De la réglementation sur l'usage et la vente de cannabis

 S ur le site de la revue La Recherche on trouve ce petit texte, fort intéressant, en lien avec le numéro 362 de la revue (mars 2003), l'étude comparée des législations et de leur application dans neuf pays d'Europe occidentale et d'Amérique du nord. C'est assez instructif sur trois points notamment: l'incohérence ordinaire de ces législations; l'inapplicabilité effective de la plupart de ces législations quand elles se veulent très répressives; la non moindre incohérence des personnes censées appliquer la loi, les juges. Voici cette étude:

Cannabis: législation et pratiques répressives dans neuf pays

Trois pays vont voir leur politique évoluer profondément à plus ou moins brève échéance: le Royaume-Uni, la Suisse et le Canada. Tous trois s'engagent dans la voie d'une dépénalisation partielle. Le pays le plus libéral est actuellement les Pays-Bas.


ALLEMAGNE

Le cannabis est une drogue illicite comme les autres. La consommation n'est pas interdite, mais la détention, la production, et la vente sont des infractions pénales (sauf autorisation motivée par l'intérêt général ou la recherche scientifique).
Depuis 1994, le Tribunal constitutionnel autorise les tribunaux à ne pas poursuivre s'ils jugent par exemple que la quantité en cause n'est pas significative. La pratique varie selon les Länder mais, de fait, plus de 90% des procédures engagées pour la consommation de quantités ne dépassant pas 10g sont abandonnées.
Pour la possession, la culture ou la vente d'une quantité moyenne la loi prévoit une amende ou une peine maximale de cinq ans de prison.
Au-delà de 75 ou 200g (en fonction de la concentration en THC), la loi prévoit une peine de prison d'au moins un an.


CANADA

Le cannabis a été retiré de la liste des drogues les plus dangereuses.
Une personne accusée de simple possession de cannabis ne peut être poursuivie que par "procédure sommaire". Elle est passible d'une peine d'emprisonnement maximale de six mois, d' une amende maximale de 1 000 $ ou l'une de ces deux peines. La culture du cannabis à des fins commerciales est passible d'une peine maximale de sept ans. L'importation et l'exportation de cannabis reste passible, en principe, d'une peine d'emprisonnement à perpétuité.
En septembre 2002 le Sénat canadien, par la voix de son Comité spécial sur les drogues illicites, a recommandé au gouvernement de légaliser la consommation, la production et la vente de cannabis, selon un modèle voisin du projet suisse (voir à ce pays).


ESPAGNE

Le cannabis n'est pas considéré comme une drogue nuisant gravement à la santé.
Sa consommation et la détention à usage personnel ne sont pas interdits, mais la consommation dans un lieu public est considérée comme une "infraction administrative grave", passible d'une amende allant jusqu'à 30 000€ . Cependant la sanction n'est pas applicable si le tribunal ordonne une cure de désintoxication et en pratique les sanctions sont rares.
La notion de consommation personnelle varie beaucoup selon les tribunaux: 50g ou davantage. Les sanctions pénales n'interviennent qu'au-delà, mais l'offre et la cession entre usagers n'est généralement pas poursuivie.
La vente et la culture de cannabis sont passibles d'une peine de prison de un à trois ans et d'une amende dont le montant est deux fois la valeur du délit.
Au-delà d'un kilo ou en cas de circonstances aggravantes comme la vente à des mineurs, la peine est de trois à quatre ans et demi et d'une amende quadruple de la valeur du délit.
Quand l'infraction présente une "extrême gravité", la peine est portée à une durée allant de quatre ans et demi à six ans et neuf mois, et l'amende à six fois la valeur du délit.


FRANCE

La législation ne distingue pas entre le cannabis et les autres drogues illicites.
L'usage du cannabis est passible d'une peine maximale d'un an de prison, d'une amende de 3700€ ou d'une injonction thérapeutique.
La cession ou l'offre de cession pour usage personnel est passible d'une peine maximale de 5 ans de prison et d'une amende de 15 000€.
La détention à but commercial ou le trafic de quantités significatives est passible d'une peine maximale de dix ans de prison et d'une amende d'1,5 million d'euros.
La détention ou le trafic par une organisation criminelle est passible d'une peine maximale de 30 ans de prison et d'une amende d'1,5 million d'euros.


