Milgram, III MILGRAM                    

– Milgram, III –
Agir pour ou contre ses « valeurs »

"The social psychology of this century reveals a major lesson : often it is not so much the kind of person a man is as the kind of situation in which he finds himself that determines how he will act" (Stanley Milgram, 1974)[*]


Que doit-on respecter le plus :
l'ordre social ou les convictions propres ?

« Sur les bases d'une expérience de Stanly Milgram sur la soumission à l'autorité, on démontre [dans I Comme Icare] que ceux qui détiennent le pouvoir peuvent vous faire tuer des gens malgré vos propres valeurs » ;

« Les expériences de Milgram montrent que :
A. certaines situations peuvent amener les gens à commettre des actes que les autres personnes jugent immoraux
B. certaines situations peuvent amener les gens à commettre des actes qu'ils jugent eux-mêmes immoraux
C. la personnalité de certains individus les pousse à accepter de commettre des actes immoraux si une autorité légitime le leur demande
D. les pulsions agressives que nous avons tous en nous se libèrent lorsqu’une autorité légitime nous le permet » ;

« Milgram fait dans ses commentaires de l'expérience principale deux constations :
1. La tendance à l'obéissance est grande puisque 65% des sujets renoncent à la loi morale, qui leur est connue, selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense ;
2. Cette tendance s'exprime sous une extrême tension, alors que l'on aurait pu supposer que les sujets, selon leur conscience morale, auraient tout simplement renoncé ou continué » ;

« Les résultats étonnants de l’expérience montrent que l'absence de sens critique face à l'autorité empêche l’individu de réagir de manière consciente et volontaire en lui désobéissant, comme ce devrait normalement être le cas quand l’ordre intimé est injuste ».

Le titre de ce paragraphe n'a pas de sens, un être social n'a pas de « convictions propres », et nomme ainsi un ensemble d'injonctions sociales propres à une famille, un groupe, une société. Plutôt, un sous-ensemble qui en contredit parfois d'autres. La première citation exprime bien la perception générale de « l'expérience de Milgram » qu'ont les commentateurs : « ceux qui détiennent le pouvoir peuvent vous faire tuer des gens malgré vos propres valeurs ». Or, tuer n'est pas une « contre-valeur », mais « une des valeurs possibles ». Tout le monde certes ne peut pas tuer, ni dans n'importe quelles conditions, mais l'éventualité « morale » en existe. Un « responsable » peut vous inciter “à bon droit” à commettre, dans un contexte « normal », des actes qui semblent mettre en péril la vie d'un tiers[1], et une personne naïve ne peut pas toujours déterminer si tout se déroule « normalement ». La situation où se trouvent les « professeurs » a les caractéristiques de la normalité contrôlée et non problématique, avec un expérimentateur qui sait ce qu'il fait et des cobayes consentants. Je penserais presque comme Erich Fromm pour qui, dit une des pages, « le plus étonnant ce n'est pas que 65% des sujets obéissent mais que 35% refusent de le faire » ; qu'est-ce qui étonne le plus : que deux personnes sur trois pensent qu'il n'y a pas de raisons de douter que « tout se passe normalement », ou qu'une sur trois mette en doute la compétence d'une personne ayant apparemment toute raison de savoir ce qu'elle fait ? On peut considérer que dans ce protocole 100% des « professeurs » vont à l'encontre de « [leurs] propres valeurs », soit en acceptant d'infliger de la douleur à un tiers, soit en mettant en cause la compétence de « l'expérimentateur »…

Mais y a-t-il un moment « moral » dans cette expérience ? Je veux dire : quoi qu'ils en tirent comme conclusion, aucun commentateur ne s'interroge sur ce qui fait accepter à un individu « normal » une expérience dont le but explicite est « l'apprentissage par la douleur ». Rappelons que le participant naïf ignore s'il sera « élève » ou « professeur » ; nous connaissons le contexte et savons qu'il sera dans tous les cas le « professeur », or quand le sujet accepte, il consent autant à « être puni » qu'à « punir ». La question du consentement ne se pose pas « à un certain niveau de choc » mais quand le sujet entre dans le protocole. Je me pose une autre question : quel fut le taux de refus ? Tel que présenté, on croirait que les candidats, 1) ont tous été acceptés, et 2) ont tous accepté. Est-ce le cas ? Si non, 1) pourquoi certains furent-ils refusés, ou 2) pourquoi certains refusèrent-ils ?

La majorité des commentateurs considère donc normal en soi d'adhérer à une expérience sur « l'efficacité de la punition dans l'apprentissage » et ne s'émeut que de ce que les « professeurs » “vont au-delà du tolérable”. Par exemple, il semble que, pour Milgram, est « acceptable » qu'un sujet continue jusqu'à 195 volts, puisqu'il présente avantageusement la réaction de Gretchen Brandt (décrite dans la partie I), laquelle refuse de continuer après le choc de 210 volts ; or, « à 75 volts, [l'élève] grogne ; à 120 volts, il se plaint fortement ; à 150, il demande à être dégagé de l'expérience. Et plus le voltage augmente, plus ses protestations deviennent véhémentes et émotionnelles » ; donc, lorsque ce sujet arrête, son « élève » a réclamé que l'on cesse depuis quatre « niveaux de choc » et s'est plaint de la douleur depuis six niveaux. Si Gretchen Brandt eut la capacité de dire à un moment à une « autorité », là j'arrête, je refuse d'aller plus loin, elle le fit tardivement, bien après que l'élève exprima qu'il ne voulait plus continuer. Il vaut de comparer son niveau de consentement à celui observé dans un contexte où les sujets sont libres :

« Il devient vital, alors, de comparer les performances du sujet quand il obéit à des ordres et quand il a la liberté de choisir le niveau du choc.« 
« La procédure était identique à notre expérience de base, sinon que le professeur se faisait dire qu'il était libre de choisir n'importe quel niveau de choc pour n'importe lequel des essais. (L'expérimentateur prenait la peine d'informer le professeur qu'il pouvait se servir du plus haut niveau du générateur, du plus bas, de n'importe quel autre ou de n'importe quelle combinaison de niveaux). Chaque sujet procédait à trente essais critiques. Les protestations de l'élève correspondaient aux niveaux de choc standards, son premier grognement venait à 75 volts, sa première protestation véhémente à 150 volts.« 
« Le choc moyen utilisé durant les trente essais critiques était inférieur à 60 volts — inférieur au niveau où la victime montrait les premiers signes d'inconfort. Trois des quarante sujets n'allèrent pas au-delà du plus bas niveau sur le tableau, vingt-huit n'allèrent pas au-delà de 75 volts, et trente-huit n'allèrent pas au-delà des premières protestations fortes à 150 volts. Deux sujets firent exception, et administrèrent jusqu'à 325 et 450 volts, mais le résultat général fut que la grande majorité des personnes délivra des chocs très bas, et généralement indolores, quand le choix leur fut explicitement laissé »[2].


