Milgram, V MILGRAM             

– Milgram, V –
Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant

"The social psychology of this century reveals a major lesson : often it is not so much the kind of person a man is as the kind of situation in which he finds himself that determines how he will act" (Stanley Milgram, 1974)[*]


 J' aime bien le titre de ce film ; en anglais je ne sais ce que ça donne, mais en français on se demande toujours : la femme de qui ? L'amant de qui ? En tout cas, se le demandent les personnes qui ne « rationalisent » pas. Et dans l'expérience de Milgram, on se demande en effet : l'amant de qui ? On se demande même, qui est l'amant ? Du moins, je me le demande…


Qui est qui ? Qui fait quoi ?

Je ne sais si vous avez déjà parcouru les autres parties de ce petit dossier ; en tout cas, je considérerai que oui, ou au moins deux de ces textes : comme ils furent écrits à la va vite, on retrouve les idées clefs de ma réflexion dans chacune des quatre parties. Probablement, ça aura aussi lieu ici, mais j'essaierai de l'éviter. Lu ou non lu, il me semble néammoins devoir resituer l'expérience, surtout dans sa structure, pour éclairer la discussion qui suivra. le “scénario” est une sorte de « surprise sur prise », de « caméra invisible » : on met entre deux et cinq acteurs dans une pièce, avec parfois un acteur hors situation, au téléphone, plus un non acteur qui sera la personne « piégée », celle qui croit que la situation est effective, “vraie”. Pour obtenir des effets comiques variés on modifiera un peu la situation de base à chaque séance, cela donnera des résultats plus contrastés que si c'était toujours le même sketch. Voilà le schéma général de cette « expérience de Milgram ». On peut préférer une description « plus scientifique », « plus objective », sinon que la scientificité ou l'objectivité de cette réputée expérience tient pour beaucoup à la manière assez neutre et distanciée de la décrire habituellement, et pour bien peu au protocole même. Mais peu importe, je la décrivais ainsi surtout parce que dans cette partie je m'intéresserai au schéma de situation : le cuisinier, le voleur, sa femme, son amant.

Le titre anglais du film de Greenaway (« The Cook, the Thief, his Wife and her Lover ») est aussi équivoque que celui français, car justement, le film joue sur l'équivoque, à de multiple niveaux. Eh ! C'est un film de Peter Greenaway ! En voici l'argument :

« Albert Spica, mafioso, est le propriétaire d’un grand restaurant fréquenté par une clientèle huppée. Il s’y goinfre chaque soir, en compagnie de sa femme qui ne supporte plus sa vulgarité. Mais elle a remarqué un homme distingué qui dîne seul ; il devient son amant. Elle le retrouve dans les toilettes ou dans l’arrière-cuisine, sous l’oeil indulgent de Richard, le chef cuisinier. “Le modèle de l’histoire est la tragédie classique de la vengeance, avec l’accent mis sur les fonctions du corps humain : manger, boire, déféquer, copuler, roter, vomir… Le titre du film suggère son intrigue : une liste de quatre personnages formant l’éternel triangle amoureux avec le cuisinier dans le rôle de l’outsider” (Peter Greenaway). Un film somptueux et baroque, où la scatologie devient la métaphore d’une société en décomposition ».

Mon hypothése sur l'équivoque volontaire se confirme : Greenaway décrit son film comme un “triangle à quatre côtés”… Ce type étant un obsédé des nombres et des figures géométriques, je ne crois nullement à un lapsus. Une manière de nous dire, au cas où on ne l'aurait pas encore compris : ne vous fiez pas aux étiquettes, dans cette histoire on ne sait pas qui est qui. C'est que, l'amant est aussi un voleur (de femme), la femme et l'amant font leur cuisine dans l'arrière-salle, le voleur aime la bonne chère et le cuisinier son métier et peut-être la femme ou le voleur – ou l'amant –, etc. Avec l'expérience de Milgram on a ce genre d'indétermination, entre autres : qui est sujet, qui est victime, qui est cobaye ? et in fine, qui est expérimentateur ?

