologues, magistrats, juristes, représentants d'associations, et même… parents. En quoi un médecin ou un éducateur est-il plus «représentant des enfants» qu'un parent ou qu'un producteur ? Je suis un peu idiot, donc je pars d'un principe idiot: les enfants font partie de la société; j'en fais partie; la commission de censure est un organe de la société agissant dans et pour la société; conclusion: je peux aussi bien qu'un éducateur ou un médecin participer à cette commission au titre de représentant des enfants. J'apprécie enfin le «vote à la majorité simple»: très mauvais, dans ce genre d'institutions, qui ne brillent souvent pas par leur progressisme (qui veut participer à une commission de censure sinon celui qui se sent une âme de censeur ?): il faut au moins un fort quorum, et plutôt l'unanimité, seules garanties qu'on classe les objets de manière consensuelle plutôt qu'en allant au plus radical – comme en Grande-Bretagne.


Une critique est une critique, son auteur n'est pas objectif, donc je réitère mon conseil, allez-y voir, lisez le document, puisqu'il est disponible, ici ou par ailleurs – je conseille d'aller chercher le document au format PDF à disposition sur le site du ministère de la culture: celui qu'on trouve sur mon site au format HTML est exactement le même, mais allez à la source, vous aurez l'assurance que c'est «le bon».

La violence et la pornographie à la télévision, au cinéma, sur DVD et cassettes, ne sont pas des problèmes, mais une illusion. Malgré les déclarations faites dans le rapport de la «Commission Kriegel», décidément je ne crois pas que ces images soient spécialement nocives pour nos petites têtes blondes ou brunes; tel que je le perçois, ce serait plutôt le contraire, en ce sens que les enfants autant que les adultes font la différence entre fiction et réalité, images fictives et images réelles. Non, pas le contraire: comme l'écrit Claire Brisset, la (sic !) “défenseure” des enfants[7], dans un «point de vue» publié par Le Monde, «Que nous disent [pédopsychiatres et juges des enfants] ? Tout d'abord, que c'est l'impact d'un environnement violent qu'il convient d'analyser, et non pas seulement d'un média particulier. D'autre part, que cet impact, dès le plus jeune âge, peut prendre la forme d'une véritable imprégnation […]». La violence fictionnelle n'est pas le contraire mais un élément parmi d'autres d'images ou de faits de violence constatables; elle n'est d'ailleurs pas la plus grave ni la plus insidieuse; prise dans un réseau (publicité, Internet, violence réelle vue ou subie,etc.) elle peut alors agir, à l'insu ou au su des auteurs, négativement sur «les enfants»; c'est cette insertion dans un contexte plus large qui pose problème, et non proprement les fictions.

Je généralise: certaines fictions – qu'elles soient ou non violentes ou pornographiques – jouent sur l'effet de réel pour perturber les esprits des spectateurs; dans ce cas, probablement ça peut poser problème avec certains enfants, mais avec nombre d'adultes aussi; mais en majorité les fictions jouent le jeu de la fiction, s'assument telles et permettent, même avec d'assez jeunes enfants, d'avoir une certaine distance à la chose montrée. Y compris les spectacles pornographiques, dont on ne peut pas vraiment dire que ce soient des spectacles réalistes, quoi qu'en pensent les censeurs, qui apparemment ont une conception spéciale de la réalité des activités sexuelles…


La défenseureu des enfants… Au même moment que pour Mme Kriegel, le Garde des sceaux lui a confié une mission sur «Les Enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication», un intitulé moins indigent et un projet moins étriqué que «La Violence à la télévision»[8]. Cela dit, en partant de points différents, les deux commissions en arrivent aux mêmes conclusions, pour ce qui concerne le CSA (renforcer son rôle et ses pouvoirs), les commissions de contrôle (les réunir dans une même entité «multimédia») et le quorum pour la censure des films (passer d'une majorité qualifiée à une majorité simple); surtout, et c'est fascinant, la «Commission Brisset», de manière similaire à la «Commission Kriegel», alors qu'on lui a demandé de réfléchir «aux images et aux messages violents», consacre l'essentiel de son travail à réfléchir à… et bien oui: la pornographie. Et plus largement, aux «risques sexuels» ou quelque chose de ce genre. Dans ce «rapport Brisset» il y a un passage fort intéressant sur Internet: «Limiter les moyens de sensibilisation et d’éducation aux familles déjà équipées d’Internet – ce qui est le cas lorsque cette sensibilisation se fait par l’intermédiaire de logiciels et de sites internet – équivaut à limiter l’éducation sexuelle aux jeunes qui sont déjà en capacité d’avoir des rapports sexuels !» Intéressant, parce qu'en de nombreuses pages, cette «Commission Brisset» se penche avec minutie sur les moyens de limiter l'accès des spectacles à caractères violent ou obscène aux mineurs âgés de 15 à 18 ans. Ce qui équivaut à limiter l'éducation sexuelle aux personnes majeures sexuellement…


Avant d'en revenir à l'illusion en cause ici, je vous cite un (long) passage significatif du rapport de la «Commission Brisset» sur quelques définitions:

Définir la pornographie

La notion de pornographie ne pose pas de difficultés particulières. Elle est, en effet, bien définie par plusieurs arrêts du Conseil d’Etat ( CE, 13 juillet 1975 Société les Comptoirs français du film, CE, 30 juin 2000, «Baise moi»...). Il s’agit, en substance, d’œuvres qui représentent des scènes d’actes sexuels non simulés, de manière répétitive, sans que le propos de l’auteur puisse leur donner un autre sens que le fait de viser à l’excitation sexuelle du spectateur. La présence d’une scène montrant un acte sexuel non simulé ne suffit donc pas pour justifier le classement X d’un film. Le conseil d’Etat dans une ordonnance de référé en date du 30 octobre 2001 a ainsi estimé que le film «Le pornographe» qui contient une scène de sexe non simulé ne constituait pas pour autant une œuvre pornographique «tant la place que tient cette scène, d’ailleurs exclusive et brève par rapport à la durée du film, que la manière dont elle a été filmée, établissent que ni le sujet du film, ni l’intention de l’auteur n’ont eu d’autres fins que d’illustrer, à travers la séquence dans l’ouvrage du tournage d’un film pornographique, des idées et des thèmes étrangers à l’exposition et à l’exploitation de scènes à caractère sexuel».