ETATS-UNIS

La législation fédérale ne distingue pas entre le cannabis et les autres drogues illicites.
En pratique le droit criminel et son application sont largement l'affaire de chaque Etat, et la situation diffère beaucoup d'un Etat à l'autre.
Dans dix Etats, la possession d'une petite quantité de cannabis n'est passible que d'une amende. Dans d'autres une peine de prison est prévue, mais peu appliquée. La pratique la plus courante dans la majorité des Etats est une nuit passée au poste de police.
Huit Etats ont par ailleurs adopté une loi autorisant, malgré l'interdiction fédérale, certaines catégories de patients à consommer du cannabis.
Le droit fédéral prévoit toute un arsenal de peines pour les délits allant de la simple possession pour usage personnel au trafic à grande échelle. La distinction principale intervient entre la première infraction et la récidive. Les gros trafiquants risquent la perpétuité. Concrètement le droit fédéral s'applique dès que la police fédérale se saisit d'une affaire ou qu'une affaire est transmise par la justice d'un Etat à la justice fédérale.


PAYS-BAS

La consommation de drogues (quelles qu'elles soient) n'est pas une infraction. Pour le reste, la législation distingue entre les drogues dures et les produits du chanvre.
Le système répressif hollandais est fondé sur une gradation des peines en fonction de la quantité.
Jusqu'à 5 g, possession, vente etc. font l'objet d'un simple "avis de la police". Un avis de la police est également délivré pour la culture jusqu'à 5 plants.
Entre 5g et 1kg ou entre 5 et 10 plants la sanction est une simple amende. Entre 1 et 5kg et entre 10 et 50 plants à l'amende s'ajoute une peine de deux semaines de prison par kg et le tribunal peut ordonner une demi-journée par plant.
Tous délits confondus, la peine maximale est de deux ans de prison.
Des coffee shops sont autorisés à vendre du cannabis à certaines conditions (ex: ne pas vendre plus de 5g à la fois à la même personne).


ROYAUME-UNI

Les drogues sont classées en 3 catégories, A, B et C. Le cannabis appartient encore à la catégorie B (avec la codéine, les amphétamines orales et les barbituriques), mais sans doute plus pour longtemps: le gouvernement s'apprête à le faire passer dans la catégorie C (tranquillisants, certains stimulants moins puissants et analgésiques opioïdes légers).
Le reclassement du cannabis dans la catégorie C implique que la possession de cannabis à des fins personnelles ne fera plus l'objet de poursuites pénales mais seulement d'un avertissement policier, comme aux Pays-Bas.
Pour la possession de quantités allant au-delà des besoins de la consommation personnelle, la peine maximale passera de 5 à 2 ans.
Pour le trafic, la peine maximale passera de 14 à 5 ans.

SUÈDE

La législation ne fait pas de distinction entre les drogues illicites.
L'usage ou la possession jusqu'à 50g sont passibles d'une amende ou d'une peine maximale de six mois. Le tribunal peut prononcer une injonction thérapeutique.
La possession ou le trafic d'une quantité allant de 51g à 2kg sont passibles d'une peine maximale de trois ans. Au-delà de 2kg, la peine va de 2 à 10 ans.

SUISSE

La législation suisse actuelle ne fait pas de distinction entre les drogues illicites et prévoit un arsenal de peines des plus classiques, mais la situation est appelée à changer. Le gouvernement a en effet déposé un projet de loi dépénalisant la consommation de cannabis. Le Parlement pourrait avaliser ce projet ce printemps 2003.
D'après ce projet la consommation mais aussi la culture, la possession et la préparation à des fins personnelles ne seraient plus sanctionnées.
La vente elle-même sera autorisée à certaines conditions: s'adresser à des majeurs, ordre public maintenu, aucune publicité etc.


Sources principales:

Sénat canadien. Rapport du Comité spécial sur les drogues illicites: le cannabis, chapitres 19 et 20, septembre 2002
Sénat français. La dépénalisation de la consommation du cannabis, Législation comparée, janvier 2002.
Douglas Husak, Legalize This ! The case for decriminalizing drugs, Verso, 2002.


Hors le cas des États-Unis, dont la législation est par nature incohérente, du double fait qu'elle dérive de la common law où la jurisprudence joue un rôle souvent plus important que la loi écrite, et qu'il y a dans ce pays trois niveaux de législation, la loi fédérale, celle des États et celle des comtés, hors ce cas donc, les deux pays les plus incohérents sont l'Espagne et l'Allemagne: comment peut-on justifier, dans le cas de l'Allemagne, que «La consommation n'est pas interdite, mais [que] la détention [est une] infraction pénale» ? Quant à l'Espagne, à l'évidence la législation est du plus grand flou et met l'usager-détenteur dans l'incertitude la plus grande quant à ce qui pourrait lui arriver s'il se retrouve devant un tribunal: aura-t-il affaire à un juge pour qui la «consommation personnelle» va jusqu'à 200g ou seulement 25g ?