J'ai déjà étudié la question, mais sous un angle polémique ou/et philosophique ou/et politique. Ici, je considérerai la chose d'un point de vue scientifique et pragmatique. Si du moins la science devait ignorer la polémique et la philosophie, et ne pas avoir de rapport à la politique. Ce dont je doute quelque peu. Disons que je m'intéresserai ici, comme indiqué, à la structure formelle et organique du protocole : qui est qui et qui fait quoi dans la scène.


La recherche en psychologie : une drôle de cuisine

Premier point, il est faux de désigner l'individu ou le groupe qui dirige les interactions comme « l'expérimentateur » : dans le contexte de l'expérience le seul expérimentateur est Milgram, ou plus exactement le groupe qui, sous sa conduite, a conçu et réalisé l'expérience. Pour ne pas encombrer le texte de périphrases, par après je considérerai souvent que l'expérimentateur est Milgram mais il ne faut pas perdre de vue les conditions réelles de la science, un processus complexe où beaucoup d'acteurs interviennent, directement (membres du laboratoire Milgram et plus largement, du Département de Psychologie de Yale University, New Haven, Connecticut) ou indirectement (administration états-unienne de recherche publique, fondations collaborant avec Yale University, et bien sûr les chercheurs dont les travaux servirent au laboratoire de Milgram pour mettre en place, réaliser et analyser ses travaux) plutôt que l'œuvre d'un individu génial et isolé. Il y a d'ailleurs beaucoup de chances pour que je parle de ces acteurs et de leur rôle par après. Analyser une étude telle que la dite « expérience de Milgram » requiert, pour éviter les équivoques, de bien nommer les acteurs.

Nommer « expérimentateur » le dirigeant dans le cadre du protocole crée un biais de compréhension, ça le classe parmi les personnes « en charge de l'étude », ce qui est faux. Il se peut que la personne réelle jouant ce rôle soit membre de l'équipe de Milgram mais ce n'est pas nécessaire. Surtout, lors de l'interaction ça devient faux, elle n'agit alors pas « en tant que scientifique » mais « en tant qu'acteur jouant au scientifique ». J'en parle de diverses manières dans les autres parties, avec ceci de commun que ça me fait dire, à juste titre je crois, que ne pas tenir compte de ce que « l'expérimentateur » est un acteur comme les autres, et non un responsable réel, fausse l'analyse que l'on fait de la situation, et par la suite, celle des hypothèses qu'on peut construire sur les résultats de l'étude.

Le point précis est que les analyses standard de l'expérience considèrent « l'expérimentateur » du protocole comme responsable réel du processus, qu'il le dirige effectivement ; consécutivement, le « complice » est aussi considéré « un dirigeant », en binôme avec « l'expérimentateur », et donc maîtrisant la situation ; à la fin, le seul « non dirigeant » est « l'élève ». De là, des analyses sur la capacité du seul élève à faire des choses qui vont contre la morale. Une étude plus consistante donne une autre analyse. Cette étude, faite dans d'autres parties, revient en gros à ceci : lors d'une interaction, l'ensemble des acteurs « agit contre la morale ». Fait des chose considérées comme non souhaitables. “Mauvaises”. C'est plus large ; aux États-Unis ça apparaît même une question très importante : l'ensemble de l'expérience peut être considéré, au mieux amoral, au pire immoral. Une meilleure représentation des rôles serait celle d'un triange à quatre côtés, par exemple : le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant.

« Le cuisinier » est une fonction assez stable, ce serait dans le contexte le groupe qui joue le rôle de « l'expérimentateur » ; à un certain niveau « le cuisinier » peut aussi être, selon les circonstances, l'une des trois autres fonctions, mais c'est rare sinon, dans certaines variantes, pour la fonction « l'amant » – ou « la femme », si on peut séparer ces deux fonctions… Lors d'une interaction, « le cuisinier » est à la fois un acteur de second plan, qui ne participe pas vraiment à l'action, un observateur, et celui sans qui l'action n'aurait pas lieu : le « sujet » participe parce qu'il a la certitude qu'il y a quelqu'un au fourneau, et que « le cuisinier » va lui remplir l'estomac – lui verser les 4$ promis pour la séance. Puis, en contexte, viendra le moment où « le cuisinier » tentera de « faire manger le corps de l'amant » au voleur et/ou à la femme – tentera de persuader le « sujet » d'aller aussi loin que possible dans l'administration de la douleur. Les trois autres fonctions sont en revanche instables, et c'est ainsi qu'on arrive à obtenir un « triangle à quatre côtés » : à un instant donné, il n'y a que trois fonctions actives.

Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant est un vaudeville métaphysique, et comme dans tout bon vaudeville, le mari, la femme et l'amant ne sont jamais ensemble sur la scène en tant que tels, sauf bien sûr dans la scène finale, le dénouement : avant cela, s'ils sont ensemble sur la scène, l'un d'eux jouera un rôle, je veux dire, par exemple l'acteur « amant » assumera que son personnage lui-même joue un rôle, « le collègue » ou « l'ami de la famille » ou « une personne qui passait là par hasard ». Dans une autre situation – par exemple, le mari sait que sa femme le trompe, mais l'accepte car il compte en tirer profit –, il jouera le rôle de « non mari » de la femme – son frère, son cousin, un ami –, pour ne pas compromettre le profit escompté. Etc. Bref, si par hasard les trois personnes qui assument les trois fonctions sont présentes en même temps, l'une des trois assumera qu'elle n'assume pas cette fonction.

Parmi nos trois fonctions, deux sont stables et une variable : le voleur est toujours le voleur, l'amant toujours l'amant, mais la femme est, selon les contextes, tantôt « la femme du voleur », tantôt « la femme de l'amant ». Les fonctions sont stables, mais non leur activation puisque, comme dit, quand le voleur, sa femme et son amant sont ensemble, un des trois au moins prétend qu'il n'est pas ce qu'il est. En fait, deux des trois, car si l'amant dit « je ne suis pas l'amant », la femme dit « je ne suis pas la femme de l'amant », et bien sûr si le voleur dit « je ne suis pas le voleur », etc. Le dénouement, c'est quand chacun dit, en face des deux autres, « je suis qui je suis ». Ce qui a pour effet, dans un vaudeville, d'annuler une des fonctions. Et notre triangle carré restera, du fait, un triangle triangulaire. On peut appeler ça « désambigüisation » : dès lors que les masques tombent, une des fonctions doit cesser. Dans le cas du film de Greenaway, ça se fait de manière radicale : le voleur-mari tue l'amant, ergo cela fait cesser la fonction « l'amant ». Dans le cas de l'expérience de Milgram on a quelque chose de comparable : à la fin du processus, « on dit la vérité », ou pour faire image, « on sort l'amant du placard », on établit que la “vraie” expérience n'est pas celle que l'on croyait. De ce fait, la fonction « sujet » disparaît, puisque, “dans la réalité”, elle n'existe pas.