Des juridictions judiciaires ont également défini la pornographie. A titre d’exemple, le tribunal correctionnel de Paris dans un jugement en date du 5 octobre 1972 opérait une distinction entre «l’ouvrage érotique qui glorifie, tout en le décrivant complaisamment, l’instinct amoureux, la “geste” amoureuse» et «les œuvres pornographiques qui, au contraire, privant les rites de l’amour de tout leur contexte sentimental, en décrivent seulement les mécanismes physiologiques...». La définition de la pornographie est d’autant moins problématique que la quasi totalité des auteurs d’images ou de films pornographiques revendiquent le caractère pornographique de leur production. Restent certaines oeuvres cinématographiques qui présentent des scènes d’actes sexuels non simulés sans que celles-ci soient pour autant répétitives ou dénuées de sens au regard du propos du film. Il ne s’agit donc pas là de pornographie, et, concernant le cinéma, l’interdiction aux moins de dix-huit ans doit permettre de protéger les mineurs si l’autorité compétente juge que de telles scènes peuvent leur nuire.

Préciser la notion de violence

La notion de violence est évidemment bien plus difficile à définir. Dans une première version de l’article 227-24 du code pénal, il était d’ailleurs question de n’incriminer la violence que dans la mesure où elle portait atteinte à la dignité humaine. Le concept d’atteinte à la dignité humaine étant juridiquement relativement bien défini (cf. infra), il serait souhaitable de réécrire cet article en liant violence et atteinte à la dignité humaine. Les messages violents n’ont d’ailleurs jamais donné lieu à des poursuites sur la base de cette incrimination en raison du caractère flou et incertain de la notion de violence.

La violence ne se résume pas à une atteinte physique exercée à l’encontre d’autrui. La Cour de Cassation a estimé à plusieurs reprises que des violences ou voies de fait pouvaient être constituées en l’absence d’atteinte matérielle à la personne si les faits litigieux étaient de nature «à provoquer une sérieuse émotion». Une telle définition permettrait de considérer comme violents un grand nombre de spectacles dont l’objectif est précisément de générer une vive émotion. Une définition trop large perd tout intérêt au regard de la protection de l’enfance sauf à interdire aux mineurs l’accès aux médias.

La directive Télévision sans frontières adoptée le 3 octobre 1989 et modifiée le 30 juin 1997 par le Parlement européen et le Conseil donne un élément de réponse. L’article 22 de la Directive pose le principe d’une interdiction des programmes susceptibles de nuire gravement à l’épanouissement des mineurs: «Les Etats membres prennent les mesures appropriées pour que les émissions des organismes de radiodiffusion télévisuelle qui relève de leur compétence ne comportent aucun programme susceptible de nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs, notamment des programmes comprenant des scènes de pornographie ou de violence gratuite». L’alinéa 2 de cet article étend l’interdiction aux «programmes susceptibles de nuire (et non plus gravement) à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs sauf s’il est assuré, par le choix de l’heure de l’émission ou par toute mesure technique, que les mineurs se trouvant dans le champs de diffusion ne sont normalement pas susceptibles de voir ou d’entendre ces émissions».

Selon cette directive, il existerait donc un niveau de violence qui justifierait que des programmes présentant ce degré de violence soient purement et simplement interdits de diffusion. La notion de «violence gratuite» reste néanmoins ambiguë Les nombreux psychiatres et pédopsychiatres auditionnés parlent plus volontiers d’une violence «décontexualisée». Ce n’est pas seulement le degré de violence qui fait problème, c’est l’absence de sens. Cette violence est seulement sidérante, elle est incompréhensible. Face à ce type de violence, toute éducation à l’image ou accompagnement semblent illusoire. Certains experts comparent ce type de violence à celle de la pornographie: elle ne vise qu’à provoquer une excitation qui, pour les plus jeunes, revêt d’ailleurs une dimension sexuelle. C’est la raison pour laquelle les représentations de la violence qui mettent en scène la jouissance de son ou de ses auteur(s) sont particulièrement problématiques.

Enfin, les experts soulignent que la violence est d’autant plus traumatisante qu’elle est répétitive, même si une seule image ou une seule scène peuvent également l’être au regard de certains vécus ou de certaines personnalités. La répétition de l’image violente favorise selon un certain nombre de psychiatres une sorte d’imprégnation de la violence.

Plutôt que de parler de violence gratuite, il semblerait préférable d’évoquer une violence intense décontextualisée, et répétitive. Ce concept de violence pourrait permettre d’organiser les débats de ceux qui exercent une mission de classification au regard de la protection de l’enfance. Elle réduirait la forte subjectivité des classements en donnant quelques repères pour construire une jurisprudence équilibrée. Quant à la violence portant atteinte à la dignité humaine, elle devrait faire l’objet d’une vigilance toute particulière.

L’atteinte à la dignité humaine, une référence pertinente

Enfin, la notion d’atteinte à la dignité humaine apparaît dans de nombreux textes administratifs, civils, ou pénaux. Ainsi, l’article 1er de la loi sur la communication audiovisuelle du 30 septembre 1986 qui pose le principe de la liberté de communication, stipule que cette liberté peut être limitée par le respect de la dignité de la personne humaine. Curieusement, cet article, qui vise les limites de la liberté de communication audiovisuelle, ne fait nullement référence à la protection de l’enfance. Il faut attendre l’article 15 de cette même loi pour que la question des mineurs soit évoquée. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui a vocation à veiller au respect de la loi de 1986, est donc investi d’une mission de protection de tous les publics susceptibles d’être confrontés à des scènes portant atteinte à la dignité humaine, qu’il s’agisse de mineurs ou non. En revanche, il est clair que si des scènes portant atteinte à la dignité humaine sont traumatisantes pour des majeurs, elles le sont a fortiori pour des mineurs. C’est la raison pour laquelle la notion d’atteinte à la dignité humaine peut également constituer une référence pertinente pour la régulation des médias au regard de la protection de l’enfance.

