Échantillonnages

 J e me demande toujours comment mes semblables conçoivent certains objets complexes, comme le langage par exemple. J'ai l'impression que pour cet objet, les deux tendances massives sont celles illustrées par ces deux écoles, celle dite structuraliste censément dérivée des leçons de Ferdinand de Saussure et celle dite de la Grammaire Générative et Transformationnelle ou GGT, devenue ultérieurement, excusez du peu, “Grammaire Universelle”: la première est «linéaire» et «temporelle» et décrit le langage comme formé de trois parties, l'une «derrière», dite référent, l'autre «devant», dite signifiant, la troisième «au milieu», dite signifié quand on considère sa face tournée vers le signifiant, ou image mentale quand on considère celle tournée vers le référent; la GGT est quant à elle une version appauvrie et inefficace des théories comportementalistes du début du XX° siècle, elle postule une chose improbable, et qui ne sera d'ailleurs jamais prouvée, le caractère inné de la capacité de langage; avec cette prémisse, elle développe une (sic) “théorie” qui a toutes les caractéristiques de la fausse hypothèse scientifique aux exceptions si nombreuses qu'elles en deviennent la règle. La GGT est à la linguistique ce que fut la théorie de la génération spontanée à la biochimie: elle explique ce que l'on constate par une «cause efficiente inexplicable», et tente pourtant de l'expliquer, mais sans la rechercher; on appelle cela une explication ad hoc ou ad locus: ceci existe, donc prouve que cela existe. Ici, il y a le constat évident que le langage humain à double articulation existe, “donc”, existe un “organe du langage”.

Les explications ad hoc sont aussi du genre dit «auto-réalisateur»: dès lors qu'on a défini la «cause efficiente», on va créer des protocoles qui mettront en évidence son existence; au départ, les outils dont on dispose ne le prouvent pas, dès lors on en développera qui parviendront à ce résultat. Bien sûr, ce genre d'outils ont une fâcheuse tendance à éliminer de leur champ tous les éléments qui contredisent la théorie, ce qui importe peu, le but étant, non pas d'élucider l'inexplicable mais de valider un modèle théorique, on se fiche pas mal de ce qui ne ressort pas du modèle. Gregory Bateson nomme cette tendance l'«explication par principe dormitif»:

«Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques.«
«On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les “causes et raisons” pour lesquelles l'opium provoque le sommeil: “Parce qu'il contient un principe dormitif” (virtus dormitiva). Triomphalement et en latin de cuisine».

Le cas du structuralisme saussurien est différent, pour au moins deux raisons: l'une est que, contrairement à la GGT, son auteur présumé concevait la langue tout autrement que ce qu'en disent ses épigones[1], l'autre que l'hypothèse initiale est acceptable, bien qu'incomplète, le structuralisme naissant du tournant des XIX° et XX° siècles tentait de synthétiser les connaissances accumulées pendant les deux à trois siècles précédents, notamment par le travail des logiciens et de la grammaire historique (principalement les indo-européanistes). Saussure fut d'ailleurs un représentant intéressant de ces deux voies; parlant d'échantillonnages, il fit aussi un travail non négligeable mais hélas inabouti sur le mot d'esprit et le lapsus. On peut constater que ça tenait de l'air du temps, Freud étant son contemporain. Par après, il y eut un grand effort pratique, empirique et théorique à partir des travaux de la période, dont un aboutissement intéressant fut, dans la branche sémiotique et sémantique, la mise en évidence d'une répartition différente des choses, non pas un objet linéaire allant dans une seule direction mais un objet «circulaire» avec un centre, une périphérie et quatre «points cardinaux».


[1] Un mot que j'apprécie entre tous, le Petit Larousse me dit, si je me rappelle, qu'il signifie «disciple sans originalité», et je crois qu'en effet l'école «saussurienne» est de ce genre: peuplée d'épigones. Cela dit, je crois que c'est se sort de toute école — voir Descartes et Bateson.