Les deux pays en théorie les plus cohérents sont ceux aux extrêmes: les Pays-Bas et la France. Dans les faits c'est moins évident, parce que la pratique, comme souvent, diverge assez de ce que dit la loi. Aux Pays-Bas, la limite de détention — et de vente — à 5g est modérémént respectée, et le dépassement de cette limite, si elle reste «raisonnable» (ce qui là aussi dépendra de l'idée que tel policier, tel juge particuliers se feront de la “raison”…), n'est pas sanctionnée. Malgré tout, les Pays-Bas sont le seul pays, avec la France, à fixer une règle précise sur la détention de (plants de) cannabis. Avec la France donc, où ici la règle est simple: toute détention, tout usage est un délit; tout commerce est un délit aggravé; tout trafic est un crime. Sauf bien sûr que dans les faits toujours, il y a un glissement. Entre autres, la consommation et/ou la détention de faibles quantités (“consommation personnelle”…) sont très peu réprimées. Comme le précise l'économiste Pierre-Yves Geoffard dans un autre texte, «en 2003, on a procédé à plus de 90.000 interpellations pour usage et les prisons contiendraient actuellement [décembre 2004] environ 800 personnes condamnées à ce titre», ce qui fait un rapport de 112 à 1 entre le nombre d'interpellations et le nombre de sanctions. En outre, une grande part des cas sanctionnés le sont du fait de «circonstances aggravantes» effectives (rébellion, insultes, tentative de fuite, etc.) ou subjectives («récidive», absence de l'accusé au procès, comportement «provocant», etc.). Il est aussi connu que plus vous serez pauvre et “bronzé”, plus vous encourrez le risque d'une sanction.

Ce qui nous amène au troisième point: l'incertitude judiciaire. Et policière, bien sûr… Mais surtout judiciaire, quoi les deux choses aillent de pair: pour qu'une personne se retrouve devant le juge, il faut en général qu'au préalable les forces de l'ordre, constatant le délit, l'interpellent. Ce qui n'est pas de la première évidence. Le nombre d'interpellations (qui ne rend d'ailleurs pas compte du nombre de personnes interpellées, certaines — beaucoup — l'ayant été plus d'une fois) montre que la police française ne s'acharne guère contre ce type de délit; et ce nombre ne rend pas non plus compte de celui des inculpations consécutives: ce n'est pas parce qu'une personne est interpelée qu'elle sera mise devant les tribunaux. Prenez mon cas, pour tout autre chose: un jour que j'étais dans la gare de Bordeaux, il y eut un incident qui ne me concernait que comme témoin, ce qui n'a pas empêché d'être embarqué «comme tout le monde» (c.-à-d., comme tous les “suspects”: jeunes, chevelus, basanés). J'étais de fait un “délinquant” parce que, comme la plupart des gens, j'avais un couteau — un canif — dans la poche, ce que la loi interdit. Précisément, elle interdit le port des armes de sixième catégorie (armes blanches) et en interdit le transport «sans motif légitime». Or, «Quiconque, hors de son domicile […], sera trouvé porteur ou effectuera sans motif légitime le transport d'une ou plusieurs armes de 1ère, 4e ou 6e catégorie […], sera puni […], 2° S'il s'agit d'une arme de la 6e catégorie, d'un emprisonnement de trois ans et d'une amende de 25.000 F». On comprendra que si cet article était appliqué strictement, la moitié de la population moisirait en prison… Ceci étant dans la circonstance mon seul «délit», l'officier de police judiciaire qui traita mon cas se contenta de confisquer mon Opinel, et voilà tout. Résultat, «affaire classée», et pas de présentation devant la justice. De même, on peut supposer sans grand risque que sur les 90.000 interpellation pour «délit de joint» de 2003, beaucoup n'allèrent pas plus loin que le poste de police.


