L e relativisme a une chose en commun avec le
scientisme, il se présente sous deux aspects, relativisme absolu et relativisme…
relatif: un des relativismes s'appuie sur le lieu commun «tout est relatif» signifiant
«il n'y a pas de vérité établie et sûre», l'autre dit: toutes les choses se relient dans
le cadre d'une culture pour atteindre à un équilibre particulier. Le premier relativisme
est idéologique, le second scientifique. Un certain courant du scientisme, idéologique,
ne voit dans le relativisme que son pendant, celui idéologique, donc. Par contre, le
scientisme… scientifique est tout aussi relativiste que le relativisme non
idéologique est scientifique.
Il faut s'entendre: les scientistes et relativistes «non idéologiques» adhèrent en
général à une ou plusieurs idéologies mais les subordonnent à leur activité de
compréhension du monde et des choses. Dans le domaine de la science comme en tout autre,
il y a deux approches, celles normative et créative, ou comme dit Gregory Bateson, les
approches déductive et inductive:
Beaucoup de chercheurs, surtout dans le domaine des sciences du
comportement, semblent croire que le progrès scientifique est, en général, dû surtout à
l'induction. Dans les termes de mon diagramme, ils sont persuadés que le progrès est
apporté par l'étude des données «brutes», étude ayant pour but d'arriver à de nouveaux
concepts «heuristiques». Dans cette perspective, ces derniers sont regardés comme des
«hypothèses de travail», et vérifiés par une quantité de plus en plus grande de données;
les concepts heuristiques seraient corrigés et améliorés jusqu'à ce que, en fin de
compte, ils deviennent dignes d'occuper une place parmi les «fondamentaux». A peu près
cinquante ans de travail, au cours desquels quelques milliers d'intelligences ont chacune
apporté sa contribution, nous ont transmis une riche récolte de quelques centaines de
concepts heuristiques, mais, hélas, à peine un seul principe digne de prendre place parmi
les «fondamentaux».
Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la
psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie
sont complètement détachés du réseau des «fondamentaux» scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient
d'expliquer les «causes et raisons» pour lesquelles l'opium provoque le sommeil: «Parce
qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva)».
Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions,
en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le
système —l'homme tombe endormi —, le savant l'explique en donnant un nom à une «cause»
imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système
d'interactions: c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme
qui contient un besoin de dormir, une «adormitosis» qui «s'exprime» dans sa réponse à
l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait «dormitives», en ce sens
qu'elles endorment en tout cas la «faculté critique» (une autre cause imaginaire réifiée)
de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des
données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système
autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande
valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y
regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une
hypothèse, et qu'elle «marche» surtout dans le cas des «hypothèses dormitives».
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer
toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe: varie-t-il en fonction de la
température? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer? quelle est sa
formule moléculaire? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs
réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins
dormitives que celles de départ.
En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la
préférence excessive pour l'induction; c'est une telle préférence qui a engendré l'état
de choses présent, dans les sciences du comportement: une masse de spéculations quasi
théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental.
A l'opposé de cela, pour ma part j'essaie d'apprendre aux étudiants — et les études
réunies ici sont conçues pour communiquer cette thèse — que, dans la recherche
scientifique, il y a toujours deux points de départ, chacun des
deux ayant son importance spécifique: d'une part, les observations ne peuvent pas être
contredites; d'autre part, les «fondamentaux» doivent être adaptés. C'est une opération
«en pince» qu'il faut alors accomplir.
Si vous faites le relevé d'une surface de terre, ou si vous dressez la carte des
étoiles, ce sont deux types de savoir qui entrent en jeu, et aucun des deux ne doit être
omis: d'un côté, il y a vos mesures empiriques, de l'autre, il y a la géométrie
euclidienne. Si elles ne se correspondent pas, de trois choses l'une: ou bien les données
sont erronées, ou bien vos raisonnements partant de celles-ci sont faux, ou bien vous
avez fait une découverte majeure, qui devrait conduire à la révision de l'ensemble de la
géométrie.
Le soi-disant spécialiste en sciences du comportement, qui ignore tout de la structure
fondamentale de la science et de 3000 ans de réflexion philosophique et humaniste sur
l'homme — qui ne peut définir, par exemple, ni ce qu'est l'entropie ni ce qu'est un
sacrement — ferait mieux de se tenir tranquille, au lieu d'ajouter sa contribution à la
jungle actuelle des hypothèses bâclées.