La dignité humaine constitue un principe juridique fort. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que «l’un des buts principaux de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme est la dignité et l’intégrité physique de la personne» (CEDH, 25 avril 1978, Tyrer ). Le conseil constitutionnel français en a affirmé la valeur constitutionnelle dans une décision en date du 27 juillet 1994 (D.95,237, n. Mathieu). La loi de 1994 sur la bioéthique en a fait également un principe du code civil énoncé dans son article 16: «La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie».

Les juridictions nationales font souvent référence à ce principe. Le conseil d’Etat a ainsi jugé que le respect de la dignité de la personne humaine pouvait justifier une mesure d’interdiction d’un spectacle (CE, 27 octobre 1995). Il s’agissait d’un spectacle de «lancer de nains» que la haute juridiction administrative a considéré comme illicite «alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition contre rémunération». L’accord de la personne ne fait nullement cesser l’atteinte à sa dignité parce que le principe qui est ici en jeu présente un caractère d’ordre public.

L’atteinte à la dignité humaine peut également être le fait de certains discours. Le conseil d’Etat a estimé que les propos d’un animateur de la radio Skyrock, qui s’était réjoui à quatre reprises de la mort d’un policier tué la nuit précédente au cours d’une fusillade avec des malfaiteurs, constituait une atteinte à la dignité humaine (CE, 20 mai 1996, Ste Vortex). La Cour de Cassation a également consacré la dignité comme un droit de la personne pouvant s’opposer au droit à l’information (Cass. Civ. 1, 20 déc. 2000): «La liberté de communication des informations autorise la publication d’images des personnes impliquées dans un événement, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine».

La jurisprudence comme la doctrine tendent à définir le respect de la dignité humaine comme un principe qui interdit de soumettre un être humain à toute forme d’asservissement et de dégradation, de le considérer comme un objet dans la totale dépendance du pouvoir d’autrui. Plus précisément, ce sont les actes humiliants qui sont visés par ce principe. L’atteinte à la dignité humaine consiste, comme l’écrit le professeur de droit Jean Carbonnier, à conduire «la victime à subir ou commettre, même de son plein gré, des actes humiliants, de lui avoir, en somme, fait perdre le respect de soi-même, l’instrument en étant l’humiliation, cette émotion indéfinissable qui rabaisse l’homme au niveau de l’humus». Ce principe, bien qu’il concerne l’ensemble du public, est particulièrement efficient en matière de protection des mineurs. La construction de l’autonomie de ces derniers suppose qu’ils ne soient pas confrontés à des scènes qui représentent l’homme comme un objet aux mains d’autrui, surtout lorsque autrui prétexte du consentement de l’intéressé pour justifier son humiliation. C’est bien au regard de ce principe que certaines émissions de radio ou de télé-réalité, qui font participer un jeune public, posent problème: la violence est ici moins dans le propos ou l’image que dans la négation de ce qui fait l’humanité.

Voilà qui est clair: la pornographie, on la définit facilement, la violence non, la dignité de la personne humaine est une notion évidente et intangible… Évidemment, on trouvera peut-être curieux qu'après avoir posé la grande clarté de la notion de pornographie, les auteurs du rapport mettent plusieurs paragraphes à tenter sans y parvenir de nous faire percevoir la limpidité du concept.


Les termes posés, pornographie, violence et dignité humaine, mais surtout les affirmations préliminaires qui les présentent («Définir la pornographie. La notion de pornographie ne pose pas de difficultés particulières»; «Préciser la notion de violence. La notion de violence est évidemment bien plus difficile à définir»; «L’atteinte à la dignité humaine, une référence pertinente. Enfin, la notion d’atteinte à la dignité humaine apparaît dans de nombreux textes administratifs, civils, ou pénaux»), expriment assez bien où le bât blesse: mesdames Brisset et Kriegel, messieurs Aillagon et Perben ont bien situé ce qui ne va pas trop, par ces temps: la violence. Par contre, les ministres concernés ont mal déterminé ce sur quoi l'on devait réfléchir: Jean-Jacques Aillagon aurait du composer une commission chargée d'étudier les rapports de la télévision à la violence, et non de scruter la violence en icelle; je ne sais pas bien ce qu'aurait dû faire Dominique Perben, en tous les cas, autre chose que demander à la défenseureu des zenfants de plancher sur le thème des «enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication»; comme le dit notre rapporteureu dans le texte du Monde, «Notre société, très prompte à dénoncer la violence dont ses membres les plus jeunes sont les auteurs, ne s'est guère donné la peine d'analyser celle qu'elle leur inflige»: c'est bien sympa d'étudier la violence virtuelle faite aux enfants dans «les différents supports de communication», ça serait peut-être plus intéressant de se pencher sur la violence réelle qu'ils subissent, violence physique ou morale.

Pour nos termes, voici: une personne raisonnable ne peut tenir le langage de la «Commission Brisset», les trois termes sont difficiles à définir; les âpres polémiques autour de films comme ceux cités, «Baise moi» et «Le Pornographe», le cas de «La Religieuse», pornographique en 1965, tous publics en 2002, de «Basic instinct» qui prouve la pertinence modérée du critère «scènes d’actes sexuels non simulés», et autres exemples, montrent que cette affirmation à l'emporte-pièces, «la notion de pornographie ne pose pas de difficultés particulières», est douteuse; en sens inverse, dire que «la notion de violence est évidemment bien plus difficile à définir», n'apparaît pas si pertinent, elle est réputée «plus difficile» relativement à la pornographie qui «ne pose pas de difficultés particulières», or ça en pose[9], puis, il me semble bien que si l'on interrogeait les gens pour qu'ils définissent «la notion de violence», ils n'auraient pas de difficultés particulières – et comme pour la pornographie, chacun aurait sa propre définition…

À preuve que cette définition n'est guère problématique, la «Commission Kriegel» nous en propose une claire et précise:

«Premièrement, une définition de la violence: «la force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domination ou de destruction l’humanité de l’individu», définition qui doit constituer un critère d’évaluation des spectacles violents».

Comme toute autre, cette définition est contestable – et contestée –, mais elle ne semble pas poser de difficultés à notre commission «violence à la télévision».