La loi est un étrange objet. Il y a deux sortes de manières de “faire la loi”, celle qu'on peut dire «coutumière» et celle «régulière»: la première fait une large place au juge en limitant au minimum les règles fixes et en lui laissant l'opportunité de décider en fonction du cas mis devant lui; au contraire, la manière régulière tente d'encadrer le jugement du magistrat dans un réseau dense de lois ad hoc pour chaque cas qui se présente à lui. On peut dire que la méthode coutumière est celle des cas particuliers, la méthode régulière celle des cas généraux. Bien qu'il y ait toute une variété de systèmes, on a coutume, dans les pays développés d'Europe occidentale et ses anciennes colonies à opposer ces deux cas en les désignant comme «droit anglo-saxon» ou common law et «droit latin», ce qui est en fait assez loin de la réalité. Malgré tout, ça rend compte du fait qu'il y a donc deux manières assez différentes de faire la loi, l'une, peut-on dire, qui part du haut (assemblée, gouvernement, chef d'État) et va vers le bas, l'autre qui part du bas (jury, juge, procureur) et va vers le haut. L'une ou le juge «dit le droit», l'autre ou il le «fait».

Tout ça est bel et bon, mais dans la réalité observable de ce début de XIX° siècle, on peut voir que, dans les pays en question, s'est mis en place un système mixte, les uns mettant du jurisprudentiel dans leur règle, les autres régulant leur jurisprudence. Il est intéressant de savoir que les deux pays «occidentaux» qui produisent le plus de lois sont (quoi que d'autres veuillent les rattraper) la France et les États-Unis, pourtant réputés ne pas avoir la même tradition. En même temps, la France, censée être le pays le plus typiquement «de droit latin» a introduit, au cours des deux derniers siècles, des procédures très common law dans leur style, comme «l'intime conviction», les «circonstances», soit aggravantes soit atténuantes, et l'opportunité subséquente de déclasser ou surclasser une voie de fait (la faire passer du statut de crime à délit ou au contraire, de délit à crime), «l'indépendance des juges» (du siège, non du parquet), et autres accommodements avec la règle.

Pour les États-Unis ça se comprend aisément: à l'origine de leur fondation il y eut tous ces mouvements millénaristes ou piétistes qui avaient ceci en commun de ne pas supporter l'autorité d'un César lointain et absolu, et de ne vouloir que celle de Dieu, hic et nunc, ici et maintenant. De ce fait, que ce soit dans une forme libertaire (“anarchiste”) ou “libertarienne” (libérale et élitiste), ces mouvements partaient du principe que la meilleure manière de légiférer était de traiter chaque cas comme un cas particulier, soumis à la sagacité d'un juge s'éclairant des exemples de la Bible. Ce qui ne signifiait pas qu'on ne fixait pas de règles, simplement, elles partaient des cas au lieu que les règles s'appliquent aux cas. Et elles étaient évolutives.

Au moment de leur création, les États-Unis formèrent une confédération car, tenant compte de cette manière de faire, chaque membre souhaitait conserver le plus d'autonomie possible. Moins d'un siècle plus tard, ce fut l'évolution d'une partie de ces États — en majorité ceux du nord et de l'est — vers le fédéralisme qui déclencha la plus grave crise que connut le pays, la fameuse «guerre de sécession», avec un nord-est «fédéré» et un sud-ouest «confédéré». On met souvent la question de l'esclavage en avant, elle avait une incidence assez limitée, le cœur de la question était, «quel type d'organisation» ? Large autonomie des États ou renforcement du pouvoir fédéral ? L'option fédéraliste gagnant la partie, par nécessité la «normalistation» de la loi devint inéluctable. Ou du moins, une certaine normalisation, plus importante qu'auparavant. Mais ça allait dans le sens des choses: l'industrialisation du XIX° siècle requérait une certaine «mise aux normes» de la nation, y compris dans le domaine législatif.

En sens inverse, le capitalisme industriel du même siècle, du fait qu'il ouvre la société aux mouvements des biens, des personnes et des capitaux, nécessite une certaine souplesse dans l'application des règles, ce qui explique l'introduction de procédures allant dans ce sens tout au long du siècle. Un mouvement renforcé par la progressive démocratisation des sociétés les plus industrialisées. Si on prend le cas de la France, après la Révolution de 1789 l'Assemblée décida que la nation ne serait plus soumise à l'arbitraire d'une justice strictement coutumière et très inégalitaire telle que celle de l'Ancien Régime, et que la loi serait «la même pour tous», d'où la rédaction d'un premier Code pénal en 1791 qui édicte une automaticité des peines garantissant, dans l'esprit du législateur, que les justiciables ne seront pas soumis à peines arbitraires. C'est très beau, très égalitaire, très républicain, mais très problématique: dès lors qu'on ne peut moduler la sanction ni vers le pire ni vers le moindre, il arrive qu'un jury décide, «en son âme et conscience», d'acquitter un inculpé, même le sachant assurément coupable, pour n'avoir pas à le condamner à une peine qu'il estime trop lourde. Raison pourquoi, comme l'écrit l'auteur dont je m'inspire dans ce paragraphe, ce fut «dans la loi du 26 Juin 1824, dans le but exclusif de lutter contre les acquittements scandaleux, que la théorie des circonstances atténuantes fut introduite en matière criminelle» — auparavant elle ne s'appliquait, et de manière restreinte, qu'aux délits. On remarquera que dans ce cas, loin d'être une mesure de clémence les «circonstances atténuantes» visaient au contraire, à l'origine, à s'assurer que tous les coupables seraient punis…

