La société, vue 1 — Pigeons et escrocs

 P erceptivement, pour une personne, soit tout individu ou groupe agissant de manière ordonnée, j'insiste, tout individu ou groupe, bref, pour une personne, “la société” est une chaîne reliant des escrocs et des pigeons observés par des voyeurs et menacés par des exhibitionnistes. En fait, chaque membre de la société est alternativement ou conjointement un ou plusieurs de ces rôles, ou “fonctions sociales”. Si dès maintenant vous jugez “négative” cette description de la société, ça vient de ce que, comme beaucoup, vous isolez ces rôles en instaurant de fausses discontinuités.

Globalement, tous les membres d'une société ont à-peu-près le même parcours, certains étant plus vifs, certains plus lents, certains plus d'autres moins durables, autonomes, solides, etc. Ça explique pourquoi une société à la fois sectaire et libérale ne peut pas fonctionner correctement.


Disons que je veuille me procurer un téléphone[1]. Problème, je ne trouve rien qui me convienne.

Il faut le dire, mon usage privé du téléphone est si restreint que le coût de l'abonnemment est plus élevé que celui de ma consommation en appels. Disons qu'entre les frais d'établissement de la ligne, la location ou l'achat de l'appareil et le prix de l'abonnement, ça me coûterait presque cinq fois plus cher, et au moins quatre fois, que mon usage des téléphones publics[2]. Ça n'a l'air de rien, mais ça représente en gros quatre à cinq heures de travail par mois pour quelqu'un ayant un revenu moyen. J'aimerais bien avoir une ligne privée mais le coût me semble rédhibitoire, puis j'ai déjà expérimenté: sous prétexte que vous ne l'utilisez pas, tous vos parents et amis s'en servent «pour rentabiliser l'investissement», ce qui signifie, faire dépasser significativement le coût des appels par rapport aux frais fixes, de manière à ce que ceux-ci apparaissent moins gros. Comme je suis poli je refuse rarement, et à la fin ça me fait des notes trente ou soixante fois supérieures à ma dépense réelle et propre. Personnellement, j'utilise le téléphone peut-être une heure, au maximum deux par mois; j'ai eu des notes avec un temps de connexion supérieur à deux heures par jour. Résultat, au lieu de consacrer quatre heures par mois à payer mon téléphone, il me fallait y consacrer une semaine… Or, je n'avais pas une telle part de mon revenu à y consacrer, résultat, deux ou trois fois je me suis retrouvé dans la situation de ne plus pouvoir honorer “ma” (sic) dette. Il y a des pigeons encore plus pigeons que moi qui, sous prétexte de «préserver son autonomie», vont s'endetter ou se surmener pour conserver leur ligne; moi, quand je ne peux plus payer, j'arrête les frais, je fais couper ma ligne, règle mes dettes et reprends mes habitudes. Ça m'ennuie un peu d'avoir des conversations privées avec des téléphones publics, mais ça m'ennuie moins que d'avoir un téléphone privé utilisé comme une cabine publique.


Ce qui m'irrite le plus est qu'une majorité de personnes de ma connaissance trouve mes analyses pertinentes, mais continue à payer dix, trente ou cent fois trop un service qui leur est très mal rendu. Je veux dire: tout possesseur de ligne téléphonique ayant un usage privé réel inférieur au total d'usage privé imaginaire ou d'usage public effectif a intérêt à ne pas détenir une telle chose car ça lui coûte plus que d'autres moyens. Et le téléphone n'est qu'un parmi bien des exemples, dont en premier lieu la sempiternelle automobile et l'usage excessif d'énergie électrique. Disons, la surconsommation. Je ne crois pas vous faire faire une découverte en vous disant que le problème n° 1 des sociétés développées est justement la surconsommation. Car probablement vous êtes comme les personnes de ma connaissance et avez conscience de la chose. Et probablement aussi, comme elles vous n'en tenez pas compte pour votre propre rapport au monde.


Problèmes sur la ligne

Ma description de ce qui arrive avec les téléphones privés me semble un excellent exemple pour montrer et comment les troubles sociaux apparaissent, et combien il est peu important, au début, de chercher qui, quand et pourquoi.


En soi, le télé[———], disons, le “télétransmetteur symbolique” ou le “système de télé-transmission” (==> télé-communication) n'est ni bon ni mauvais. Il est. Dans les premiers temps c'est un moyen privé connaissant un usage public; il y a une phase transitoire où il «tombe dans le domaine public». S'il est vraiment efficace il durera et son auteur continuera à percevoir un “droit d'usage” jusqu'à son extinction — de l'auteur ou du droit d'usage. Or, depuis quelques temps ce système, de vertueux est devenu vicieux. Disons, c'est perceptible depuis l'invention de l'écrit: la parole articulée permit l'extension “à perpétuité” du droit d'auteur et chaque individu est capable de mémoriser le moment et le lieu où l'auteur a communiqué son invention.

Le droit d'auteur ne cesse plus avec la fin de l'auteur physique: toute personne qui lui est généalogiquement reliée peut, si elle le veut, continuer à réclamer son droit d'usage, tant qu'elle peut prouver que tel de ses parents en est l'auteur. Dans les débuts de cette nouvelle forme de droit d'auteur ça ne posait pas (trop) de problème; après quelques générations on oubliait ses origines et faute de requérants crédibles, le droit cessait. Mais on améliora tant le système de mémorisation qu'on put conjointement mémoriser perpétuellement les auteurs actuels, puis par interpolation ceux antérieurs (“les ancêtres”) et ultérieurs (“les descendants”); comme ce qu'on retrouve le plus est la facture — la promesse de paiement des droits — tout un tas de personnes, sur la foi de ces factures, réclament le paiement d'une dette déjà acquittée. En fait, beaucoup de réclamants simulent, ils savent que la dette est payée mais la réclament encore, pour avoir plus que leur dû.


[1] Je prends ici un exemple réel, celui d'un moment où, n'ayant pas de téléphone en propre, je songeais à me procurer un tel appareil et tout ce qui va avec.
[2] Depuis, mon pronostic s'est vérifié: je coût de mon abonnement représente en moyenne 75% du coût global de ma ligne téléphonique, exception faite de mon abonnement Internet, lequel est d'ailleurs non dépendant de l'abonnement proprement téléphonique…