Pour illustration inverse de ce que la pornographie est d'une définition douteuse, ce passage du rapport Brisset à propos d'Internet:

«Les logiciels de filtrage […] ne sont pas totalement efficaces […]. En général, soit ils verrouillent davantage («sur-verrouillage») que le contenu souhaité, soit ils ne verrouillent pas suffisamment («sous-verrouillage»). L’exemple classique est le tableau de Boticelli, La naissance de Vénus: montrant l’image d’une femme nue, celui-ci a toutes les chances d’être inaccessible à des adolescents recherchant une illustration pour un exposé d’histoire de l’art si leur ordinateur est équipé d’un filtre interdisant l’accès aux images de personnes nues».

Donc, dans l'esprit de la «Commission Brisset», La Naissance de Vénus n'est d'évidence pas une image pornographique, et ne menace pas «l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs»; ma foi, je connais quelques personnes pour lesquelles ce tableau est bien une image à caractère pornographique à ne pas mettre sous les yeux des enfants… J'en connais aussi, «en cette aube du III° millénaire», pour qui la justice a eu raison de traîner ces immoralistes de Flaubert et de Baudelaire devant les tribunaux, et des personnes d'accord avec les ligues de vertu de la fin du XIX° siècle, concernant l'obscénité et l'immoralité de Zola. C'est ainsi.

Dernière notion, le respect de la dignité de la personne humaine. La corrida respecte-t-elle ou non cette dignité ? Certaines personnes ne le pensent pas. Le législateur pense que ça ne respecte, ni la dignité de la «personne animale», ni celui de la «personne humaine», sauf dans les cas où la corrida est un fait coutumier séculaire, dit autrement, pour le législateur la corrida est un spectacle dégradant à Lille, non dégradant à Béziers – pour Dax, de très sérieux conseillers d'État étudient la question avec la plus grande attention… Donc, cette notion de dignité humaine (sic) que nos rapporteurs présentent comme juridiquement bien établie peut varier selon les circonstances de politique générale ou de clientélisme – c'est comme pour les drogues: selon qu'elles soient coutumières (alcool, tabac) ou non (haschisch, opium) leur statut variera considérablement. De même pour la dignité humaine. Mais ce n'est pas tant cette douteuse évidence de la dignité humaine qui me chiffonne, que ce passage:

«La construction de l’autonomie [des mineurs] suppose qu’ils ne soient pas confrontés à des scènes qui représentent l’homme comme un objet aux mains d’autrui, surtout lorsque autrui prétexte du consentement de l’intéressé pour justifier son humiliation».

Sont expressément visées, dans cette déclaration, «certaines émissions de radio ou de télé-réalité, qui font participer un jeune public»; maintenant, certains films, comme «Ressources humaines» ou «Le Jouet» par exemple, «représentent l’homme comme un objet aux mains d’autrui» et postulent le «consentement de l’intéressé»: doit-on estimer que les mineurs ne doivent être confrontés à ces œuvres ? Actuellement, non. Mais demain ? Ne pas oublier que les rapports des deux commissions proposent de s'aligner sur les normes de la Grande-Bretagne, et que dans ce doux pays, Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain est interdit aux moins de 15 ans, ainsi que Sweet Sixteen aux moins de 18 ans[10].


Ce dont souffrent les membres de nos deux commissions est l'illusion qui frappe le plus les humains, surtout ceux qui sont «du côté de la société» (entendez, du côté des forces de gouvernement et de la haute administration): croire que c'est la société qui fait les individus. L'observation de la réalité nous amène à considérer que ce sont les individus qui font la société. Par exemple, pourquoi ces deux commissions ont-elles existé telles qu'elles furent et avec leur objet[11] ? Parce qu'un jour d'avril 2002 induisit une série d'événements qui firent qu'on passa d'une majorité parlementaire d'union de la gauche à une majorité massivement UMP qui installa un gouvernement assez conservateur à forte coloration sécuritaire avec – malgré la rupture d'avec l'ancien parti du président – une coloration assez «gaullienne», au mauvais sens – s'il en est un bon – du terme (ordre moral, priorité donnée à la répression contre la prévention, vision assez régalienne, centralisatrice et rigoriste de la culture, etc.), que dans ce gouvernement messieurs Perben et Aillagon avaient des motivations pour s'interroger sur «la violence dans les médias», l'un devant prouver qu'il n'était pas en arrière de son petit camarade Sarkozy en matière de Lutte contre la Violence chez nos Chères Petites Têtes Blondes, l'autre voulant à toute fin prouver, comme dit (cf. note 8), d'un côté que la télévision est «mauvaise», de l'autre qu'il faut de la Culture, la Vraie, dans ladite télévision.

Problème: le thème choisi n'était pas le bon. L'observateur de la société sait une chose que semblent ignorer nos deux ministres, la société ne peut pas refuser la violence. Ceci n'est pas un traité d'anthropologie ou de sociologie, donc je ne m'interrogerai pas sur les raisons qui expliqueraient le pourquoi de la chose mais je me contente de ce constat, toutes les tentatives de censure de la violence échouent. D'ailleurs, La «Commission Kriegel» nous rappelle que la censure de la violence est problématique:

«[La Commission de classification des films] peut proposer que la mesure [d'interdiction] soit assortie d’un X qui réserve ce film à un circuit spécialisé propre aux films pornographiques ou d’extrême violence. Les films d’extrême violence n’ont pas de circuit de distribution donc si nous décidions qu’un film d’extrême violence assorti d’un X voudrait dire qu’il y aurait une interdiction totale. Il n’y en a jamais eu jusqu’à présent».

Encore une fois, l'incohérence du texte est le fait du rapport – on dira qu'il fut écrit avec les pieds… Ce passage est intéressant, puisque la non application du critère X pour les films «d’extrême violence» est “justifiée” par le fait qu'ils «n’ont pas de circuit de distribution»; et alors ? Si un film est extrêmement violent, il faut le classer X, sans considérations économiques ou logistiques. C'est comme pour «Basic Instict» une question de rapports de force: «Pulp Fiction» – que par ailleurs j'ai beaucoup apprécié – me paraît ressortir du classement X: violence extrême et gratuite, scènes pouvant sans conteste «nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs», bref, un bien triste exemple pour notre belle jeunesse… Et bien non, il semble ne devoir être pernicieux que pour les moins de douze ans (ce qui lui permettra, après exploitation en salles, de faire partie des quatre heureux élus par an pouvant déroger à l'interdiction de diffusion télévisuelle avant 22h). Pourtant, on y retrouve tous les éléments réprouvés: «la violence» et «ce qui tourne autour de la consommation de la drogue, le suicide des jeunes, et le sexe». Certes, sur un mode qu'on peut considérer humoristique, mais, assez crûment, pour le moins.