Pour citer encore notre auteur[1], voici ce qu'il écrit sur la philosophie française du droit:

«Le législateur de 1791, qui suit très rigoureusement la Déclaration des Droits de 1789, fait très exactement référence aux propositions de Beccaria qui voyait, jusqu’à la caricature, dans le droit pénal une règle du jeu social: Chaque citoyen doit savoir quelle peine il se verra infliger s’il viole telle règle précise. La fonction du juge pénal est purement distributive: il échange une peine contre un délit, selon une règle préalablement établie».

Ce qui va donc à l'inverse de la common law où, précisément, c'est au juge — ou au jury — que revient la fonction d'évaluer pour chaque cas une peine adaptée. Mais comme dit plus haut, l'introduction de la notion de circonstance(s) atténuante(s) dans ce droit y injecta un peu de common law, comme la fédéralisation des États-Unis conduisit à réguler et encadrer plus fermement le droit pénal. Les deux systèmes de droit sont assez dissemblables formellement, mais fonctionnellement ils sont beaucoup moins distants que ce qu'on se plaît à croire, par les temps qui courent. Depuis qu'il est devenu coutumier de prétendre que, non, vraiment, l'Amérique ce n'est pas du tout comme l'Europe ! Et cela tant chez les (supposés) américanophobes que chez les (supposés) américanophiles.

En fait, l'opposition réside moins dans le système de droit que dans l'attitude de la société, et donc des juristes (procureurs, avocats, juges), en ce qui concerne la justice et surtout, en ce qui concerne la manière de l'appliquer. Bien que, dans les faits, il en aille un peu autrement, on peut dire que les divers systèmes de droits se répartissent en ceux où la matière légale est affaire de spécialistes, et ceux où elle ressort plutôt du sens commun. Dans un pays comme la France, ou comme l'Italie, la Belgique, la Pologne, la magistrature est une fonction administrative à laquelle on accède sur titres (doctorat en droit, puis concours), alors qu'aux États-Unis c'est une fonction politique à laquelle on accède par l'élection ou — dans le cas des cours suprêmes — par désignation du gouverneur et, au niveau fédéral, du président et de la Chambre des représentants. Je parle bien sûr ici de la magistrature «noble», pénale et civile, car la justice commerciale et celle des prud'hommes sont exercées, en France, par des «amateurs», et ressortentt du corporatisme à la papa — ou à la mode d'Ancien Régime. Ces deux manières d'envisager la carrière des juges orientent considérablement les manières de rendre la justice: dans les systèmes où la magistrature est une fonction politique, d'une part les juges ne «font pas carrière», ou du moins ne sont pas censés faire carrière, untel peut, telle année, postuler à cela, telle autre cherchera à se faire élire shériff, ou représentant, ou maire, de l'autre ils sont — censément là encore — beaucoup plus pragmatiques, puisque faisant reposer leur jugement sur l'analyse de la situation et sur la jurisprudence plutôt que sur les textes et sur les circulaires d'application. Ce qui en creux désigne les autres systèmes: ils sont plus dogmatiques, et les juges plus «détachés des réalités sociales» puisque n'ayant pas à ménager, ni les justuiciables, ni l'opinion de potentiels électeurs.

