quatre-vingt dix-neuf pour cent

 C ette phrase, je l'avais lue dans le livre en question, mais depuis je me suis documenté et j'ai réfléchi à la question, et désormais elle me paraît beaucoup moins pertinente. Le livre est Enquête sur une disparition d'Éric Buffetaut (Hachette éditeur), et la phrase la voici :

« 99% des millions d'espèces ayant existé sur la Terre depuis l'apparition des premiers êtres vivants sont aujourd'hui éteintes ».

Je doute pour plusieurs raisons : qu'est-ce qu'une espèce ? Quels types d'espèces sont pris en considération dans ce compte ? Qu'est-ce enfin que la disparition d'une espèce ? toutes questions qui peuvent, selon la réponse donnée, faire varier cette estimation de beaucoup. Disons que, suivant le cas, de 0% à 100% des espèces ont disparu ou disparaîtront.

Prenons un cas évident : les humains forment une espèce ; celle-ci est un aboutissement d'une branche particulière des primates, dite des grands singes ou singes anthropoïdes (« humanoïdes ») ; fut un temps, entre -100.000 et -250.000 ans environ, sans pouvoir pour l'heure être plus précis, on ne trouve plus trace d'individus qu'on puisse classer humains, au sens où ce terme s'applique à l'homo sapiens sapiens c.-à-d. notre type humain actuel ; inversement, il y a encore 30.000 à 40.000 ans on pouvait rencontrer une variété d'êtres qu'on admet communément comme étant des humains, les néanderthaliens, mais il semblent avoir formé une branche séparée de la notre sans qu'on ait encore déterminé où se placerait cette division ; à date encore plus ancienne, l'embranchement menant tant aux néanderthaliens qu'aux sapiens sapiens se sépare, ou se rejoint, suivant la manière dont on considère la chose, d'avec celles qui mènent aux diverses variétés de singes anthropoïdes ; à date encore plus ancienne, les primates se divisent entre branches simienne (haplorhiniens) et prosimienne (strepsirhiniens) qui se divise elle-même en lémuriformes et lorisiformes. Et l'on peut encore reculer pour trouver d'autres jonctions ou disjonctions au fil du temps, jusqu'à l'ancêtre commun hypothétique de tous les mammifères, puis de tous les vertébrés, puis de tous les cordés, puis… Cela jusqu'à la bactérie originale, si elle existe. Mais contentons-nous pour l'instant, des anthropoïdes ou hominoïdes et de leur plus récent embranchement, celui, donc, des primates. Voici deux petits tableaux repris du site http://www.inrp.fr/Acces/biotic/, dans la page « Classification des Primates » :

I - Classification des primates

Strepsirhinien
(Prosimiens)
Haplorhiniens
(Simiens ou Singes)
Lemuriformes

Lemur catta
(Maki catta)
Lorisiformes

Galago
Nycticebe
Tarsiiformes Platyrhiniens

Atele

Cebus

Callitriche
(Tamarin)
Cathariniens
Cercopithecoïdes Hominoïdes (*)
Cercopi-
thécinés
Colobinés Hyloba-
tidés
Pongidés Hominidés
Macaque

Babouin
Colobe Gibbon

Siamang
Orang-
outan
Homininés

Homme
Paninés

Gorille

Chimpanzé

Bonobo

(*) La classification au sein des Hominoïdes varie selon les auteurs, en fonction du type de données qu'ils prennent en compte.

II - Classification des hominoïdes

Hylobatidés Hominoïdés
Gibbon

Siamang
Pongidés Hominidés
Orang-Outan Homininés Gorillinés
Homme,
Bonobo,
Chimpanzé
Gorille

L'auteur de la page précise que « La prise en compte de données moléculaires amène certains auteurs à proposer la classification évolutive » du second tableau. Manière de dire que le stock génétique des chimpanzés et bonobos est bien plus proche de celui des humains que de celui des gorilles, et aussi manière de ne pas dire que, ne sachant pas qui sont les donneurs il est plus que difficile de voir une différence entre les patrimoines génétiques d'un bonobo et d'un humain. On peut supposer, juste au-dessus, un “prosimien original” et un “simien original”, ou bien un seul « ancêtre commun » pour les deux branches et une différenciation ultérieure à l'intérieur de la branche prosimienne, les lemuriformes dérivant des lorisiformes, ou inversement.