Des morales divergentes

Donc, même un sujet « respectant ses valeurs » les respecte moins sous autorité que s'il est libre de décider jusqu'où aller. Dans la première partie, plaisantant à moitié, je remarquais que le sujet « s'est mis dans le cas de se soumettre à l'expérience ». Il faut prendre en considération ce fait : les sujets, en adhérant au protocole, acceptent implicitement la punition par la douleur comme « une valeur ». C'est un pont-aux-ânes de le dire, les humains passent leur temps à faire des choix entre possibilités parfois contradictoires et d'égale valeur : « obéir » est une « valeur morale » et « désobéir » en est une, donc nos sujets n'agissent pas « à l'encontre de leurs valeurs » mais doivent, dans un processus complexe, déterminer laquelle des deux « valeurs » est la plus adaptée ; le processus étant peu décidable dans le cas de l'expérience-type, ils considèrent que, des trois acteurs, le plus apte à déterminer ce qui vaut le mieux est l'expérimentateur, ce en quoi ils ont a priori raison. Comme le rapporte Milgram, lors des debriefings « les sujets de l'expérience disaient fréquemment, “Si ça avait tenu à moi, je n'aurais pas administré les chocs à l'élève” ». Et, de fait, ça ne tenait pas à eux ; la meilleure preuve en est que quand « ça tient à eux » 95% des « professeurs » s'arrêtent au niveau « première protestation véhémente » (150 volts) et même, 70% en restent au niveau « grognements » (75 volts). L'analyse de Milgram reprise par ses commentateurs selon laquelle la « soumission à l'autorité » « explique » qu'on aille à 65% « jusqu'au bout » et à 95% au moins jusqu'à 300 volts dans un des protocoles, me paraît défectueuse, en ce sens que, dans le protocole où le « professeur » est libre de ses choix, il « obéit à une autorité » tout autant, mais ici, « sa propre autorité ».

Je ne suis guère un partisan de la théorie psychanalytique, notamment pas de ce dont tout le monde parle, “inconscient”, “libido”, “complexe d'Œdipe”, il y a cependant quelque chose à en tirer, entre autres la description du rapport psychique des individus à la société et la répartition entre le “ça”, le “moi” et le “surmoi”, qui désignent les personnalités implicite, individuelle et sociale, ou quelque chose comme ça. Ce n'est probablement pas la manière dont un psychanalyste décrira la chose, mais du moins c'est la mienne. Ceci fait déjà trois groupes de « valeurs morales » irrecouvrables. Non que les valeurs implicites, propres ou collectives ne soient jamais les mêmes, mais l'économie générale de chaque groupe est très différente. Et donc, ces valeurs ne sont pas toujours très compatibles : dans la Bible on trouve le commandement du Décalogue instituant « Tu ne tueras pas », mais on trouve aussi la loi du Talion, les règles de lapidation, et autres mises à mort légales pour tels et tels crimes ; dès lors, quelles « valeurs morales » prévalent ? Autres circonstances plus modernes, en France et en 2004, il est plus grave de tuer une personne avec une arme à feu quand on n'appartient pas aux forces de l'ordre que quand on y appartient, ou quand on est chômeur, ouvrier que petit commerçant ; enfin, un civil en situation de paix n'a a priori pas le droit de tuer son prochain, un militaire en situation de conflit, si. Autre cas, si un policier me frappe, en général il risque au pire un blâme, mais si je frappe un policier, je risque au mieux une peine de prison avec sursis. Bref, contrairement à la perception habituelle, les règles ne sont pas les mêmes pour tous en toutes situations.


Il n'est pas si évident de “condamner moralement” les « professeurs » de l'expérience de Milgram, comme le font bon nombre des commentateurs : pris dans une situation effective, ils doivent considérer plusieurs ensembles de règles contradictoires et déterminer lequel est valide dans le contexte. Laissés à eux-mêmes, ils tendent donc à privilégier les règles individuelles, telles celles énoncées dans le Décalogue, et une morale explicite et inconditionnelle ; en interaction avec une personne non tant — ou non seulement — « investie d'autorité » que censée savoir mieux qu'eux quelle est la bonne attitude dans le contexte actuel, ils privilégieront des règles collectives et une morale implicite et conditionnelle. Le moment où ils s'engagent dans un processus « amoral » — comme en juge donc la majorité des commentateurs — est antécédent, quand ils acceptent le principe de la punition. Et même plus en amont, quand ils ont intégré que « punir par la douleur » est un « principe éducatif moralement acceptable ». Finalement, « valeurs morales propres » et « respect de l'ordre social » ne sont peut-être pas si incompatibles : l'analyse de Milgram, reprise par ses commentateurs mais non confirmée par les dires des sujets lors des “debriefings”, est que les professeurs agissent « contre la morale », tant celle générale que la leur propre (cf. dernière citation en début de partie, « l'absence de sens critique face à l'autorité empêche l’individu de réagir de manière consciente et volontaire en lui désobéissant, comme ce devrait normalement être le cas quand l’ordre intimé est injuste » — souligné par moi).

La situation des 65% résulte d'un enchevêtrement de morales et de présupposés non moraux : « accepter l'ordre social » est au moins aussi moral, et plutôt plus, que « ne pas infliger de douleur à un tiers » ; la confiance dans la société, réalisée ici par la confiance en ce que l'expérimentateur est à sa place et sait ce qu'il fait, « ce qui est bon », est sans aucun doute une valeur supérieure à la défiance en la société ; et pour ce qui est des présupposés « non moraux » (dans le sens, “qui ne ressortent pas des catégories de la morale”), il y a le fait que l'on considère acceptable « l'apprentissage par la punition », et la punition par la douleur tout aussi acceptable. La variante de l'expérience où le sujet détermine librement « le niveau de punition » montre que dans une société policée comme celle des États-Unis de 1964, un « professeur » consent de lui-même et en moyenne à un « niveau de douleur » assez bas, que plus il aura un doute quant au fait que le responsable de l'expérience sait ce qu'il fait — sait ce qui se passe —, moins il acceptera de dépasser son propre niveau de « tolérance à la douleur d'un tiers », et que plus il aura confiance en ce fait, moins son évaluation subjective du niveau tolérable aura d'importance. J'insiste sur le mot « subjective », parce que la majeure partie des commentateurs tombe dans certains travers bien mis en évidence par la psychologie sociale, et qui ont leur dénomination :

Erreur fondamentale d’attribution : Tendance à surestimer l’importance des facteurs internes au détriment des facteurs externes lorsqu’on explique le comportement d’autrui.
Norme d’internalité : Norme sociale qui consiste à valoriser les explications par des facteurs internes.
Biais (ou divergence) acteur-observateur : Divergence dans le type d’attributions causales selon qu’on explique son propre comportement (acteur) ou celui des autres (observateur) ; tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes et le comportement des autres à des facteurs internes.
Biais d’auto-complaisance : Tendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes.