Là aussi, c'est assez théorique, et ne tient pas tant la route que ça. Pour reprendre nos deux supposés parangons de common law et de droit romain, les États-Unis et la France, il y a loin de ma description “pure” à l'effectivité des choses. Aux États-Unis, de même que la fédéralisation du droit limita considérablement l'arbitraire des peines, elle conduisit à professionnaliser les diverses instances qui concourent à l'application des lois: si au niveau des États et des comtés la police et la justice sont, et encore pas dans tous les cas, le fait de gens élus, au niveau fédéral ce sont bel et bien des administrations, et très semblables à celle de nos cours et de notre police nationale. En sens inverse, comme je le mentionnais, il existe en France tout un pan de la justice qui est le fait de personnes élues, ou désignées par l'exécutif ou le législatif: il y a donc cette justice «de corps» — tribunaux de commerce ou administratifs, prud'hommes — où la grande majorité des juges ne le sont pas sur titres; il y a cette justice corporative au sens strict, les «ordres» (des médecins, des avocats, etc.), où cette fois l'ensemble des «juges» ne sont pas des professionnels du droit — sinon les avocats, bien sûr… —; il y a bien sûr cette foultitude de quasi-cours, les «haut conseils» de ceci ou de cela — CSA, AMF, ART, etc. — qui ont des pouvoirs de sanction directe; il y a enfin ce qu'on pourrait appeler les «cours spéciales», Cour des comptes, Conseil d'État et Conseil constitutionnel notamment, qui certes comptent parmi leurs membres des magistrats de carrière, mais aussi bon nombre de personnes qui y sont au titre de services rendus à tel parti, tel ministre, tel président, plutôt qu'à celui de leurs compétences juridiques. Ce qui prouve d'ailleurs que, finalement, la croyance typiquement française selon laquelle le droit est une matière complexe à la seule portée des spécialistes patentés n'est pas si avérée: il ne semble pas qu'on juge beaucoup plus mal — ou beaucoup mieux ! — au Conseil constitutionnel qu'au Tribunal de Grande Instance de Paris.

Bref, à y regarder mieux, la France comme les États-Unis ont, outre un système légal mixte, “romano-anglo-saxon”, un appareil judiciaire mixte, pour partie administratif, pour partie corporatif, pour partie politique. Et même dans leurs supposées différences ils ne sont pas si dissemblables. Du côté français, compte non tenu du Parquet, le fait que la justice soit une administration est censé garantir l'indépendance des juges, or s'ils ne sont effectivement pas tributaires de l'opinion publique, chacun sait — ou du moins le devrait — qu'il n'en va pas de même de, disons, la «classe politique»: qui nomme les juges ? Le Garde des sceaux. Et certes, il ne peut pas, ou peut difficilement, les mettre à pied ou les destituer, en revanche il peut avec la plus grande facilité entraver l'avancement de carrière de tel, ou au contraire la faciliter, en fonction de critères qui ne sont généralement pas ceux de l'efficience du bonhomme. Par exemple, la valse des procureurs, présidents de cours et juges d'instruction de ces trois dernières années (2002 à 2004) à Paris, Bobigny et Pontoise est notoirement liée au traitement de dossiers encombrants mettant en cause des proches des dirigeants du défunt RPR et de l'actuelle UMP, les juges en place précédemment s'acharnant sur ces dosssiers et leurs successeurs se dépéchant, à peine nommés, de les enterrer. La carrière des magistrats est «horizontale» ou «verticale»: horizontale pour ceux réellement indépendants qui ne montent pas dans la hiérarchie mais changent souvent de juridiction, verticale pour les plus conciliants, qui tendent à monter vite dans cette hiérarchie.

Trève de plaisanteries, revenons-en à notre sujet: le cannabis. Mais, est-ce bien le sujet de ce texte ? Je ne crois pas. Et en même temps, oui: la manière dont un État gère son rapport formel et réel aux drogues est particulièrement indicative du rapport général qu'il entretient avec la société. Dans la majeure partie des sociétés, il y a plusieurs sortes de drogues, au sens où la médecine spécialisée définit le terme: «MÉD.Substance psychotrope en général nuisible à la santé, susceptible de provoquer une toxicomanie, et consommée en dehors d'une prescription médicale». Ouais, mon Petit Larousse illustré a tout faux ! Ceci n'est pas l'acception édicale mais la définition politico-juridique. Une drogue est… Bon: je m'en vais faire un petit tour sur Internet et je vous ramène une vraie définition médicale du mot, ce sera plus simple.


Autant aller voir chez ceux qui réfléchissent à la question sans a priori pour ou contre, j'ai nommé la “MILDT”, qui se traduit en «Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie», qui a l'avantage de s'intéresser au sujet non par choix, mais parce que le gouvernement l'a demandé. Voici:

«Nous retiendrons la définition suivante: une drogue est un produit naturel ou synthétique, dont l'usage peut être légal ou non, consommé en vue de modifier l'état de conscience et ayant un potentiel d'usage nocif, d'abus ou de dépendance. Cette définition inclut: les stupéfiants, les substances psychotropes, l'alcool, le tabac, les colles et solvants, les champignons hallucinogènes et les substances de synthèse non encore classées. Elle exclut les substances vitales (eau, air), le café, le chocolat, les médicaments psychoactifs non utilisés pour modifier les états de conscience».