Mais l'abîme qui existe entre heuristiques et «fondamentaux» n'est pas dû seulement à
l'empirisme et aux habitudes inductives, ni à l'attrait qu'exerce une application rapide,
ni à un système erroné d'éducation qui met les futurs professionnels de la science à
l'abri de tout souci concernant la structure fondamentale de celle-ci. Il y a aussi une
raison historique: la structure fondamentale de la science, au XIX° siècle, était
largement inappropriée ou non pertinente pour les problèmes et les phénomènes auxquels
étaient confrontés les biologistes et les théoriciens du comportement.
Pendant les 200 dernières années, depuis Newton jusqu'à la fin du XIXe siècle, le
point de mire de la science fut l'enchaînement de causes et d'effets qui se rapportent à
la force et à l'impact. Les mathématiques desquelles disposait Newton étaient, pour
l'essentiel, quantitatives et ceci, à côté de l'intérêt central pour la force et
l'impact, permit des opérations de mesure très exactes de quantités: distance, temps,
matière, énergie.
De même que les mesures d'un relèvement doivent s'accorder avec la géométrie
euclidienne, de même la pensée scientifique doit s'accorder avec les grandes lois de la
conservation. La description de tout événement examiné par un physicien ou chimiste doit
se fonder sur un budget de masse et d'énergie, et cette règle a donné une sorte de
rigueur particulière à l'ensemble de la pensée dans les sciences «classiques».
Les pionniers de la science du comportement ont commencé, non sans de bonnes raisons,
leurs «relevés» en souhaitant qu'une rigueur similaire guide leurs spéculations. La
longueur et la masse étaient des concepts qui ne pouvaient que difficilement être
utilisés pour la description du comportement (bien que c'eût été possible): le concept
d'énergie sembla plus approprié. Il était tentant d'associer l'«énergie» à des métaphores
déjà existantes : la «force» des émotions ou du caractère, la «vigueur»; ou de prendre
l'«énergie» comme l'opposé de la «fatigue» ou de l'«apathie». Le métabolisme obéit à une
économie énergétique (un budget d'énergie, au sens le plus strict du mot), et l'énergie
dépensée par le comportement doit certainement être incluse dans ce budget; par
conséquent, il semblait sensé de penser à l'énergie comme à un des facteurs déterminants
du comportement.
En fait, il aurait été plus utile de penser à l'absence
d'énergie, comme empêchement du comportement, puisque, en fin de compte, un homme mort
cesse de se «comporter». Mais, même ce genre d'approche ne serait pas valable: une amibe,
privée de nourriture, devient pour un certain moment plus active. Sa dépense est donc
alors une fonction inverse de l'entrée (input) d'énergie.
Les hommes de science du XIX° siècle, notamment Freud, qui ont essayé de jeter un pont
entre les données du comportement et les «fondamentaux» des sciences physiques et
chimiques avaient sans doute raison d'insister sur la nécessité de ce pont, mais ils ont
eu tort, je crois, de choisir l'«énergie» comme fondement de leur tentative.
Si la masse et la longueur ne sont pas appropriées pour la description du
comportement, alors l'énergie ne l'est pas non plus. Après tout, l'énergie est:
Masse x Vitesse. Aucun des théoriciens du comportement n'a jamais
réellement insisté sur ces dimensions.
Il est par conséquent nécessaire de tourner à nouveau notre regard vers les
«fondamentaux» pour trouver un ensemble d'idées appropriées et vérifier ainsi nos
hypothèses heuristiques. Certains pourraient argumenter que le moment d'une telle
réponse n'est pas encore arrivé: dire aussi que, sans doute, les fondamentaux de la
science ont été dégagés par des raisonnements inductifs sur l'expérience, de sorte que
nous pouvons continuer d'opérer avec l'induction jusqu'à ce qu'apparaissent les réponses
fondamentales.
Pour ma part, je crois tout simplement que cela (à savoir que les fondamentaux de la
science apparaissent au cours de l'induction) n'est pas vrai et je suggère que, dans la
recherche d'une tête de pont parmi les fondamentaux, nous retournions en arrière, aux
commencements mêmes de la pensée scientifique et philosophique, à une période où la
science, la philosophie et la religion n'étaient pas encore des activités séparées,
prises en charge par des professionnels, dans le cadre des disciplines séparées.
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