Ce n'est bien sûr pas si simple : je le disais, l'amant est une sorte de voleur, le voleur une sorte d'amant, et la femme se donne à l'un et à l'autre et vole du temps au voleur pour aimer l'amant… Je trouve assez géniale l'introduction par Greenaway du personnage du cuisinier dans « le triangle », elle permet de mieux appréhender la construction du drame : le voleur, la femme et l'amant ne viennent pas de rien, il y a quelqu'un aux fourneaux pour faire cette cuisine. Le cuisinier, par exemple. Ce qui modère tout en la confirmant mon affirmation selon laquelle la fonction du cuisinier est assez stable : si l'on prend la situation depuis le début d'une interaction jusqu'à la révélation au « sujet », « le cuisinier » est bien l'acteur habituellement désigné comme « l'expérimentateur » ; si en revanche on considère comme début le moment où Milgram met en place son expérience, c'est lui, dans ce cas, « le cuisinier ». Dit autrement, si dans un contexte précis la fonction de cuisinier est assez stable, dans un enchaînement de contextes, elle peut passer d'un acteur à un autre. C'est typiquement ce qui est montré dans les films où les pièces dont l'argument est « on met en scène une œuvre », dites aussi « la pièce dans la pièce » ou « la pièce dans le film » ou « le film dans le film » : il y a « la réalité réelle », celle de la salle où l'on voit le spectacle ; juste au-dessus, il y a « la réalité figurée », l'argument, la partie de l'œuvre où les acteurs sont censés jouer le rôle de personnes qui ne jouent pas de rôle, qui sont « elles-mêmes » ; ensuite, ça devient plus complexe, en ce sens qu'il n'y a plus hiérarchie de situations mais imbrications : certains des acteurs “réels” (Jean-Pierre Léaud dans La nuit Américaine, p. ex.), jouent le rôle d'un acteur qui joue un rôle ; on peut appeler ça « figuration figurée » ; dans “l'action réelle”, les personnages entretiennent des relations complexes, et comme dans le vaudeville, dans certaines situations ne veulent pas que leur « fonction réelle » (“l'amant”, p. ex.) soit connue ; donc, ils vont jouer le rôle du « non amant », mais cela dans la situation « réelle » de la fiction : ici, c'est de la « figuration réelle » puisque, donc, dans le cadre de la fiction, le personnage est « lui-même » mais prétend qu'il ne l'est pas ; bien évidemment, les fausses réalités des personnages ont une incidence, dans la dramaturgie de la fiction, sur leur fonction d'acteurs de l'œuvre dans l'œuvre – avec des sommets, tels que l'assassinat « à balles réelles » d'un acteur dans une pièce où censément, le mari de la pièce dans la pièce doit tirer avec une arme factice sur l'amant, car « dans la réalité » (de l'œuvre cadre, ou « vraie pièce ») l'acteur-mari est l'amant de l'actrice-épouse, l'acteur-amant étant « dans la réalité » son mari – ; on peut désigner cela comme de la « figuration réalisée ». Puis il y a encore un cadre, celui de la réalité de création de l'œuvre : quand Truffaut réalise La nuit Américaine, il y a des personnes réelles, Léaud, Aumont, Baye, Truffaut, qui ont une existence qui, pour certaines, ne diffère guère de celle de leurs personnages : Léaud et Aumont sont vraiment des acteurs, Truffaut est vraiment un réalisateur, et l'interaction entre eux, et les dissimulations ou mensonges qu'ils peuvent faire « dans la vraie vie » auront par nécessité une incidence sur l'œuvre réalisée.

Ceci pour en venir à cette évidence trop oubliée, et que ce genre d'œuvres – La Nuit Américaine ou Le Cuisinier (etc.) – nous rappelle fort à propos : il ne faut jamais faire une analyse linéaire et simple d'une interaction humaine. Je le disais, la plupart des analystes et commentateurs de l'expérience de Milgram acceptent comme « réalité réelle » ce qui n'est que réalité figurée, pour eux, les fonctions « complice » et « expérimentateur » ne sont pas des rôles. Ce qui va contre le sens. Ils laissent de côté la connaissance réelle qu'ils ont de l'expérience, pour n'en retenir que la leçon qu'elle semble donner. Or, pour accepter cette leçon, il faut adhérer à cette fiction de second ordre selon laquelle le protocole est « pour de vrai ». Dit autrement : qu'il s'y passe vraiment ce qui a l'air de s'y passer. Que « l'expérimentateur » est un “vrai” expérimentateur et que « la victime » est une “vraie” victime. Pourtant, ils savent que l'un et l'autre simulent. Mais tenir compte de ça c'est tenir compte de ce que dans le protocole, tout le monde agit contre la morale. Ce qui est problématique : l'intérêt supposé de l'expérience de Milgram est de montrer que dans certains contextes seulement on peut « aller contre la morale » ; une analyse plus consistante montre que dans tous les contextes et à tous les niveaux de l'expérience la chose a eu lieu, « pour l'avancée de la science ». Une analyse plus serrée que celle courante montre l'inverse de ce que cette expérience est sensée démontrer, qui consiste en : l'être humain ordinaire mis dans une situation où il est « irresponsable » est capable d'aller très loin contre les règles morales. En fait, c'est l'exact contraire : plus la situation est “normale”, et plus les acteurs sont informés des finalités, plus ils sont prêts à aller loin. Je l'explique ailleurs avec plus de détails, mais si on analyse l'ensemble des résultats de l'expérience, et non pas ceux seuls du protocole déterminé arbitrairement comme « protocole standard » par Milgram, on constate que les sujets sont d'autant plus prêts à aller loin dans l'administration de la douleur qu'ils ont le sentiment – à mon sens justifié – qu'ils ont des informations fiables sur la situation et la compétence des personnes responsables. Selon moi, le cas de moindre jusqu'au-boutisme est rationnel et non pas moral, comme semblent le croire généralement les analystes : pour eux, ce moindre résultat viendrait de ce que les sujets, devant « assumer les responsabilités », se refusent à le faire – ce qui mérite d'ailleurs un commentaire – ; pour moi, étant responsables de fait, ils évaluent leurs capacités à savoir si « tout se passe normalement », constatent leur incapacité à le faire (et quoi ! Ils ne sont pas « scientifiques », dans le contexte), et du fait, ne vont pas plus loin que le moment logique, celui où « la victime » dit : ça fait trop mal.