J'aime bien ça, les gens qui font des efforts de synthèse tout en s'éloignant de ce qui est trop, ou pas assez, de parti-pris. Je vous conseille la page d'où vient cette définition, pour voir comment les membres de la MILD en sont venus à cette définition, ni trop limitée ni trop extensive, ni trop moralisante ni trop évanescente. Donc, une drogue est, globalement, une substance psychoactive prise dans un but précis, «modifier l'état de conscience». Savoir si elle est «en général nuisible à la santé» ou «consommée en dehors d'une prescription médicale» a fort peu d'importance, sinon aucune. Je connaissais un gars “toxicomane” au sens où l'entend la MILDT, et qui assouvissait sa manie «sous prescription médicale». Le cas était: il souffrait d'une douleur sciatique quasi-permanente et non remédiable, du fait, son médecin lui prescrivait de la morphine; malheureusement pour lui, le «potentiel de dépendance» devint un effectif, et il consommait sa morphine à la fois en tant qu'elle soulageait sa douleur et en tant qu'elle avait une capacité réelle à «modifier [son] état de conscience». Son médecin, qui j'imagine n'était pas totalement idiot, devait assez probablement se rendre compte du problème, mais en même temps, de fait le produit avait aussi une utilité en tant que “soin palliatif”, comme on dit désormais. On voit malgré tout la limite de la définition citée: ici, la morphine était à la fois un «médicament psychoactif non utilisé pour modifier les états de conscience»» et «un produit […] consommé en vue de modifier l'état de conscience», en ce sens que le gars en question pouvait alterner les deux usages, voire les adjoindre.

Cela dit, elle convient assez au cas général: une drogue est un produit quelconque, qui a en commun avec les autres drogues d'être “psychoactif” — terme qui a l'avantage de regrouper les produits psychotropes («qui modifie[nt] le psychisme et le comportement» et psychédéliques (provoquant «un débordement délirant des idées et une distorsion des faits et des images réels, qui peuvent aller jusqu'aux hallucinations psycho-sensorielles») — et que l'usager consomme, comme le dit la MILDT, pour «modifier l'état de conscience». La séparation entre usages — et produits — psychotropes ou psychédéliques n'est pas si nette. D'abord parce que nombre de drogues ont les deux effets, cumulés ou alternés: c'est le cas notable de l'alcool qui, selon les personnes, les contextes, les doses, l'accoutumance, tantôt «modifie le psychisme et le comportement», tantôt provoque «un débordement délirant des idées et une distorsion des faits et des images réels», tantôt mêle les deux choses. C'est aussi le cas du LSD, et moindrement du cannabis ou de la cocaïne. Mais la plupart des usagers usent de telle ou telle drogue plutôt pour l'un des deux effets, l'autre n'étant pour eux, s'ils le ressentent, qu'une sorte d'effet secondaire, et souvent indésirable. C'est le principe de la «montée» et de la «descente»: on prend en général du LSD pour l'effet psychédélique, mais souvent la phase de descente est assez psychotrope; inversement, le cocaïnomane privilégie l'effet psychotrope, mais après une période plus ou moins longue d'accoutumance, la descente devient assez régulièrement psychédélique, ce qui n'est pas vraiment souhaité.

Je parle de ça sans connaître, par observation, pour mon compte, je me suis toujours limité aux drogues classiques: tabac, alcool, cannabis, psilocybes. Celles dites dures ainsi que celles ruineuses pour le cerveau (colle, éther), ce n'est pas pour moi ! Remarquez, l'alcool n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une drogue douce… Quoi qu'il en soit, j'ai donc remarqué que quelle que soit la drogue, l'usager, soit habituellement soit contextuellement, ne recherche qu'un type d'effet, et, comme dit, considèrera “l'autre effet”, s'il y en a un — et il y en a souvent un — comme malvenu, non souhaitable. Mais, revenons à notre définition, et à ce qu'on en peut tirer.


Le MILDT le rappelle, «au XIXème siècle, [le mot] s'appliquait aux préparations faites par les apothicaires. Progressivement, ce mot a pris une connotation péjorative, désignant, par opposition aux médicaments, les substances dont la capacité à guérir est douteuse ou qui sont susceptibles d'être utilisées dans la recherche de plaisir». Incidemment, le terme “apothicaire” a lui aussi «pris une connotation péjorative», cf. «remède d'apothicaire», plus ou moins équivalent à «remède de bonne femme». Autant dire, des non-remèdes. Le principe d'inclusion / exclusion, inverse de celui valable pour “drogue”: remède est un terme “positif”, mais pris en antiphrase dans ces expressions figées; l'apothicaire est devenu, dans la société industrielle, une anti-valeur remplacée par la valeur “pharmacien”, et tout terme qui s'y accolle prend un anti-sens. Il vaut je crois de considérer que «modifier l'état de conscience» était globalement ce à quoi visaient les drogues des apothicaires. Je ne pense pas que lesdits apothicaires auraient, au XVIII° ou au XIX° siècles, formulé la chose dans ces termes, malgré tout, si pommades et onguents avaient un but (sinon un effet) de type thérapeutique, les drogues visaient à autre chose.