Sensiblement l'« erreur fondamentale d’attribution » joue beaucoup ici, hors spécialistes en psycho sociale les commentateurs tendent à attribuer à une « cause interne » — une “tendance à la soumission” — ce qui ressort nettement d'une cause externe, le contexte de l'expérience : selon les variantes, moins de 10% à plus de 90% des sujets vont jusqu'au bout, et significativement, « localiser » l'expérience dans un immeuble de bureaux plutôt que dans un laboratoire fait passer le jusqu'au-boutisme de 65% à 48% ; avec la seule variable “interne” « soumission à l'autorité », pas de raisons que ça arrive ; plus significativement encore, avec un responsable de l'expérience « personne ordinaire » le taux de jusqu'au-boutisme tombe à 20%, ce qui tend à confirmer mon hypothèse selon quoi c'est moins la « position hiérarchique » de la personne qui compte que la confiance des sujets en sa compétence à diriger l'expérience — factuellement, dire que le responsable est « une personne ordinaire » n'a pas de sens relativement à « l'autorité », dans le contexte, c'est bien cette personne qui est « responsable ». La « norme d’internalité » joue aussi, contre l'évidence des résultats, très contrastés selon les protocoles, dans le cas « déceptif », les commentateurs tendent à considérer que « ça vient du sujet » — paradoxalement, et là on a droit à un beau « biais acteur-observateur », plusieurs commentateurs tendent à l'inverse à attribuer le bas niveau de jusqu'au-boutisme de la variante « libre choix » à la situation… D'autant plus que les sujets (« Si ça avait tenu à moi, je n'aurais pas administré les chocs à l'élève ») ont une analyse divergente de celle des commentateurs et tendent « à attribuer [leurs] propres comportements à des facteurs externes » dans l'expérience-type.

Quant au « biais d’auto-complaisance », il est implicite et découle de tout ça : on ne sait ce qu'il en est des sujets qui agissaient librement, mais ils devaient probablement considérer « de leur fait » d'avoir opté en majorité pour un voltage assez bas et en tout cas, pour ceux de l'expérience-type, ils attribuent nettement leur attitude à une cause externe ; en miroir, faisant une « erreur fondamentale d’attribution », les commentateurs se placent implicitement dans la position de la personne qui aurait eu une attitude « morale », puisqu'ils attribuent à une cause interne les échecs des sujets, induisant que leur “morale interne” est d'un autre ordre…

J'apprécie le travail de la psycho sociale à mettre en évidence des fonctionnements analysés souvent comme « particuliers » alors qu'ils apparaissent systématiques et quasi automatiques, cela dit, nos psychologues, en bonne logique, tendent à mettre ça sur le compte de « l'esprit », à “psychologiser”, et finalement, eux aussi à singulariser : dans ma petite analyse on s'apercevra que « erreur fondamentale d’attribution », « norme d’internalité », « biais acteur-observateur » et « biais d’auto-complaisance » sont souvent des formes contextuelles d'une tendance commune qu'on peut appeler « explication causale relative » : selon qu'on attribue une valeur positive ou négative à tel comportement, et qu'on soit acteur ou observateur du comportement, on tendra à l'expliquer inversement : si on est acteur d'un comportement négatif ou observateur d'un événement positif, on tendra à privilégier les « explications externes », et en sens contraire, si on est acteur d'un comportement positif ou observateur d'un événement négatif, les « explications internes ». Dit autrement, un individu aura tendance à inverser le type d'attribution causale selon qu'il est acteur ou observateur. On peut schématiser cela selon le modèle du carré sémiotique :


J'y reviens, une évaluation subjective : si toute situation est “objective”, toute analyse de situation est en revanche subjective dès lors qu'elle se fait sur un mode « causal », tel que par exemple dans une analyse moralisante. Bien sûr, on peut dire avec somme toute assez de justesse que « tout effet a une cause », mais cette cause n'est pas obligatoirement linéaire, un enchaînement simple de causes et d'effets ; l'expérience de Milgram, avec ses variantes, est plutôt un processus cybernétique où les événements ne se déroulent pas sur le mode cause-effet mais sur celui action-réaction-rétroaction, il s'agit non d'un processus linéaire mais d'un processus en boucle, où la variation des potentiels de chaque élément entraîne une variation de l'ensemble non commensurable. Par exemple, il est intéressant de constater que le taux de jusqu'au-boutisme est moins perturbé quand le « professeur » est en rapport visuel et auditif direct avec l'élève (40%) que quand le responsable est censément une personne ordinaire (20%) : « objectivement », la première variante est plus grande que la seconde, donc on s'attendrait à un résultat inverse ; subjectivement, il est plus important en revanche pour le sujet de douter de la compétence supposée de l'expérimentateur que de constater la douleur avérée de l'élève. Le fait que la douleur subie par l'élève joue très peu est d'ailleurs démontré par ceci que les variations de jusqu'au-boutisme ne sont pas corrélées à la plus ou moins grande perception que peut en avoir le « professeur ».

Bien sûr, même une analyse “non causale” est subjective, je veux dire, une analyse est en soi un discours subjectif sur une situation ; mais aller plus loin qu'une explication par des « causes internes » linéaires a de meilleures chances de faire exposer une analyse consistante, surtout si on a les éléments qui permettent ce type d'approche. Comme dans le cas de l'expérience de Milgram.


La cybernétique de « l'obéissance » : une théorie de la torture

« Dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques « mentales », n'est donc possible qu'une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l'ensemble. Autrement dit : les caractéristiques “mentales” du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier. […]« 
« Nous pouvons dire, de même, que l'esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l'intérieur du cerveau ou que l'esprit est immanent dans des circuits complets à l'intérieur du système : cerveau plus corps. Ou, finalement, que l'esprit est immanent au système plus vaste : homme plus environnement.« 
« Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect “mental” de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce “système” n'aura généralement pas les mêmes limites que le “soi” — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.« 
« Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global : arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre ; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.« 
« Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) — (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) — (différences dans les muscles) — (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences ; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.« 
« Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt : “J'abats l'arbre” et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé »[3].