Donc, la violence est problématique, non pas, comme le dit la «Commission Brisset», parce qu'«évidemment bien plus difficile à définir», mais parce qu'à l'évidence plus difficile à censurer, réprimer, contrôler; comme le dit encore le rapport Brisset,

«Diverses études, menées en particulier par le Conseil supérieur de l’Audiovisuel démontrent qu’un enfant peut assister, en moyenne, à près de 9 séquences violents [sic] (crimes ou agressions) par heure dans une fiction télévisée, et que 45% des émissions pour enfants reposent sur des scénarios de violence».

Il vous arrive de regarder la télévision, notamment les feuilletons Made in USA, ou ceux Made in Germany ? Comme moi vous aurez remarqué que la violence y est un puissant moteur. Si l'on considère les dessins animés japonais des programmes pour enfants, ma foi, on comprend pourquoi «45% des émissions pour enfants reposent sur des scénarios de violence». Sinon, les informations privilégient, soit l'institutionnel, soit la violence. Etc. Pour l'autre volet, pornographie ou obscénité, la télévision n'est là non plus pas en reste, notamment dans la publicité, mais la violence est tout de même le fond principal de la fiction télé. Interdire les séries qui pourraient «nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs», ça reviendrait à interdire 80% des séries…

Pour la pornographie, l'analyse est du même ordre: elle n'est ni plus ni moins facile – ou difficile – à définir que la violence, par contre le consensus pour sa censure est bien plus grand; voilà ce qui est non problématique avec la pornographie: pratiquement tout le monde s'accorde pour faire qu'elle soit d'un accès le plus difficile possible. D'où cette inférence hâtive en forme d'équation implicite que fait notre commission: si tout le monde est d'accord sur la pornographie, c'est que la pornographie ne pose pas problème. Et pourtant ladite commission passe plus de la moitié de son rapport à discuter des difficultés que pose la censure de la pornographie. Comprend qui peut.

La (sic) dignité humaine, c'est autre chose. Un passage du rapport Brisset, dans la partie concernant «les limites de la loi pénale», nous fait comprendre pourquoi cette notion équivoque est convoquée:

«Quand le message lui-même ne constitue pas une infraction, il ne doit pouvoir faire l’objet que de restrictions de diffusion, et ce, au seul regard de la protection des mineurs. Le nouveau code pénal dont l’essentiel des dispositions est entré en vigueur le 1er mars 1994 a d’ailleurs pris acte de cette évolution de la société dans sa relation à la censure. L’ancien article 283 qui réprimait «l’outrage aux bonnes mœurs» a été remplacé par l’article 227-24 qui puni (sic) «le fait soit de fabriquer, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message, lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur»

Comment se définit la chose ? Se rappeler que «le concept d’atteinte à la dignité humaine [est] juridiquement relativement bien défini», d'après la «Commission Brisset». Voici ce qu'en dit la partie «L’atteinte à la dignité humaine, une référence pertinente»:

«l’un des buts principaux de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme est la dignité et l’intégrité physique de la personne»;
«La liberté de communication des informations autorise la publication d’images des personnes impliquées dans un événement, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine«
«La jurisprudence comme la doctrine tendent à définir le respect de la dignité humaine comme un principe qui interdit de soumettre un être humain à toute forme d’asservissement et de dégradation, de le considérer comme un objet dans la totale dépendance du pouvoir d’autrui»;
«L’atteinte à la dignité humaine consiste, comme l’écrit le professeur de droit Jean Carbonnier, à conduire «la victime à subir ou commettre, même de son plein gré, des actes humiliants, de lui avoir, en somme, fait perdre le respect de soi-même, l’instrument en étant l’humiliation, cette émotion indéfinissable qui rabaisse l’homme au niveau de l’humus»

Relativement «bien défini»… Remarquez ceci: toutes ces définitions considèrent que l'atteinte à la dignité humaine est directe, effective et personnelle; d'où l'on en peut inférer que les messages (textes, paroles ou images) ne sont pas de nature à y porter atteinte. Pour dire les choses clairement, l'article 227-24, loin qu'il prenne acte d'une supposée – et improbable – évolution de la société, n'est au bout du compte qu'une longue paraphrase de l'ancien article 283; c'est la version «moderne» de l'outrage aux bonnes mœurs: il faudra bien que quelqu'un évalue en quoi et pourquoi tel «message» peut «porter gravement atteinte à la dignité humaine», et probablement, ce quelqu'un éclairera son jugement de la pensée lumineuse de M. Carbonnier, ce qui «fait perdre le respect de soi-même, l’instrument en étant l’humiliation, cette émotion indéfinissable qui rabaisse l’homme au niveau de l’humus». Bref, quelque chose d'outrageant et qui va contre les bonnes mœurs – de la merde pour des merdeux, pour expliciter la pensée de M. Carbonnier. comme «concept […] juridiquement […] bien défini», je dois dire que la notion d'«émotion indéfinissable qui rabaisse l’homme au niveau de l’humus» me laisse songeur.


Ce texte pourrait laisser croire que je suis favorable à une liberté totale de diffusion des œuvres pornographiques et violentes, et un libre accès des mineurs à icelles. Ce n'est pas le cas. D'un autre côté, je ne suis pas opposé à leur diffusion, ni à l'accès des mineurs à icelles. En fait, je n'ai pas vraiment d'opinion formée sur la question. En fait et pour tout dire, je m'en fiche un peu, ça ne me paraît pas une question d'un intérêt formidable et qui requerre de former deux commissions chargées de réfléchir là-dessus. Par contre, je suis très intéressé à constater que deux commissions dont les missions étaient, pour la «Commission Kriegel»,