C'est que, la classification et les tableaux en découlant s'appuient sur des données diverses. On voit par exemple que dans le premier tableau les chimpanzés et les gorilles sont dans le même groupe, dénommé « paninés », et que les pongidés sont au même niveau classificatoire que les hylobatidés, cela sur la base d'une étude morphologique ; dans le second, les chimpanzés se retrouvent classés « homininés » et les pongidés rapprochés des hominidés à un niveau supplémentaire de différenciation, cette fois sur une base génétique. C'est d'ailleurs ce qu'indique la note du tableau I en spécifiant que « la classification […] varie […] en fonction du type de données [prises] en compte ». Une question se pose : est-ce que le « proto-simien » dont on peut supposer que dérivent les divers primates a « disparu », ou se continue-t-il dans l'une des branches du groupe, ou dans toutes ses branches ? Une question complexe et qui donc n'offre pas l'opportunité d'une réponse simple.


Éric Buffetaut est paléontologue ; un de ses thèmes privilégiés est ce qu'il nomme « les grandes extinctions » ; ça a rapport à sa spécialisation initiale, l'étude de la faune de, comme il dit aussi, « la limite Crétacé-Tertiaire », qui vit la fin de la majorité des dinosauriens, des reptiles marins, et d'une grande part des grands reptiles terrestres. Cette spécialisation fait qu'il lit l'évolution de la vie par tranches, notamment en tranches d'une grande extinction ou extinction de masse ou extinction biologique majeure l'autre : des débuts de la vie au paléozoïque ; durant le paléozoïque entre ordovicien et silurien puis entre dévonien et carbonifère ; entre paléozoïque et mémésozoïque ; durant cette ère, entre les périodes trias-jurassique ; enfin, à la limite mésozoïque-cénozoïque – la fameuse extinction crétacé-tertiaire.

On le voit, ici sont désignées six « grandes extinctions », Buffetaut n'en relèvant que cinq. C'est un peu comme auparavant à propos des classifications : selon que l'on considère qu'une « grande extinction » concerne au moins 30% ou au moins 50% des espèces recensées, on passe de quatre à six « grandes extinctions ». Cela dit, l'auteur aux six extinctions, Pierre-André Bourque, revient à cinq « majeures » dans un autre document mais en ajoute quatorze « grandes », trois « moyennes » et quatre « petites ». En tous les cas, il y eut plusieurs séquences de disparition en masse et parfois totale de certaines espèces et même de certains phylums (ou embranchements) sur un laps de temps assez ou très court, qui peut aller jusqu'à plus de 80% des espèces.


J'y reviens, l'idée que « 99% des millions d'espèces ayant existé sur la Terre depuis l'apparition des premiers êtres vivants sont aujourd'hui éteintes » n'est pas si claire. Outre le cas évident, énoncé plus haut, du fait que la disparition d'une espèce donnée peut ne pas signifier son extinction mais tout simplement son évolution — c'est le cas de presque toute espèce actuelle que d'avoir dans son ascendance des espèces disparues — il y a la question même de ce que désigne le terme « espèce ». Enfin, il y a donc l'évolution, dont la théorie explique, sans pour cela devoir faire appel à la notion d'« extinction de masse », que le sort commun des espèces est de disparaître, par extinction ou par évolution.

On peut voir le cas de ce qui peut apparaître comme une extinction de masse en ce moment, cela sans qu'un événement unique et catastrophique produise la chose.