J usqu'à la fin du XVIII° siècle il y avait une
assez nette séparation entre deux domaines, “l'art” et “la philosophie”; le premier
correspondait, grosso modo à la technique et l'ingénierie; le second intégrait,
outre ce qu'on appelle aujourd'hui philosophie, l'épistémologie, la théologie, les
sciences abstraites (logique, géométrie, mathématique) et la recherche fondamentale ou
pure. L'évolution des choses fit qu'au XIX° siècle il y eut redistribution des choses:
l'art se divisa en la technique et l'ingénierie; les sciences abstraites et la recherche
pure se séparèrent des autres domaines de la philosophie; l'épistémologie elle-même se
subdivisa en trois domaines, «l'épistémologie pure», encore rattachée à la philosophie,
une branche neuve qu'on dira «histoire des sciences», et une «épistémologie appliquée»,
qui elle s'allia à un nouveau domaine, la «techno-science» ou «recherche appliquée»; cela
se combine avec une division «horizontale» à l'intérieur des domaines: jusqu'à ce moment,
un philosophe ou un homme de l'art étaient spécialistes de rien et connaisseurs de tout;
certes il y avait une certaine orientation, mais pas de séparation nette; c'est seulement
à la fin du XVIII° siècle et plus nettement au début du XIX° que se dessinèrent de
strictes «spécialités»: physique, chimie, anatomie, etc. Même chose dans les arts, qui
étaient cependant plus ou moins organisés en corps, avec une certaine souplesse. Cela
répondait à trois causes, l'une idéologique, l'autre matérielle, la troisième sociale.
La cause idéologique est que la «démarche scientifique», élaborée notamment par les
figures marquantes de Descartes et Spinoza au XVII° siècle, et qui contenait cette idée
de séparation des études, induisit la séparation des savoirs; comme il s'imposa en tant
que doxa pour la partie «scientifique» de la philosophie, ce modèle restructura le
savoir en domaines séparés. La cause matérielle vient du succès de cette démarche
scientifique: dans l'univers social un concept, une pratique s'imposent parce qu'ils ont
prouvé leur validité, et surtout leur utilité sociale, leur efficacité; la masse de
connaissances scientifiques augmenta considérablement de la fin du XVI° siècle au début
du XIX°; factuellement, un individu ne pouvait plus avoir une connaissance universelle,
comme le pouvait encore un humaniste du début du XVIII° siècle; L'Encyclopédie est
le couronnement et la fin de l'humanisme Renaissance, et en même temps la première base
de la nouvelle approche, avec sa classification par domaines des arts et des sciences.
Cette masse de connaissances oblige à une certaine spécialisation, puis le temps passant,
à une spécialisation certaine. La cause sociale est liée aux transformations à l'œuvre
dans ce XIX° siècle: la société se sectorise. Jusque-là, sauf pour quelques faubourgs
d'artisans et quelques manufactures, les sociétés sont organisées en unités autonomes, où
un même individu assume toutes les fonctions de son état; il y a bien sûr une certaine
spécialisation par grand groupes (ecclésiastiques, nobles, guerriers, paysans libres,
serf, etc.) et pour certains métiers requérant une dextérité certaine — forgeron, potier,
bourrelier, scribe, etc. — une réelle spécialisation; pour le reste, les personnes sont
polyvalentes. La mécanisation des processus de production et l'industrialisation
progressive changent la donne et peu à peu on passe d'un univers de l'ouvrage à un
univers du travail. Le corps des hommes de l'art et celui des philosophes font
comme le reste de la société et s'organisent de la manière dite. C'est ainsi: même si ça
ne répond pas obligatoirement à une nécessité fonctionnelle, les organisations sociales
tendent à s'aligner sur le modèle social dominant.
De la fin du XIX° siècle au début du XX° a lieu une nouvelle restructuration, avec là
encore des causes multiples. De même qu'au milieu du XVIII° siècle le modèle humaniste
trouva son couronnement et sa fin, la méthode scientifique première manière trouvera les
siens vers la fin du XIX° siècle. La cause interne des changements est que cette méthode
ancienne manière, cartésienne et positive, a globalement réussi son projet, d'ailleurs
plusieurs scientifiques énoncent au même moment, alentour de 1870, que l'ensemble de
l'univers est désormais connu, évalué, déterminé, et qu'il n'y avait plus rien de
significatif à découvrir. C'était vrai, d'un sens: pour prendre le cas de la mécanique
classique, elle forme vers 1870 un corps de connaissances fini, conséquent, abouti, donc
un mécaniste («physicien») classique «n'a plus rien à découvrir», seulement à affiner ses
instruments conceptuels ou d'investigation. Malgré tout, plusieurs courants dans les
divers domaines ont commencé d'explorer, depuis un demi siècle environ, d'autres voies;
pour la science académique, ils figureront longtemps comme des originaux ou des
incompétents s'égarant sur des voies de recherche sans issue, jusqu'à ce que se
construisent des corps de doctrines, des outils conceptuels et des instruments d'étude
qui permettront de valider leurs recherches. Un des changements est la modification des
rapports entre ce qu'on nommera la science spéculative et celle pratique, qui aboutira à
une autre articulation, celle entre science fondamentale et science appliquée. Dans les
arts, on a un changement correspondant, les ingénieurs se spécialisant encore plus dans
la part spéculative, les techniciens dans celle pratique.