«une mission d'évaluation, d'analyse et de proposition. Evaluation de la place que les représentations violentes occupent effectivement dans les programmes télévisés. Analyse des effets dont elles sont porteuses sur la sensibilité et le comportement du public. Proposition d'actions et de mesures nouvelles, qui pourront déboucher sur la mise en œuvre d'une évolution de la législation»,

pour la «Commission Brisset»,

«Comment les images et messages violents de toutes natures dont sont environnés les enfants et les adolescents interfèrent-ils avec leurs comportements ? De tels messages sont-ils déterminants dans le passage à l’acte, et notamment le passage à l’acte délinquant ? Quelles réponses est-il possible d’apporter à de telles interrogations dans le domaine précis de la protection de l’enfance et de l’adolescence ?»,

en arrivent:

  1. à traiter principalement de la pornographie, alors que leur champ d'investigation est très clairement «la violence»;
  2. à traiter très imparfaitement – pour la cause simple qu'il n'existe pas d'études sur la question – du volet «influence sur le comportement» (je parle bien sûr de l'influence réelle, connue, évaluée, et non des nombreuses supputations de «spécialistes»);
  3. Convergent vers les «solutions», lesquelles se résument en trois mots: répression, contrôle, interdiction;
  4. Évitent avec le plus grand soin de faire des investigations sérieuses sur les relations économiques et financières entre les industries de médias «sérieuses» et celles productrices d'œuvres violentes, obscènes ou attentatoires à la dignité de la personne humaine.

Le dernier point est le plus intéressant: dans ces deux rapports, les industries de poids (Bouygues, l'État, Vivendi, etc.) n'apparaissent que dans leur rôle de diffuseuses, comme si elles n'étaient pas demandeuses mais réceptrices aveugles de ce qu'elles diffusent, et comme si elles n'étaient jamais, directement ou indirectement, elles-mêmes productrices[12] des contenus. Ceci explique certaines orientations de ces rapports: nos rapporteureux et leurs commissaires ne peuvent ignorer à qui s'adressent ces documents, en outre, dans les deux commissions les principales industries participent de beaucoup, comme membres ou comme personnes consultées; puis, poser les vraies questions sur la présence de la violence et de l'obscénité dans les médias, serait poser des questions fondamentales sur une société où le petit nombre organise sa mainmise sur le grand nombre en «assouvissant les bas instincts du bas peuple», une société où les deux principaux moteurs sont le sexe et le désir de meurtre; et il y a cette chose simple: pour répondre aux questions posées, il ne suffit pas de deux petites commissions, il y faudrait une étude longue et circonstanciée, menée par plusieurs équipes pluridisciplinaires, chacune traitant un aspect de la question. Bref, avec les commissions, quelque pertinence qu'auraient leurs missions, on obtient assez mécaniquement un certain résultat: des solutions simples à des questions complexes.

Comment se fait-il ? Ces gens intelligents, informés, connaissent la société aussi bien que vous et moi et savent que dans son cadre il n'y a pas de questions simples, donc comment en viennent-ils à ce genre d'aberrations ? Je ne sais pas. Très sincèrement, je ne sais pas. Je constate, mais je ne peux expliquer. J'observe la chose, mais je n'ai pas de principe explicatif… Il y a bien ma supposée “théorie des illusions”, laquelle ne sert en rien à expliquer, juste à comprendre et prévoir certaines choses, parmi lesquelles les «solutions simples» (je l'avais éprouvée avec une vieille chose, la «Commission Truche» – encore une ! – chargée en son temps d'une certaine «réforme de la justice», dont tant les propositions que le devenir desdites étaient prévisibles). La société française compte environ soixante millions de membres, chacun est un être complexe, aux idées et aux désirs contradictoires, au comportement assez imprévisible et globalement peu accordé avec ses opinions affichées, à la volonté changeante, avec dans l'ensemble un tropisme velléitaire; vouloir à cet ensemble d'individus complexes et imprévisibles appliquer des «solutions» simples et univoques semble d'avance voué à l'échec, pourtant nos responsables politiques et administratifs ne cessent d'y songer. Pourquoi ? Et bien, parce que…

Nos dirigeants et leurs conseillers ne sont pas des êtres surnaturels, ils sont «comme vous et moi» (enfin, comme moi… Ils me semblent moins intelligents que moi, dans l'ensemble[13] – pour vous je ne sais pas), ce qui implique qu'ils vont, à leurs postes de responsabilité, réfléchir et agir «comme vous et moi», autant dire avec énormément de préjugés et d'a priori et de grandes limites intellectuelles et idéologiques. Surtout, et en cela ils ne seront pas comme moi, nos responsables et leurs conseillers auront une conception dans l'ensemble assez fausse de leurs semblables, je veux dire: ils tendront à ne pas les considérer semblables à eux. Mais, ils ont conjointement une assez fausse idée d'eux-mêmes, je veux dire cette fois que dans l'ensemble, et contre l'évidence, les êtres humains se considèrent globalement «assez simples» et considèrent «agir en conformité avec leurs principes»; enfin, ils ont une idée généralement assez fausse de la manière dont ils sont devenus ce qu'ils sont: dans une société comme la nôtre, les individus tendent à croire qu'un nombre limité d'objets et d'êtres ont contribué à les former, et qu'en outre ils doivent la formation de leur personnalité à des éléments objectifs et intangibles. Ça ne les empêche pas, pour les plus cultivés, de savoir certaines choses mises en évidences par diverses sciences, ethnologie, sociologie, biologie, psychologie, éthologie, neurologie, qui viennent en contradiction avec cette autoperception et cette représentation de leurs semblables, mais assez logiquement, ils ne peuvent appliquer à eux-mêmes une grille d'analyse qu'ils savent pertinente pour tous les êtres humains.