Les marmitons de la science

Avant de commenter l'idée du refus, réglons la dénomination des acteurs : il n'y a pas un « sujet-bourreau » et un « complice-victime » mais deux sujets, tous deux également et doublement victimes et bourreaux. Mais différemment – quoi qu'à la fin des fins on ne voie pas trop la différence… En outre, et j'en parlais un peu auparavant, le « sujet-responsable » est aussi, sur un certain plan, une « victime ». Et comme les deux autres, une victime consentante.

Voici, selon moi, la question à se poser : qui est la victime ? Objectivement, la seule réelle victime de l'expérience est celui des acteurs qu'on nous présente en général (en fait, systématiquement) comme « le bourreau » ; effectivement, il n'y a ni victime ni bourreau ; subjectivement, chacun des trois acteurs est bourreau. Factuellement, tous les acteurs sont des victimes. C'est clair, non ? Bon, je crains que ce ne soit pas trop clair. Je vais donc vous détailler la chose.

Dans le cadre du protocole, il n'y a qu'un acteur dont on suppose qu'il est naïf, le présumé bourreau : des autres acteurs on considère qu'ils savent de quoi il retourne. Pourtant, ce n'est pas exact : les autres acteurs connaissent leur rôle et probablement le but, Ce qui ne signifie pas qu'ils savent quelle est leur fonction. J'explique :

  • Le rôle des acteurs “savants” est clair : celui-ci joue « l'élève », celui-là, « l'expérimentateur » ; c'est permutable dans la durée, mais non lors d'une session.
  • Le but est relativement mais pas si évidemment clair : on peut supposer que nos acteurs savants ont la même information que vous et moi, c'est-à-dire que le but serait de « déterminer quel niveau de douleur un citoyen ordinaire infligerait à une autre personne simplement parce qu'elle en recevrait l'ordre de la part d'un expérimentateur scientifique » (dixit Stanley Milgram). Est-ce le vrai but ? Pas sûr. Difficile de déterminer si le but réel de Milgram était celui-ci ou non. Mais donc, on peut faire l'hypothèse assez fondée que, pour tous les acteurs, ce fut bien celui qu'on leur indiqua.
  • La fonction des acteurs savants fut… d'infliger un certain « niveau de douleur […] à une autre personne simplement parce qu'elle[s] en [recevaient] l'ordre de la part d'un expérimentateur scientifique ». Milgram même.

On voit ici l'écart entre ce qui est dit ordinairement de l'expérience et ce qui en est réellement. On dira que les commentateurs s'attachent à la forme sans considérer le fond, qu'ils en restent au premier point et n'interrogent pas les autres. Y compris les commentateurs nord-américains qui s'intéressent à l'aspect éthique de l'expérience. Mes investigations sur « l'expérience de Milgram » me montrèrent que personne à part moi ne se pose cette question : est-il moral que Milgram soumette l'expérimentateur et le complice supposés à la torture ? C'est que, ma foi, les acteurs savants ne peuvent ignorer que « le sujet » va subir des stresses importants, qui pourraient aller jusqu'à mettre sa vie en danger (imaginez qu'un des supposés bourreaux, qui serait allé « jusqu'au bout », c.-à-d. la mort de l'élève, se rendant compte de ce qu'il a fait, se suicide en rentrant chez lui ?). Ma foi, ça requiert de mettre de côté beaucoup de « valeurs morales » pour la seule gloire de la science. Donc, chez les acteurs savants autant que chez l'acteur naïf on peut supposer qu'il y aura tension entre ces valeurs et l'action perpétrée, ce qui doit être assez dommageable pour le corps et l'esprit. Mais ce n'est pas ici mon sujet : la fonction des acteurs intéresse peu les commentateurs ; un peu en Amérique du Nord, mais pas tant, en ce sens que ceux qui se penchent sur la question de la duperie (abordée ici dans les autres parties) assument que l'ensemble des acteurs, cette fois dit au sens de « ceux qui agissent », excepté « le professeur », sont des acteurs non naïfs. Or, il est probable que, au niveau de Milgram, les acteurs « expérimentateur » et « éléve » sont naïfs, donc victimes. C'est que, si vous avez la claire conscience de ce que votre action est dommageable pour votre sujet et ressort de la torture, très probablement vous refuserez de l'accomplir.