On l'aura compris, mon titre de paragraphe est une paraphrase à visée humoristique de celui de l'article de Bateson. Je ne compte pas faire une « cybernétique de l'obéissance » ou de quoi que ce soit, simplement, je trouve que cet auteur expose assez bien quel est le problème de nombre de commentateurs : ils sont du genre « Occidental moyen », et tendent donc à donner des explications où « il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé ». Et cela même quand ce type d'« explication » est à l'évidence peu pertinent. Dans un tout autre texte et pour un tout autre sujet, j'écrivais ceci :

« La logique psychosociale, ça consiste à “rationaliser”, ce qui signifie, donner une apparence de rationalité à des circonstances irrationnelles. Dans presque toutes les circonstances sociales les choix que l'on fait ne sont pas “les meilleurs” mais au mieux “les moins pires”. Ces “moins pires choix” peuvent varier entre “aussi bons que possible” et “aussi peu mauvais que possible”. Une fois ses choix faits, on “reconstruit”, plus ou moins mais toujours, la réalité des circonstances de choix, pour le plus souvent traduire ces “moins pires des choix” en “meilleures solutions possibles”, et pour les personnes les plus reconstructrices, “les meilleures solutions”, voire, quand on est complètement dans l'irrationalité, “les seules solutions possibles”. C'est normal : qui a envie de savoir, non in abstracto et pour “les gens” mais de facto et pour soi, que dans l'ensemble un individu est un objet statistique ne faisant pas ses choix en fonction de la réalité, mais en fonction de ce qu'une personne de sa classe, de son niveau socio-économique, de son niveau et de son type de formation, de ses origines familiales, géographiques et sociales, a appris à considérer comme “le meilleur choix possible dans une situation donnée” ? Bref, qu'il ne choisit pas avec son libre arbitre mais en suivant les réflexes induits par son conditionnement social. Personne ne veut accepter cela pour soi, même si chacun peut l'accepter pour les autres. Par exemple, quiconque ou presque voyant la fameuse séquence du film I Comme Icare qui met en scène une expérience connue comme “expérience de Milgram” et réalisée à l'Université Stanford en 1963, où l'on demande à un individu “sous le contrôle” d'un supposé “scientifique”, de soumettre une autre personne à la torture, est capable de se dire, et se dira probablement, ça prouve bien que “les gens” sont capables du pire, mais sera incapable de s'identifier au “tortionnaire”. Or, cette expérience est simplement la preuve paroxistique d'un comportement habituel : si une action est requise et dirigée par “une personne ayant autorité”, n'importe qui — vous, moi — est capable pendant un très long temps et jusqu'à un niveau élevé de se dire à la fois, “ce n'est pas normal et ça va à l'encontre de mes principes” et “l'autorité sait ce qu'elle fait, et ce qu'elle fait est le résultat d'un choix rationnel et bon”. On appelle ça double contrainte : quand un individu est soumis à une injonction contradictoire, il doit bien essayer de la résoudre ; il la résoudra de trois manières : il s'extraiera de la situation, ou il tentera de l'infléchir vers “les principes”, ou enfin il se conformera au conditionnement social qui commande qu'on obéisse aux “autorités” jusqu'au bout »[4].

J'écrivais cela avant même de m'intéresser vraiment à « l'expérience de Milgram » (et à la psychologie sociale), ce qui prouve qu'avec une minimum d'informations on peut se livrer à l'analyse d'une expérience de manière (relativement) non standard. La question, au fond, n'est pas d'avoir beaucoup d'informations sur un petit segment de réalité, mais de pouvoir avec peu d'informations, grâce à des connaissances diverses, relier un certain résultat à un ensemble assez large d'autres résultats et d'analyses de la réalité. Dans le cas de cette expérience, m'apparut dès l'abord assez évident que les « professeurs » se trouvaient confrontés à au moins deux ensembles de règles, ceux des « principes moraux » et des « principes de la vie en société », ou quelque chose de cet ordre ; à l'évidence, et dans le cadre de cette expérience (ou plus précisément, dans sa variante la plus connue, et la seule que je connaissais alors), une majorité d'individus fait prévaloir le second ensemble. Et, encore d'évidence, on pouvait présumer — à ce moment là je ne le savais pas de manière assurée — que les sujets soumis à cette expérience la « reconstruisaient » par après, c.-à-d., s'y représentaient comme « ayant du se soumettre à la seule solution possible ». Après avoir écrit ce passage du texte je me suis dit, c'est bien beau de parler d'un sujet, mais quand même, tu devrais y regarder de plus près, savoir plus et mieux en quoi consiste exactement cette « expérience de Milgram ». Et en le faisant je m'aperçus à quel point mon analyse s'écartait de celle communément admise.

Ce qui est somme toute logique. Comme dit dans « Faux-semblants », « qui a envie de savoir […] pour soi, que dans l'ensemble un individu est un objet statistique ne faisant pas ses choix en fonction de la réalité, mais en fonction de ce qu'une personne de sa classe […] a appris à considérer comme “le meilleur choix possible dans une situation donnée” ? » Personne, et en tout cas pas moi. Mais si je n'en ai pas trop envie j'en tiens tout de même compte. Le paradoxe étant que, plus on est conscient des fortes limites du « libre arbitre » moins l'on est soumis à ses aléas et contraintes contextuels. C'est un peu le contraire du savoir : plus on en a, plus on est conscient d'en avoir peu… Mais revenons à nos commentateurs : ils se rangent assez souvent à l'analyse standard de l'expérience car elle est, disons, confortable et va dans le sens de la compréhension normale qu'a « un Occidental moyen [d'une] séquence événementielle », celle d'un individu libre et conscient qui fait ses choix par une « cause interne » de manière assez indépendante du contexte, « qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé ». Il est intéressant donc de noter que nos commentateurs ne font guère place à l'évidence énoncée ici : les sujets ne font pas violence à la morale mais choisissent entre deux corps de morale.

C'est logique dans l'optique de « l'Occidental moyen » : abstraitement, ledit se représente la réalité selon un modèle valide il y a un siècle mais depuis battu en brèche par les sciences exactes (physique, chimie…), humaines (psychologie sociale, socio-anthropologie…), de la vie (neuro-physiologie, biochimie…). Sans compter les spécialités inclassables comme l'éthologie ou la cybernétique. L'univers de la conception rationaliste et positiviste de la fin du XIX° siècle est globalement linéaire et causal, et les phénomènes s'expliquent soit par des phénomènes corrélés (pour les sciences exactes), soit par des motivations internes (pour les sciences humaines et de la vie). Ce qui n'empêche, bien sûr, que les premières explications « cybernétiques » se développent dès la deuxième moitié du XIX° siècle avec le darwinisme, la logique formelle de type booléen, l'écologie, ou les travaux de Pasteur notamment. D'un sens, l'un des piliers de la « mécanique classique », Lavoisier, énoncait déjà un principe « cybernétique » avec sa fameuse deuxième loi de la thermodynamique, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », une manière simple et élégante de dire : l'explication causale et linéaire des phénomènes fait l'impasse sur cette évidence, l'univers est fini, donc une « transformation » est la recomposition sous une autre forme de la situation antérieure.