Je m'éloigne un moment de nos rapports, pour essayer de comprendre pourquoi et comment un individu ne peut pas rendre effectif pour lui se qu'il sait in abstracto sur «les êtres humains». In abstracto est le terme: la grande part des connaissances reste, y compris pour les personnes cultivées, quelque chose d'abstrait, sans application immédiate. Ici, le cas est Pierre Bourdieu. Jusqu'en 1996, ce brave gars était le sociologue le plus apprécié des journalistes, pas tant parce qu'ils avaient compris ses travaux et leurs implications – la période après 1995 prouva même le contraire – mais plutôt parce qu'une vision simplifiée de ces travaux étayée de quelques termes utilisés de manière sommaire (habitus, champs, réseaux…) leur permettait d'habiller leur conception globalement léniniste de la société d'un vernis de complexité contemporaine[14]. En 1996, tout change, suite à deux événements qui, dira-t-on, déstabiliseront nos journalistes: fin 1995 Bourdieu s'engage plus activement dans les mouvements sociaux, et cela dans un sens en contradiction à la position majoritaire parmi les journalistes, puis courant 1996 il commence à publier des textes sur un «champ» et des «réseaux» problématiques pour nos journalistes, le champ journalistique et les réseaux afférents, dans son ouvrage Sur la télévision, suivi de l'emprise du journalisme. En réalité, l'article «l'emprise du journalisme» avait paru en 1994 dans le numéro 101-102 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, mais il semble qu'à l'époque ça n'émut guère, ce qui donne à croire que peu de journalistes lisent cette revue… Ce cas montre que les humains, parmi lesquels les médiateurs, ont peu l'habitude de mettre en cause leur conception a priori de la société et d'eux-mêmes, et aussi, et surtout, que leur conception d'eux-mêmes est assez fausse, notamment en ce qui concerne leur capacité à se remettre en cause, et à remettre en cause leur position dans la société.


Ma foi, il me semble n'avoir que peu à ajouter. Il ne s'agit ni d'une analyse ni d'un texte sur la politique, mais d'une (hem !) «petite» discussion sur une certaine forme d'illusion dont souffrent les gouvernants et leurs auxiliaires: ils imaginent que les «problèmes de société» sont facilement déterminable, que les nommer («La violence à la télévision», «Les enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication») suffit à les constituer en objets simples, non problématiques[15], et qu'une fois nommés, on peut agir dessus sans tenir compte d'autres objets. Bref, traiter un objet social… compte non tenu de la société.