Bien évidemment, cette restructuration amène d'autres changements, conditionnés en
outre par ceux à l'œuvre dans la société même. Jusqu'à la période féodale, les rapports
entre les individus sont ceux, dirais-je, de l'obligation; dans cet univers, tout
individu est “l'obligé” d'un autre et a une place bien fixée dans le corps social; il y a
bien sûr quelques individus libres, mais ils sont rares; l'aboutissement formel de cette
structure sur une large échelle est la féodalité; mais bien évidemment, son moment de
plus grande perfection, au XIII° siècle, est aussi celui où un nouveau modèle social
prendra le relais, le «modèle fonctionnel», où c'est la structure hiérarchique qui est
fixe, les individus étant déterminés non par leurs «obligations» mais par la fonction
qu'ils occupent. Ça ne se fit évidemment pas en un jour, il y eut diverses phases, entre
le XIV° et le XIX° siècles, et le modèle se fixa vraiment entre 1870 et 1930 environ.
Avec des soubresauts. On pourrait appeler ça «centralisme démocratique», les rapports
n'étant plus réglés par un système d'obligations mais par le contrat. Dans ce modèle,
c'est donc la fonction qui prime. Il permet de réaliser des opérations qui mobilisent des
centaines de milliers, puis des millions de personnes, qui interagissent et participent
à de très vastes projets collectifs. Sans ce genre d'organisation du corps social, les
progrès matériels et intellectuels prodigieux qui eurent lieu de 1850 environ jusqu'aux
années 1960 n'auraient pas été envisageables. Au plan des arts et des sciences, il en
fut de même. L'avantage de ce genre d'organisation est donc de permettre des avancées
formidables et impossibles autrement; l'inconvénient est que, la fonction primant la
personne, on est amené à une spécialisation de plus en plus poussée au fur et à mesure
des progrès réalisés, jusqu'à en arriver au point actuel où, dans les sociétés évoluées,
le temps de formation d'un individu pour l'adapter au mieux à la fonction qu'il remplira
dans sa période de travail «utile» va d'au moins dix ans pour les fonctions ordinaires,
«non spécialisées», jusqu'à plus de vingt ans pour les fonctions les plus pointues.
Tout a une fin. Ce modèle-ci est arrivé à ses limites alentour de 1970. Certes, il a
continué et continue de donner des fruits, mais ça n'a plus la même efficacité que dans
les périodes antérieures. On peut dire que depuis une trentaine d'année, il se contente
d'améliorer l'existant: les ordinateurs, les avions, les automobiles, la médecine, le
travail industriel, le commerce, les administrations sont toujours plus efficients, mais
les sociétés sont de moins en moins efficaces, elles font du surplace. Et comme le disait
un chansonnier du XIX° siècle, «C'est reculer que d'être stationnaire». Bien sûr,
ce qui est vrai pour la société est vrai pour les sciences. Ou plus exactement, pour ce
nouvel objet qui se développa dans la période dite pour arriver à son optimum alentour de
1980, la techno-science, résultat d'une inversion des rapports: dans un état antérieur,
les arts étaient au service des sciences, et la science spéculative nourrissait ses
réflexions des avancées de la technique; aujourd'hui, la recherche fondamentale est au
service des «sciences de l'ingénieur» et les nourrit de ses découvertes.
Il serait intéressant de faire une étude socio-histoire de la science, et ça s'est
sans doute fait, ce qui m'occupe est plutôt «l'écologie de la science». Mais les
guillemets sont peut-être de trop.