Ou non. Peut-être pas. Difficile question que celle de « la conscience ». Voyez ce qui se passe depuis les débuts de la « guerre contre le terrorisme », laquelle ne débute pas le 11 septembre 2001, comme semblent le croire médiateurs et politiciens, mais plutôt durant la décennie 1990, en même temps que la « justice internationale » se met en place. Les deux ont d'ailleurs des éléments communs, le premier et principal étant que cette « guerre » et cette « justice » ne concernent factuellement que ceux qui n'ont pas les moyens d'échapper à la chose, car faibles et sans la protection d'un fort. Ce qui, de nouveau, montre que cette question de la « conscience » – et celle corrélative de la « morale » – ne sont pas des données simples, univoques et valables pour tous et partout.

Certains événements, dont celui évoqué dans une autre partie des tortures infligées à des, euh ? Des quoi au fait ? Des « prisonniers de guerre » ? Pas vraiment. Des « terroristes » ? Pas vraiment non plus. Disons :des personnes emprisonnées dans un lieu de séquestration destiné à des non-combattants dans le cadre d'un conflit où on ne sait jamais trop qui est qui mais où la simple qualification de « terroriste présumé » permet à l'une des parties d'y emprisonner tout membre de l'autre partie ne pouvant se prévaloir d'un statut protecteur, les conventions de Genève n'ayant pas prévu le cas dit des « ennemis non-combattants ». Bon, on passe là-dessus : l'événement évoqué des exactions d'Abou Grahib.

Donc, certains événements tel celui-ci et plusieurs autres ont montré que beaucoup de personnes ordinaires peuvent très aisément et en toute connaisance de cause assumer la fonction de bourreau ou de tortionnaire avec la meilleure bonne conscience, une telle bonne conscience qu'ils se photographient ou se filment en action. Ce qui d'ailleurs a toujours eu lieu durant les conflits, depuis que la photographie grand public existe : les soldats posent avec plaisir pour la postérité dans leurs activités de guerre, y compris les massacres et les tortures. Après la guerre, certains font disparaître ces documents, mais beaucoup les conservent. Ce qui ramène à la conscience.

J'en parle dans les autres parties, l'analyse qu'on peut faire d'une situation est très différente selon sa position relativement à celle-ci, et le moment. Il me semble que le point le plus intéressant, discuté dans la partie III, est le Biais (ou divergence) acteur-observateur, défini ainsi :

« Divergence dans le type d’attributions causales selon qu’on explique son propre comportement (acteur) ou celui des autres (observateur) ; tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes et le comportement des autres à des facteurs internes ».


Je m'aperçois que la suite de ma discussion nécessite la reprise des définitions des concepts repris à la psychologie sociale, exposés dans la partie III, pour les reconstruire. Les voici :

Erreur fondamentale d’attribution : Tendance à surestimer l’importance des facteurs internes au détriment des facteurs externes lorsqu’on explique le comportement d’autrui.
Norme d’internalité : Norme sociale qui consiste à valoriser les explications par des facteurs internes.
Biais (ou divergence) acteur-observateur : Divergence dans le type d’attributions causales selon qu’on explique son propre comportement (acteur) ou celui des autres (observateur) ; tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes et le comportement des autres à des facteurs internes.
Biais d’auto-complaisance : Tendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes.

J'ai une approche autre que les psychologues, mes trucs ce sont la sémantique, la sémiotique, la sémiologie, la cybernétique (la vraie, l'éude des systèmes complexes, pas sa version limitée devenue synonyme d'« informatique »). Quand je vois des, que dire ? « traits de comportement » ? On dira ça.