Qu'on ne pense pas que j'attribue plus à Darwin, Pasteur et consorts que ce qu'ils faisaient ou pensaient : pour eux leurs hypothèses et théories n'étaient probablement pas antagonistes du positivisme dominant à leur époque, mais leurs travaux, sans contrevenir à la logique scientifique, initièrent des démarches ultérieures s'éloignant beaucoup du rationalisme dominant au XIX° siècle. C'est le plus souvent le cas des innovateurs, ils ne visent pas à s'opposer à la doxa de leur époque mais, et avec les outils même de la science, ils poussent au bout leur réflexion sur un sujet, au point de l'amener à la rupture avec la conception commune à l'œuvre. Quelqu'un comme Darwin, par exemple, ne fait guère que reprendre, au début, un modèle hypothétique assez courant à son époque, qu'on peut qualifier de « lamarckien », concernant l'évolution des espèces, et s'attacha à le rendre scientifiquement valide ; mais en le poussant au bout il donne naissance à un tout autre modèle, qui n'a factuellement plus grand chose à voir. Ou pour un autre cas, il est je pense assez connu que les deux fondateurs de la physique contemporaine, Einstein et Planck, ne visaient au départ à rien d'autre qu'à élucider des points problématiques dans le cadre de la physique classique. Pour Einstein, c'est encore plus restreint — comme sa théorie… — son but premier, comme expert technique à l'Office des Brevets de Berne, fut de décrire une méthode simple en rapport avec un certain brevet pour déterminer que deux horloges situées en deux points quelconques sont à la même heure. Simple, manière de dire… La question, bien sûr, n'est pas de savoir quel but se fixe un inventeur, mais la manière dont il opère. Et les inventeurs en rupture avec les idées communes opèrent tous de la même manière : en ayant un solide bagage intellectuel et technique et en ne s'arrêtant pas à « ce qui est normal ».


« L'Occidental moyen »… Comme tout humain « moyen », sa représentation du monde et des événements est en décalage avec l'appréciation que l'on peut effectivement s'en faire à son époque ; je disais je crois une chose de cet ordre dans la première partie de ce texte, il y a une distance entre la représentation « moyenne » de la réalité et la compréhension la plus consistante qu'on en puisse avoir et, énoncant cette généralité, je prends comme exemple notre analyse globale de la marche de l'univers, qui ressort pour beaucoup de la mécanique classique, largement remise en cause par la théorie de la relativité et par la mécanique quantique. À cela plusieurs causes, les deux premières étant l'utilité et « l'économie » : pour une grande partie des individus, une information ne vaut que si elle est utile, et pour l'économie générale de la société, l'effort à consentir pour convaincre une majorité d'individus d'adhérer à un certain concept ne vaut que pour sa rentabilité. Je suis assez persuadé qu'une compréhension relativiste et quantique de l'univers serait profitable à chacun, mais d'un point de vue de praticité immédiate il est très suffisant d'en avoir une compréhension ptoléméenne, et du point de vue de la société, une compréhension newtonienne pour une minorité, ptoléméenne pour la majorité, est très suffisante pour son fonctionnement harmonieux, seule une fraction réduite de sa population — les chercheurs en physique — devant avoir une approche un peu plus contemporaine.

On peut dire cela de presque tous les domaines : la nation dite développée qui tire le plus profit des avancées de la génétique, les États-Unis, est aussi celle qui compte la plus grande population ayant une compréhension « biblique » de l'évolution : factuellement, peu importe que 95% de la population d'une nation croie que le monde a été créé en six jours et que le premier homme ait été façonné à partir d'une boule de glaise, si les 5% restants ont une approche plus efficace pour ce qui concerne le génie génétique et la thérapie génique et que dans ces 5% on trouve une part importante de scientifiques et de dirigeants politiques et économiques ; de même, il se peut qu'une majorité d'Étatsuniens croient à la « fée électricité » — y compris parmi ceux qui travaillent dans les industries électrique et électronique — mais peu importe, dès lors que les ingénieurs et les industriels ont une autre approche.

De cela il ressort que les intérêts des individus et de la société convergent pour aller vers un socle minimal et assez pavlovien de « morale », qui consiste en ceci : chaque membre de la société se voit doter des trois groupes de systèmes moraux selon sa classe, son intelligence et son instruction ; celui correspondant au “surmoi” est essentiellement mis en place par l'environnement proche, famille, amis de la famille, voisinage ; le “moi” est mis en place par « la société », soit les groupes de pairs et les institutions — école, armée, université, hiérarchie de travail, etc. — ; le “ça” est un composé, où certaines règles des deux autres groupes, leur interprétation et les modèles comportementaux non explicités figurent. C'est une description un peu à coups de serpe, mais ça se rapproche assez de la réalité. Contrairement à ce que semblent croire nombre de commentateurs de l'expérience de Milgram — et nombre de moralistes —, tous les individus ne se font pas inculquer les règles morales de la même manière, ou plutôt, ceci décrit la situation dans les sociétés dites traditionnelles, et ne s'applique pas strictement dans les sociétés dites évoluées, mais ça, c'est une autre histoire. En gros, ça reste vrai, sinon que dans les sociétés évoluées, ça marche moins bien.

Sauf pour ce qui ressort du “ça”, une moralisation non explicite, les membres de chaque groupe social structuré ne reçoivent ni la même formation, ni les mêmes corps de doctrine, et surtout, selon le groupe auquel on appartient, l'insistance se fera plutôt pour la morale du “moi” ou du “surmoi” : d'autant un groupe d'appartenance sera élevé dans l'ordre social et privilégiera la réflexion, d'autant la morale première sera celle du “moi” et s'inculquera par la persuasion et la discussion ; d'autant il sera bas et peu cultivé, d'autant celle du “surmoi” sera privilégiée et se fera par la prescription et la punition. Ce qui bien sûr ne forme pas deux « classes » mais au moins six, plus un nombre indéterminé de « classes intermédiaires ». Cela dit, il est à considérer que les membres de la société sont tous, mais à des degrés divers, soumis à la persuasion, la discussion, la prescription et la punition. Par contre, un individu tendra à analyser une situation en fonction des dominantes de son conditionnement moral.