[1] souligné par les auteurs; ce rapport, commandé par Jean-Jacques Aillagon et remis par Blandine Kriegel, est disponible sur internet au format PFD, et trouve sur mon site disponible sur ce site au format HTML (remarquez, ce site aussi est sur Internet…).
[2] Et non un de ces rapports habituels en France où une commission formée on ne sait trop comment, par qui et pour quoi. Ces Commissions sont choses curieuses: on rassemble des «personnalités» sur des critères mystérieux, on les fait plancher quelques mois sur un sujet à la vertu informative en général faible mais à la «vertu électoralogène» forte, elles œuvrent au petit bonheur et produisent des rapports tissés de poncifs et lieux communs, aux propositions passablement bien-pensantes et pleines de retenues – comprenez: conservatrices et particulièrement prudentes. Voici comment la Commission Kriegel décrit son travail: «Après avoir fait le point des travaux déjà existant sur la violence à la télévision, sur la législation européenne et nationale en vigueur, la Commission a auditionné de nombreuses personnalités des associations familiales, des acteurs (médecins et magistrats) qui avaient à connaître les effets de la violence […]. Elle a entendu les réalisateurs et les diffuseurs de la programmation, notamment les directeurs de grandes chaînes de télévision. Elle a également visionné des cassettes proposées par le CSA, l’INA ou qui avaient fait l’objet de nombreux débats. Elle a été particulièrement sensible à l’évolution de la discussion que ses travaux ont ouvert dans les médias. Elle a ainsi pu faire le point sur les diverses positions exprimées en faisant le pari qu’il était possible de réduire leur écart et d’introduire le débat et le contrat». Toujours souligné par les auteurs. De cette description on ne peut guère déduire un travail réellement sérieux, selon moi.
[3] Je sens la nécessité d'expliquer pourquoi j'écris Commission Kriegel entre guillemets: en France – et ailleurs sans doute – on a tendance à personnaliser les institutions, même transitoires, «le gouvernement Raffarin», «le parti de François Hollande» – ou d'Alain Juppé –, «la Commission Truche» ou Kriegel, «l'entreprise de Jean-Marie Messier» (ah ! non, pour lui c'est terminé…), alors que tout cela est en trompe-l'œil: sans l'assentiment de son conseil d'administration et le consentement de ses principaux débiteurs, J6M ne pouvait rien faire; le gouvernement n'est pas celui de Raffarin, mais celui de la France, que pour un temps Raffarin dirige; et la commission Truche, la mission Kriegel ne sont pas l'objet d'une personne, mais la rencontre de plusieurs volontés et groupes, des élus, des membres du gouvernement, les quarante membres de la «Mission d’évaluation, d’analyse et de propositions relative aux représentations violentes à la télévision», pour le cas qui nous concerne, les dizaines personnes consultées, les centaines auditionnées; là-dedans Mme Kriegel est un élément, et sa mise en évidence vient de ce qu'elle a présidé cette Commission et présenté le rapport de la mission. Donc, Commission Kriegel entre guillemets…
[4] Plaisanterie douteuse, je le concède, et en outre honteusement piquée à Fluide Glacial, la revue d'umour et de bandessinée, mais le contexte s'y prête.
[5] Entendons-nous: je parle de la prohibition des idées ou des représentations; pour les actes ou les objets ça peut marcher pour autant qu'on y mette des moyens adaptés et suffisants, et l'exemple récent des politiques de réduction des infractions au code de la route – et donc des accidents –, et de lutte contre l'alcoolisme et le tabagisme montrent que c'est réalisable. Mais pour ce qui ressort du domaine de l'esprit, sauf à empêcher les gens de penser, je ne vois pas comment on peut réussir…
[6] La «Commission Kriegel» ne propose cependant pas «un détachement des abonnements […] des autres bouquets proposés» pour les spectacles violents, comme elle le fait pour la pornographie. D'ailleurs, au sein des spectacles violents il y a gradation: la violence du JT semble par essence «pédagogique»; celle des magazines «d'information» est presque de la même qualité; celle des magazines «dits “de société”» est déjà plus dégradée, surtout si par malheur elle est produite par des maisons qui par ailleurs font de la distraction et qui, horreur ! sont«soumises à des objectifs de rentabilité» (le JT, n'y serait donc pas soumis ?) et dont la «Commission Kriegel» propose qu'ils se soumettent à l'autocensure, puis la fiction télévisuelle qui elle doit être soumise à censure – oh ! Pardon: à «contrôle» –, enfin la fiction cinématographique, suspecte de tout, qui doit être soumise à triple censure, puisqu'elle doit être contrôlée par la Commission de classification des films, la Commission de contrôle des DVD et vidéos et le CSA. Vous me direz que c'est déjà le cas, ce que je concèderai, mais il semble que notre «Commission Kriegel» trouve tout cela trop laxiste: son modèle est celui de la Grande-Bretagne, qui ô merveille ! contrôle plus de 80% des productions médiatiques contre paraît-il un misérable 20% en France [c'est faux pour le cinéma, bien sûr: dans notre pays, tous les films doivent obtenir un visa de censure]. Merveilleux modèle: il y a justement en ce moment une vive polémique dans ce pays, suite à la censure de films aussi pernicieux pour la jeunesse que Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain ou Sweet Sixteen… Or ça me paraît problématique, en ce sens que la gradation est inverse: les enfants savent autant que les adultes faire la différence entre réalité et fiction, et pour eux comme pour les adultes la violence réelle est plus traumatisante que celle fictive; en bonne logique, le plus grand contrôle devrait être exercé sur les émissions d'information, le moindre à sur la fiction – laquelle est de toute manière moultes fois contrôlée en amont.
[7] Je déteste cette nouvelle mode ! Pourquoi “auteure” alors qu'on peut former “autrice”, en regard de lecteur, lectrice ? Et, franchement, je ne comprends pas pourquoi “défenseure”, cette fausse féminisation – à l'oral, qui peut faire la différence entre défenseur et défenseureu ? –, plutôt que défenseuse, ou défenseresse, ou autre forme admissible ? Ça devient tellement systématique que j'ai même lu, une fois, “docteure”…
[8] Cela est dû aux préjugés de notre actuel ministre de la culture et de l'information, ou de la communication, je ne sais plus: il n'aime pas la télévision, il la juge vulgaire (remarquez, je ne peux pas lui donner tort). Dès son installation il s'est attaqué à la télévision de service public; assez vite il a motivé deux commissions, l'une pour constater combien cette télévision est mesquine et néfaste – celle-ci –, l'autre pour proposer un Projet de Télévision Culturelle Grande et Bonne pour les Esprits – celle présidée par Catherine Clément. Puis-je le dire ? Les conclusions, ont pouvait les écrire avant même que ces commissions se réunissent… Ah ! Au fait: là aussi vous pouvez vous procurer le rapport Brisset au format PDF sur le site du ministère de la justice ou le consulter en tant que page HTML sur mon site, ainsi que le rapport Clément au format PDF (conversion au format HTML en cours).
[9] D'ailleurs, le rapport Brisset admet sans l'admettre que cette définition de la pornographie est problématique: parmi deux paragraphes qui mélangent juridisme et subjectivisme, et n'arrivent pas vraiment à définir cette «notion [qui] ne pose pas de difficultés particulières», vient cette définition lumineuse: «La définition de la pornographie est d’autant moins problématique que la quasi totalité des auteurs d’images ou de films pornographiques revendiquent le caractère pornographique de leur production»; ma foi, c'est un moyen comme un autre d'arriver à la clarté: un film est pornographique parce qu'il est écrit «pornographie» sur la boîte… Limpide ! Incidemment, l'attendu du conseil d'État concernant «Le Pornographe» et le jugement du tribunal correctionnel de Paris en date du 5 octobre 1972 laissent assez clairement paraître que le «délit de pornographie» est principalement esthétique, subjectif et dépendant du contexte. En outre, on sait ou du moins l'on peut savoir que c'est aussi une question économique et commerciale: comme spectateur j'ai du mal à ne pas considérer un film comme «Basic Instinct» pornographique, à tout le moins d'une obscénité attentatoire à «l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs», mais c'est aussi un Grand Film avec de Grand Acteurs, et surtout de Grands Moyens de Pressions.
[10] Je m'interroge sur les motifs concernant «Amélie», qui apparaît à un œil français remarquablement anodin (est-ce qu'un distributeur pervers aurait fait truffer le doublage ou les sous-titres de «fuck» ?), par contre, pour «Sweet Sixteen» on connaît la raison: le dialogue comporte de nombreux «merde !», «enculé !» et autres «con !»; et je m'interroge: est-ce que les censeurs britanniques vivent dans un domaine fermé, bien isolés du reste du pays, plongés dans la totale ignorance du vocabulaire habituels des moins de 18 ans ?
[11] On trouvera en annexe la lettre de mission de la commission Kriegel; en revanche celle de la commission Brisset n'est pas disponible, mais le premier paragraphe de l'introduction de son rapport en donne l'orientation générale.
[12] Faut-il écrire «diffuseures», «demandeures», «récepteures», «producteures» ? Il faudrait le demancer à Mme la défenseure des enfants…
[13] Je ne voudrais pas (quoi que ça m'indiffère un peu) qu'on croie que je me suppose supérieur aux personnes que je décrète devoir être moins intelligentes que moi, parce que pour moi une «plus grande intelligence» ne se traduit pas par «une intelligence supérieure», en fait je devrais écrire «une intelligence plus large»: il n'y a pas d'échelle entre les humains, certains sont plus intelligents que d'autres, et voilà tout. Ce qui me fait dire que je suis plus intelligent que, par exemple, Mme Kriegel ou M. Aillagon, vient de ce que, non seulement je considère que la société est complexe et les individus dans la société complexes, mais que j'en tiens compte dans mes analyses et mes conclusions sur la société et ses membres. Très probablement, Mme Kriegel et M. Aillagon ont une prémisse équivalente à la mienne, je veux dire, complexité de la société et de ses membres, mais sensiblement ça demeure pour eux un concept objectif, une «idée», et non pas un concept effectif, au filtre duquel on doit par nécessité réfléchir sur la société et ses membres. Vu de cette manière, ils sont donc moins intelligents que moi. Et puis ? En vivent-ils moins bien ? Non. Au contraire. Comme quoi l'intelligence n'est pas un signe de supériorité parmi les humains…
[14] J'écris, léniniste, je pourrais aussi écrire spencérienne, sauf que c'est moins évocateur, disons, une philosophie très fin XIX°/début XX° siècles, sommaire et simplificatrice, et malgré des envolées de «lendemains qui chantent», somme toute très déterministe et d'un progressisme assez conservateur.
[15] Non problématiques au sens qu'ils sont jugés solubles en soi, indépendamment de tout autre problème.