Donc, quand on voit des traits de comportement de ce genre et qu'on a tendance comme moi à voir des systèmes plutôt que des situations ou des cas (même si j'ai de l'intérêt pour elles et eux) on voit justement que ça forme système, et que je n'ai pas choisi ces typologies par hasard bien que ce ne soit pas délibéré. Le cœur du système est ce qu'on peut nommer la situation, qui se déroule en un certain lieu et en un certain moment, mais aussi s'insère dans une série de situations qui lui sont diversement liées.

On peut constater une contradiction entre les définitions des biais acteur-observateur et d’auto-complaisance, dans la première on parle de « tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes », dans la seconde il y a une correction, on parle de « tendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes », les deux étant enfin un peu contradictoires à la première définition. En schématisant la situation on peut simplifier tout ça et résoudre ces apparentes incohérences.

Clairement, on a deux positions : l'acteur et l'observateur. Et on a deux cas possibles : l'issue de la situation est « positive » (gratifiante, non décevante, prévisible) ou « négative » (décevante, non gratifiante, imprévisible). Ensuite, il y a la situation initiale (les conditions préalables à la réalisation de la situation considérée), les hypothèses sur le déroulement et l'issue de la situation, et la situation finale (consécutive à celle considérée). Il est à noter que les attentes de l'acteur et de l'observateur peuvent diverger ou converger, et que l'observateur peut ou non s'identifier à l'acteur. Toutes variations qui vont remettre en cause les postulats implicites qui ont présidé aux trois définitions exposées, en gros que l'appréciation de la situation de l'un et de l'autre sont nécessairement divergentes car leur système de valeurs et leur appréciation globale de la situation sont plutôt convergents. Autre point à considérer, l'appréciation de l'acteur quant à la situation peut se modifier voire s'inverser dès lors qu'il recevra des éléments d'information supplémentaires, alors que celle de l'observateur sera plus stable car il a souvent une meilleure connaissance préalable du contexte que l'acteur. Enfin, il y a la question du point de vue de l'observateur, qui est parfois extérieur (analyse en surplomb), parfois intérieur (identification avec au moins un des acteurs), parfois mixte (identifiaction partielle).

Bref, l'idée exposée pour l'erreur fondamentale d’attribution, « surestimer l’importance des facteurs internes [...] lorsqu’on explique le comportement d’autrui », d'ailleurs corrigée par le biais acteur-observateur, « tendance à attribuer nos propres comportements à des facteurs externes et le comportement des autres à des facteurs internes », lui-même corrigé par le biais d’auto-complaisance, « tendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes » s'exposerait mieux de cette manière :

  • Une situation est le déroulement consécutif ou concomittant d'un certain nombre d'événements considérés comme un bloc déterminé par ses acteurs et ses observateurs.
  • Toute situation est précédée et suivie par une ou plusieurs situations qui lui sont plus ou moins liées et sont plus ou moins liées entre elles.
  • Chaque situation peut faire l'objet d'une analyse qui, pour les acteurs comme pour les observateurs, peut grandement varier pour plusieurs raisons :
    • Prise en compte explicite ou non des situations qui précèdent et suivent,
    • Prise en compte implicite ou non des situations qui précèdent et suivent,
    • Hypothèse a priori sur ce que sera une « situation correcte » (ici, non une situation agréable ou bonne ou gratifiante ou “moralement acceptable” ou ”éthique” mais une situation qui se déroulera globalement comme on le prévoyait).
    • Hypothèse a priori sur ce qui fera qu'une situation sera correcte ou non,
    • Hypothèse a priori ou a posteriori sur les enseingnements à tirer de la situation considérée,
    • Conception générale a priori ou a posteriori sur ce qu'est une interaction positive,
    • Conception particulière à la situation a priori ou a posteriori sur ce que serait une interaction positive dans ce contexte,
    • Sentiment de chaque personne concernée, tant les acteurs que les observateurs, quant à son implication dans la situation considérée
    • Sentiment de chaque personne concernée quant à son implication dans les situations précédentes et suivantes qui lui sont liées ou rapportées,
    • Prise en compte dans l'analyse ou non par chaque personne concernée de tout ou partie des situations précédentes et suivantes qui lui sont liées ou rapportées,
    • Etc.

Il y aurait d'autres éléments à mettre en évidence, mais avec ceux-là on peut se lancer dans une typologie à mon avis plus consistante que celles le plus souvent élaborées par les psychologues, qui ont tendance à supposer quelque chose comme un « système psychique » plutôt stable, constant et invariant.