Les commentateurs de l'expérience de Milgram figurent surtout parmi les membres des groupes « bourgeois et/ou intellectuels » ou aspirent à en être, et ont intégré le « fait » que l'on doit privilégier la morale du “moi”, la « morale personnelle » ; ils mettent donc en avant « la loi morale, qui leur est connue, selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense » et commande « de réagir de manière consciente et volontaire en désobéissant [à une autorité], comme ce devrait normalement être le cas quand l’ordre intimé est injuste ». Remarquez, rien ne dit que nos moralistes, dans un contexte similaire, suivraient « la loi morale, qui leur est connue ». En tout les cas, cette « analyse » n'est pas la seule existante, et si, pour nos braves bourgeois intellectuels — ou assimilés —, est « salaud » celui qui appuie sur le bouton, je connais des personnes pour qui le « salaud » sera celui qui lui commande de le faire. Sur le mode, par exemple, « Non mais t'as vu, celui-là, ce qu'il fait faire à l'autre ! » Des personnes qui estimeront normal d'obéir, et anormal de donner des ordres injustes. Et puis il y a cette frange somme toute restreinte des membres de la société, du genre de “Batta”, un des sujets jusqu'au-boutistes de Milgram, qui « dit à l'expérimentateur combien il a été honoré de l'aider, et en un moment de contrition, remarque, “Monsieur, désolé que ça n'ait pu être une expérience complètement réussie” » du fait du « mauvais comportement » de l'autre (supposé) sujet, et pour qui le « salaud » sera l'élève, « qui en fait de trop — et en plus, c'est du bidon ! » De “Batta” je disais : « Il a de la moralité […], lui au moins n'a jamais transigé avec ses valeurs »

Bien sûr, je ne partage pas vraiment (en fait, pas du tout) la « moralité » de Batta et n'écrivais ça que pour mettre en avant qu'on peut tout à la fois faire souffrir un tiers et « agir moralement », et qu'il n'existe aucune « loi morale [connue de tous] selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense », que pour certains « l'éducation par la souffrance », qu'on soit “innocent” ou non, est la norme, et pour qui la règle « obéir à un responsable » est d'un ordre moral supérieur à celle « ne pas faire souffrir un tiers ». Ce qui nous ramène à notre « occidental moyen ».


Moralité et reconstruction de la réalité

Les Occidentaux — mais pas eux seuls, loin s'en faut — ont donc tendance, d'une part à se faire une représentation assez fausse de la réalité, de l'autre à la « reconstruire », à porter une analyse a posteriori sur les situations qu'ils ont vécues assez loin de ce que l'observation peut montrer. Les deux choses vont ensemble : l'analyse a priori d'un individu s'appuyant souvent sur une analyse fausse, son comportement en situation sera souvent en déphasage avec ce qu'il aura prévu ; a posteriori, deux solutions : mettre en cause ses présupposés ou « analyser » la situation d'une manière adaptée à ceux-ci ; pour cela, il décrira tout autre chose que ce qu'un observateur aura vu se dérouler.

Dans sa conception a priori d'un « événement » dans lequel il agira, un individu a tendance à présumer qu'il va « réagir de manière consciente et volontaire » et y sera un agent autonome et libre de ses choix. Dans les faits, dès qu'une situation inclut plus de deux personnes, les « choix » se répartissent en plus d'« agents » que d'acteurs. Dans une situation S avec les acteurs A1, A2, A3 et A4, on aura les « agents » A1, A2, A3, S, A1+A2, A1+A3, A1+S, A2+A1, A2+A3, A2+S, A3+A1, A3+A2, A3+S, S+A1, S+A2, S+A3, A1+A2+A3, A1+A3+A2, etc. Car contrairement à ce qui se passe le plus souvent en algèbre, une interaction sociale n'est ni permutative, ni transitive, ni n'a toutes ces qualités qui font que les agents ont un même comportement quelle que soit leur position. Bref, on n'a pas trois agents, mais au moins un trentaine. Donc, l'acteur A1 ne participe ni « pour sa totalité » ni pour un tiers à la situation, mais au mieux pour un trentième. Ce qui, au mieux, divise son potentiel de « libre arbitre » au dixième de ce qu'il postule avant de participer. L'expérience de Milgram montre d'ailleurs assez bien que les capacités d'un individu à s'extraire d'une situation sont très inférieures à ce qu'on pourrait en attendre considérant « sa volonté entière » ; si maintenant on considére cette volonté comme divisée en au moins dix parcelles, certaines l'induisant à faire durer la situation le plus longtemps possible (les parcelles « obéir aux ordres », « mener l'expérience à bien », « faire confiance à un responsable », etc.), on s'explique mieux pourquoi le niveau de jusqu'au-boutisme monte d'autant que le nombre de personnes désirant continuer l'expérience augmente — et d'autant que la responsabilité du sujet est peu engagée.

Ainsi l'on comprendra que en situation les « règles morales », surtout celles d'ordre personnel, ont une incidence assez faible, et que l'autonomie du sujet est somme toute limitée. Dans le texte déjà cité, Bateson décrit le fonctionnement d'une machine à vapeur à régulateur comme ceci :

« Dans la machine à vapeur à “régulateur”, le terme même de régulateur est une appellation impropre, si l'on entend par là que cette partie du système exerce un contrôle unilatéral. Le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent : Par exemple, l'arrivée du combustible ou le freinage. Autrement dit, le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur. […]
La stabilité du système (lorsqu'il fonctionne de façon autocorrective, ou lorsqu'il oscille ou s'accélère) dépend de la relation entre le produit opératoire de toutes les transformations de différences, le long du circuit, et de ce temps caractéristique. Le régulateur n'exerce aucun contrôle sur ces facteurs. Même un régulateur humain, dans un système social, est soumis à ces limites : il est contrôlé à travers l'information fournie par le système et doit adapter ses propres actions à la caractéristique de temps et aux effets de sa propre action antérieure ».

La situation que modélise l'expérience de Milgram ressemble assez à ce genre de machines, et l'expérimentateur-régulateur ne peut « faire monter la pression » que si le « circuit » a une réponse adaptée ; en même temps, l'agent qui semble le plus actif, le professeur, est une partie somme toute mineure et dépendante de la réponse, non pas de l'élève, mais de l'ensemble du système : sa capacité réelle d'initiative est limitée, et comme « agent intelligent » il se trouve dans un dilemme fonctionnel plutôt que moral : puis-je me permettre de rompre l'harmonie de fonctionnement du système actuel ?

A posteriori, le sujet comme le commentateur moralisant acceptent mal qu'un individu n'agisse pas « de manière consciente et volontaire », et vont rationaliser, le sujet pour dire, « Si ça avait tenu à moi, je n'aurais pas administré les chocs à l'élève », le commentateur pour éliminer le contexte et considérer les seules actions du sujet, lui attribuant « toute la faute » ; le commentateur amoral ne peut accepter ces rationalisations, et dira que si effectivement « ça tenait à lui », on ne peut considérer le sujet comme seul responsable de la situation, l'expérimentateur mais aussi l'élève y contribuent en acceptant de participer à un événement où les risques d'emballement non contrôlable existent.