La science, en tant que modèle fonctionnel d'investigation du réel, participe de
l'économie générale des rapports sociaux; si le nom change, la «fonction science» est une
constante dans les sociétés. Le nom change parce que l'objet change. Il correspond donc à
une fonction qui préexiste, mais qui s'accomplissait différemment auparavant; c'est comme
par exemple la «fonction agriculture»: antérieurement, elle s'accomplissait autrement et
s'appelait plus proprement paysannerie, mais ce à quoi les deux choses correspondent est
une même fonction de «culture et élevage pour l'alimentation et l'artisanat». La science
correspond donc à une fonction «exploration et explication du réel»; elle succède à des
modèles «magico-religieux», «philosophique» ancienne manière (grecs et indiens antiques),
«philosophique» nouvelle manière (penseurs de l'univers musulman, scolastiques), puis
«scientifique» première et deuxième manière. J'appelerai désormais «science» cette
fonction, tenant compte qu'elle peut donc avoir des aspects très différents selon les
contextes: le chamanisme par exemple est «une sorte de science», il a dans la société la
même fonction d'exploration et d'explication du réel; que ses moyens soient différents de
ceux de la science contemporaine ne change pas son équivalence fonctionnelle dans les
contextes sociaux où il s'exerce.
Il y a bien sûr un rapport ambivalent entre science et société: d'un côté, la science
est tributaire de l'état de la société où elle s'exerce, et par exemple la découverte des
rayons X n'est pas envisageable dans l'Égypte de 1000 avant JC, parce que tant d'un point
de vue conceptuel que technologique elle n'y est pas réalisable; en même temps elle est,
du moins dans des contextes favorables, toujours «un peu en avance sur son temps». Autre
rapport ambivalent, c'est la science qui fait progresser la société, mais c'est aussi la
société qui fait progresser la science. Ou le contraire. Comme pour la poule et l'œuf on
ne sait pas trop ce qui vient en premier. Comme dit, «l'invention» des rayons X n'est pas
envisageable avant un certain moment, et requiert un certain état à la fois conceptuel et
technologique pour que quelqu'un ait l'idée et les moyens de faire certaines hypothèses
et de mener certaines expériences qui amènent à cette découverte; mais en amont, la
science n'aura pas que peu contribué à créer ces conditions. Troisième ambivalence, si la
société tolère une liberté certaine à la science relativement aux autres organisations
sociales, puisque son rôle est l'exploration et l'explication du réel, ce qui induit de
la non conformité aux règles et normes, elle ne le tolère que jusqu'à un certain seuil,
celui où la science se met à saper les fondements structurels de la société, et au-delà
duquel le corps social réagit en limitant les investigations de la science.
Mais il y a un problème: la liberté ne se limite qu'au risque du dépérissement. Et un
autre problème: si une société est dans l'état de faire des découvertes qui mettront en
cause toute son organisation, rien ne pourra empêcher la chose d'arriver. C'est de bon
sens, et l'exemple de la cosmologie «galiléenne» en est un exemple: Galilée ne naît pas
de rien, il réalise les outils conceptuels et d'observation lui permettant d'énoncer sa
cosmologie parce que les conditions générales de son temps le permettent; c'est lui qui
finalise la chose, après Kepler et Bruno, parmi d'autres, mais tôt ou tard dans ces
années là quelqu'un aurait fini par concevoir le même système; le corps social quant à
lui refuse cette cosmologie, parce que ce qu'on appelle les corps constitués, qui ne sont
pas formés des éléments les plus idiots de la société, voient bien en quoi il est un des
ferments de la déstructuration de l'ordre social actuel: ils réagissent et «coupent les
crédits» aux uns, brûlent les autres avec leurs ouvrages ou les obligent à «reconnaître
leurs erreurs», à se rétracter. «Et pourtant, elle tourne», pourtant, ils ne peuvent rien
contre la réalité, et surtout, ils sont pris entre les deux nécessités de la conservation
de l'ordre social et de l'exploration du réel, car les sociétés qui vont le plus loin et
le plus efficacement dans cette direction profitent de ce que l'on appelle aujourd'hui un
«avantage compétitif», hier nommé une «avance technologique», et plus loin encore un
«impérium». Il leur faut donc compter sur ces iconoclastes que sont les «scientifiques»
pour préserver leur situation, tout en sachant que lesdits finiront, par leur action et
leur réflexion, par remettre en cause cette situation. Les corps constitués luttèrent
longtemps contre les idées nouvelles concernant l'ordre de l'univers, parce que sachant
qu'elles causeraient à terme un changement dans l'ordre social; en même temps, ils se
devaient d'encourager les savants de cette tendance, parce que c'est là que naissaient
les idées nouvelles d'application pratique pour la navigation, donc la maîtrise des mers;
mais ces idées et pratiques «techniques» avaient aussi un effet sur la répartition des
tâches dans la société, donc son organisation, donc sa structure. Bref, quand un
changement doit advenir, il advient, quelle que soit la manière…
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