On peut aussi, en complément, proposer un lecture sémiotique de ces biais avec un carré du même nom, comme je l'exposais dans la partie 3. Selon que l'actant est extérieur (observateur « commentateur ») ou intérieur (acteur « professeur ») et que l'on peut faire une évalutation positive ou négative, l'interprétation de ce que je nomme de manière générique « explication causale d'attribution », laquelle est relative à la position de l'actant, sera opposée.

Bien sûr, si on est un actant, disons, de niveau supérieur, comme moi en ce cas, c'est-à-dire se livrant à une observation et donc, une interprétation de l'ensemble de la séquence, dans laquelle l'observateur est un actant « naïf », et quand en outre on a conscience, pour ce schéma-ci, que l'attribution causale est fallacieuse, on constate que l'attribution causale externe ou interne dépend précisément de la position « acteur » ou « observateur » des actants qui interprètent. On obtient alors ce carré :

 

Comme exposé dans d'autres parties de ces discussions, une large majorité des analystes non directement concernés par l'expérience (on ne trouve guère que des sociologues, des philosophes et des juristes pour voir les choses autrement) tendent à postuler que les “professeurs” de l'expérience ont un seul système de valeurs, disons, une seule morale, celle qui dirait notamment qu'on ne doit pas administrer la douleur à un tiers ni courir le risque de le tuer[1]. On peut généraliser ça à toute situation où l'on verra une importante discordance d'analyse entre les diverses personnes concernées même de loin par elle ou pour une même personne, selon les moments.

Clairement, il existe des situations effectives, et qu'on pourra dire normales, que tentent de reproduire des expériences de laboratoire, où les personnes ont des schémas de comportement qui ne correspondent pas à ceux qu'abstraitement on suppose être corrects. Les trois expériences évoquées dans cette série, en premier celle de Milgram, puis celle de Asch, enfin, tout juste mentionnée mais dont on peut voir la description sur cette page, l'expérience de Stanford ou de Zimbardo, chacune propose une situation « normalement anormale » où les cobayes semblent avoir un comportement non moral ou non rationnel.


Je reprends ici le tableau des variantes de l'expérience, qui permettra de mieux discuter l'explication causale d'attribution.


Variantes de l'expérience de Milgram
Contrôle - Pas d'ordre
Base - Hommes
Base - Femmes
Bâtiment de bureaux
Personne ordinaire responsable
Expérimentateur distant
Victime dans la même salle que le participant
Participant requis de toucher la victime
Deux complices se disputent

En tout premier, il faut considérer que la majorité des commentateurs ne connaît que la version « Base - Hommes » ou même, connaissant les autres variantes, accepte le postulat de Milgram selon quoi cette variante est la plus significative.


[*] "La psychologie sociale de ce siècle a offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la manière dont il agira" (Stanley Milgram, 1974).
Citation tirée d'une page dont c'est le titre, et faisant une brève biographie de l'auteur.


[1] Il faut tenir compte d'une limite de ces discussions sur l'expérience de Milgram, elle ne concernent que ce qui s'en dit en Europe occidentale et en Amérique du Nord au cours du dernier demi-siècle – bien sûr, en ce mois de mars 2012 où j'ajoute cette note il ne pourrait y avoir de commentaires antérieurs mais de fait, une étude comme cette « expérience de Milgram »-ci n'est pas envisageable plus tôt, ce n'aurait pas été le type de questions que les sciences humaines se seraient posées auparavant. Disons que la « soumission à l'autorité » n'est devenue problématique (à tous les sens) qu'après la période 1930-1945, avant cela c'était une évidence même pour ceux qui la contestaient et en tout cas, une certitude que ça ressortait de la volonté propre ou de la contrainte, et non que ce soit le résultat inattendu de l'interaction entre plusieurs personnes.
Je n'ai pas idée de ce qui peut se dire de cette étude dans d'autres contextes mais il semble cependant que dans de nombreux pays encore (pour ne citer qu'eux, la Russie et la Chine) la soumission à l'autorité, même si contestée, n'est pas vraiment une notion problématique pour une majorité de leurs habitants, donc on peut supposer que les commentaires sur cette expérience, s'il y en a, ont une autre teneur.