Mais selon moi l'expérience de Milgram met en évidence la faible consistance de l'analyse habituelle d'un comportement « conscient et volontaire » des individus dans une telle situation. Ce qui explique le « biais acteur-observateur » et le « biais d’auto-complaisance » constatés par la psychologie sociale : acteurs et observateurs ont fondamentalement la même analyse a priori sur la capacité d'un individu pris dans une interaction à agir selon ses normes morales, éthiques et comportementales ; face au déroulement effectif d'une situation tant « de l'intérieur » que « de l'extérieur », ils constatent que « les choses ne se passent pas comme prévu », ce qui va à l'encontre de leur analyse a priori ; observateur et acteur tendent à considérer la situation comme « indépendante du contexte », mais pour l'observateur la « cause de dysfonctionnement » sera « interne », pour l'acteur elle sera « externe » — c.-à-d. extérieure à lui-même. Ni l'un ni l'autre ne considérant que la « cause » peut être contextuelle et n'avoir pas un agent déterminé, il leur feront une attribution : l'observateur attribuera la « cause » à l'agent apparemment le plus actif, le sujet, qui l'attribuera à celui des acteurs qui, dans sa position, apparaît le plus actif, l'expérimentateur. D'où ce biais. Le biais d'auto-complaisance est un cas particulier du biais acteur-observateur, avec une même inversion d'attribution : si les chose se déroulent « comme prévu », l'acteur tendra à s'en attribuer le mérite, l'observateur à considérer que c'est « du fait de la situation », et inversement si elles se déroulent d'une manière non satisfaisante. Ces biais ne rendent pas tant compte de je ne sais quel disposition psychologique que d'une attitude culturelle, énoncée par Bateson, selon laquelle les acteurs d'une situation sont par définition des « agents », des personnes « qui agissent », qui se meuvent de leur propre mouvement, indépendamment des facteurs contextuels. Il est intéressant de constater que Milgram lui-même a nommé la tendance des sujets soumis à une forte pression du milieu comme « état agentique », un état décrit ainsi :

« L’intégration dans la hiérarchie amène une perte d’autonomie pour un nouvel état, […] l’état agentique. Le sujet ne se sent plus responsable de ses actes, il se considère comme l’instrument de la volonté d’autrui, il obéit aux ordres. Du coup le sujet remet à l’autorité le soin de juger si l’action est bonne ou mauvaise et s’en tiendra à son jugement ».

Or, « état patientique » serait plus adapté : l'acteur n'agit pas, ou pas de la manière dont on l'attend d'un « agent », par sa propre volonté — « un agent déterminé […] qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé ». Or, « l'état agentique » proposé par Milgram ne correspond pas à ce qu'on attend d'un “agent” qui est, dit le Larousse, « tout ce qui agit, opère », sauf en un sens restreint qui ne s'applique pas à « l'état agentique » : le sujet de l'expérience est « celui qui agit », mais il ne le fait donc pas de sa propre volonté. L'autre définition du mot agent est, « personne chargée de gérer, d'administrer pour le compte d'autrui » ; cela implique que cet « autrui » laisse à son agent l'initiative de réaliser sa tâche par lui-même et hors contrôle, loin qu'il soit un « instrument de la volonté d’autrui [qui] obéit aux ordres [et] remet à l’autorité le soin de juger si l’action est bonne ou mauvaise ».


Je décrivais les « agents de la situation » de manière en partie inexacte : les divers acteurs qui y contribuent ne sont pas tous des agents. Une bonne modélisation de ce qui peut se passer dans une situation est le schéma actantiel développé par Greimas à partir des travaux de Propp et Souriau. Voici le diagramme de ce schéma :

Ce diagramme permet assez de rendre compte de ce qui se passe dans une situation comme l'expérience de Milgram : dans ce cadre, il y a plusieurs « actes » où le sujet (le « professeur ») est tantôt “sujet”, tantôt “objet”, et assume successivement les fonctions “opposant” ou “destinataire”, l'expérimentateur est “destinataire” ou “destinateur”, “adjuvant” ou “opposant”, l'élève “destinataire”, “objet”, “adjuvant” ou “opposant”. Parmi ces « actants »[5], certains sont agents, d'autres patients, d'autres à la fois agents et patients : le destinateur est toujours agent, le destinataire et l'objet toujours patients ; adjuvant et opposant sont agents, patients ou les deux ; le sujet est patient relativement au destinateur, agent relativement à l'objet et au destinataire. Dans le cas « normal » (quand « tout se passe bien » — pas de résistance du professeur), le sujet (de l'expérience et du schéma actantiel) est « agent » en un sens très restreint et somme toute faux si on le considère comme « agent effectif », il « agit », mais sans autonomie ; c'est finalement dans les phases de désaccord, quand il s'oppose à l'objet visé par le destinateur, qu'il endosse un rôle de, disons, « agent actif », effectif et autonome, en instaurant un acte différent de celui plus large, « l'expérience de Milgram » entendue comme le protocole factice ; en renonçant à s'opposer, il revient à son rôle de (sic !) « agent passif » ; en rompant le processus, il change de statut pour devenir à la fois destinataire et sujet d'un nouvel acte. Etc.


« L'expérience d'Abou Ghraib »

…Et quelques autres lieux de détention. Une première chose, les commentateurs les plus sérieux du « scandale de la prison d'Abou Ghraib », comme on dit ordinairement, et cela qu'ils soient plutôt partisans ou plutôt opposants à la pratique de la torture en temps de guerre, qu'ils soient civils ou militaires, font le même constat : il n'y a pas là matière à s'étonner, pour la raison évidente que dès lors qu'il y a guerre, on peut être presque assuré qu'il y aura actes de torture.

On peut faire la liste de tous les conflits où participèrent les « nations développées » ces deux dernières décennies, hors la « guerre du Golfe » de 1991, où il n'y eut pas de confrontation effective entre belligérants, on trouvera à tout coup des cas de torture contre les adversaires ou les populations civiles. Même pour cette guerre, il me revient que le pouvoir koweïtien la pratiqua aussi à l'encontre d'opposants avérés ou supposés, après sa restauration. Les tortures en Irak et en Afghanistan sont perceptivement vues comme inhabituelles par nos médias parce que ça fait plus de deux décennies qu'un pays ou une coalition de pays dits développés n'a plus occupé durablement un pays adverse, ayant à faire face à une opposition locale forte et devant dès lors tenter de trouver remède à cette opposition. Le « remède » étant habituellement la torture et la liquidation sommaire des opposants avérés ou supposés. Dès lors que les coalitions, internationale en Afghanistan, américano-britannique en Irak, décidèrent d'occuper ces pays indéfiniment et en assurant le contrôle de la sécurité, le déroulé habituel, répressions meurtrières, exactions, tortures, assassinats de « terroristes » avérés ou supposés, était inévitable. Raison pour laquelle « l'expérience d'Abou Ghraib » ne me paraît pas spécialement scandaleuse : du moment où les États-Unis lancérent leur guerre contre l'Irak, la chose était prévisible. Attristante, mais pas scandaleuse — du moins, pas plus que le fait de lancer une guerre d'agression.

Donc, « l'expérience d'Abou Ghraib ». Les militaires ne sont pas représentatifs d'une population « normale » — si la chose existe. Quand il s'engagent, ils savent que par leur fonction il devront faire entorse « à la loi morale, qui [leur] est connue, selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense » — si d'ailleurs une telle loi existe, ce qui n'est pas évident[6]. J'ai repris cette formule mais la « loi morale » est plus large et indique qu'on ne doit jamais faire souffrir quiconque, sauf cas de légitime défense. Mais, d'une part il existe des groupes pour qui cette « loi morale » peut être suspendue dans certaines circonstances, de l'autre on tolère des entorses à cette règle “jusqu'à un certain point”. La tolérance d'entorse est bien représentée par l'expérience de Milgram, laquelle s'appuie sur cette convention, « un certain niveau de souffrance » est acceptable pour « un certain type de résultat ». Comme dit la sagesse des nations, « la fin justifie les moyens », ou comme elle le dit encore, « d'un mal peut venir un bien », bref, l'on considère qu'il est des cas où la « loi morale » chère à mon commentateur peut ou doit être suspendue. Parmi les groupes pour qui cette règle est suspendue, l'on trouve les forces de l'ordre, les gardiens de prison, les infirmiers psychiatriques et, bien sûr, les militaires. Parmi les cas, il y a « l'éducation », la protection des personnes et des biens et les guerres. Un militaire qui s'engage sait pouvoir se trouver dans des situations où il devra légitimement ne pas respecter le « droit [moral] des personnes à ne pas souffrir ». Par contre, il ne sait pas avec précision quelles sont les circonstances où ce sera légitime.

Il y a certes des « situations-type » que tout le monde sait être des cas de « légitime exaction », notamment les opérations de terrain où, factuellement, un soldat peut tout se permettre pour autant qu'il n'y ait pas de témoins autres que ses pairs. Et « l'ennemi », bien sûr. Mais dans une opération de terrain, tout ce qui n'est pas soldat de son bord est virtuellement — et souvent de fait — un « ennemi », y compris les nourrissons et les vieillards impotents. Les prisons ne ressortent pas de ces cas. Malgré tout, il n'est pas rare et, pour tout dire, il est courant sinon systématique, qu'on y pratique des actes qui désobéissent « à la loi morale, qui est connue », qu'on ne torture pas, qu'on n'humilie pas, qu'on n'abat pas sommairement un prisonnier de guerre. Le soldat le sait, sans même connaître les conventions de Genève[7], que « ce n'est pas bien ». Et sait aussi qu'en réalité, donc, on torture, on humilie et on abat sommairement les prisonniers, dans une guerre. En fait, tout le monde le sait. Ce qui ne signifie pourtant pas qu'un soldat de base décidera, de lui-même, de commettre tous ces actes. Ni même un sous-officier, ni un officier subalterne ou supérieur.

Un militaire est à-peu-près le contraire du sujet « normal » de Milgram : il a intégré une « loi morale » opposée à celle invoquée par les commentateurs, et « selon laquelle on doit faire souffrir un innocent sans défense » — c'est tout de même moins dangereux qu'un coupable avec défense… Contrairement à ce qu'on observe dans les diverses variantes de l'expérience de Milgram, le soldat ira d'autant plus loin qu'il sera livré à sa propre responsabilité. Ira loin par lui-même, de sa propre autorité. À l'inverse, dans un contexte très formel et surtout très visible, telle la prison d'Abou Ghraib, on aura quelque chose apparemment de même ordre que dans l'expérience « standard » de Milgram, c'est-à-dire que les soldats n'agiront que « sur ordre ». Factuellement, le soldat a donc la position inverse du sujet milgramien : une motivation non négligeable de son engagement était l'opportunité qu'offre l'armée de s'affranchir de la fameuse « loi morale » si chère aux commentateurs de Milgram ; maintenant, il sait que, sauf dans la circonstance dite — opération de terrain —, on ne s'en affranchit pas comme ça, il faut des garanties. C'est là que « l'expérience d'Abou Ghraib » et « l'expérience de Milgram » convergent : si, contrairement au sujet de Milgram, le soldat moyen a le désir de faire souffrir des tiers, comme ce sujet, il ne le fera que si une « autorité » en assume la responsabilité.


[*] "La psychologie sociale de ce siècle a offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la manière dont il agira" (Stanley Milgram, 1974).
Citation tirée d'une page dont c'est le titre, et faisant une brève biographie de l'auteur.


[1] Analyse courante de l'expérience parmi les commentateurs, selon qui des “autorités” « peuvent vous faire tuer des gens », mais qui n'est pas si vérifiée dans « l'expérience-type » où 65% des « professeurs » vont jusqu'au bout : ils ont une perception très partielle de ce qui se passe pour « l'élève » et doivent donc se reposer largement sur la connaissance supposée que « l'expérimentateur » a de la situation pour déterminer si les choses se passent correctement et sans risques pour l'élève, ou non.
[2] Stanley Milgram, La Soumission à l'autorité.
[3] Gregory Bateson, « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme », dans Vers une écologie de l'esprit, Le Seuil, 1981
[4] Extrait de la page « Faux-semblants », dans la défunte rubrique « Conflits ».
[5] Tesnière, inventeur du terme, le définit ainsi : « les actants sont les êtres ou les choses qui, à un titre quelconque et de quelque façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la façon la plus passive, participent au procès » ; un « actant » n'est pas un « acteur » — ou agent — et peut autant être un objet qu'un être vivant, c'est un des éléments nécessaires à la réalisation d'un « acte », d'une situation.
[6] À remarquer que ce genre de « loi morale » (sic) est du type même qui légitime des cas comme celui d'Abou Grhraib : la « loi morale » ne dit apparemment rien des « innocents avec défense » (p. ex., les militaires) ou des coupables avec ou sans défense : notre auteur induit plus ou moins qu'il est des situations où l'on est en droit de faire souffrir un tiers ; ça me fait penser à cette phrase toute faite que répètent à l'envi les médias après un attentat, généralement réputé tuer « des civils innocents », ce qui laisse entendre que si les victimes étaient des « civils coupables » ou des non-civils, innocents ou coupables, ce serait moins grave…
[7] Cette remarque se réfère au fait que, connues les exactions d'Abou Ghraib, nos médias nous précisèrent abondamment que les soldats des États-Unis ne reçoivent pas de « formation aux Conventions de Genève » (sic), comme si on avait besoin de ça pour savoir que ça ne se fait pas, de tenir un prisonnier en laisse ou de lui écraser doigts et orteils à grands coups de “rangers”…