On s'imagine souvent les gens du passé comme naïfs, voire idiots. Ce que ne démontrent pourtant pas les écrits qu'ils nous laissèrent; certes ils avaient leurs Trissotins mais quoi ! Nous avons nos Bernard-Henri Lévy et nos socio-biologistes; si on doit se souvenir, au XXIII° siècle, du XX° comme celui d'Alvin Toffler, Silvester Stallone et Doc Gynéco, c'est sûr, on se dira: ils n'étaient pas très fins ces gens-là… Donc, les apothicaires n'étaient pas plus bêtes que vous et moi, et à coup sûr, pour certains bien moins bêtes que moi. Entre autres ils savaient, comme le sait de nos jours le sorcier qui fait un «rite de guérison» au Gabon, en Sibérie ou au Guatemala, que les produits qu'ils donnaient à leurs usagers, les «drogues», n'avaient pas la capacité de guérir quoi que ce soit, ou du moins, de guérir positivement, directement, comme par exemple un antibiotique vous guérit d'une infection bactérienne en agissant effectivement sur le micro-organisme. Et pourtant, le malade «soigné» par le marabout ou le chaman guérit. Pas toujours, mais somme toute assez souvent. Et s'il ne guérit pas, du moins il se sent «mieux». Parce que le rite de guérison aura eu cette vertu de «modifier l'état de conscience» du patient, effectivement, avec l'absorbtion d'une drogue «psycho-active», subjectivement avec les passes, les formules rituelles, le cérémonial. Les drogues de l'apothicaire, ses onguents, ses pommades, ses emplâtres, avaient une fonction sociale équivalente à la fois à celle des «breuvages de sorciers» et à celle des «médicaments» modernes.


Drogues, «par opposition [à] médicaments» — inclure, exclure. Mais en fait, ça ne s'oppose pas, du moins pas de cette manière. La proposition «les substances dont la capacité à guérir est douteuse ou qui sont susceptibles d'être utilisées dans la recherche de plaisir» décrit en creux ce que sont censément les médicaments, des «substances dont la capacité à guérir n'est pas douteuse et qui ne sont pas susceptibles d'être utilisées dans la recherche de plaisir». Or, dans nombre de cas — selon moi, la majorité —, «la capacité à guérir» des médicaments est en effet douteuse, et pour le dire clairement, nulle, et les patients en usent avec comme but une «recherche de plaisir». En outre, ils sont “psycho-actifs”, même quand on ne les considère pas tels.

Tout ça ne signifie pas que les médicaments modernes n'ont pas plus d'efficacité que, quoi dire ? La pierre philosophale ? La poudre de perlimpimpin ? Bref, que les remèdes de bonnes femmes. Simplement, l'usage social des médicaments diffère assez de celui que la Faculté recommande. La récente campagne visant à limiter l'usage des antibiotiques (après des décennies d'inertie là-dessus) explique bien ce que je veux dire: indéniablement, ces antibiotiques ont, comme dit, une effet réel pour combattre une infection bactérienne; en revanche, ils n'en ont pas pour celles virales. Or, depuis des décennies nos médecins prescrivent des antibiotiques en cas de grippe… Comme pour les apothicaires du passé, je ne considère nullement que nos modernes médecins sont des imbéciles qui ne connaissent pas les effets et les cas d'application des médicaments qu'ils prescrivent (du moins, ils ne sont pas tous des imbéciles). La logique voudrait donc que, conscients de l'inutilité de la chose, ils ne fassent pas prendre un antibiotique en cas de grippe, surtout si l'on considère les déréglements provoqués du côté de la flore intestinale. Pourtant, ils le font. Ou le faisaient, jusqu'à récemment. Que dire ?

Ceci: c'est un «rite magique». Le médecin sait que l'effet réel de sa prescription (un antibiotique, un sirop anti-toux à la codéine, plus un quelconque anti-inflammatoire en comprimé ou en suppositoire) sur le virus de la grippe sera nul. Et que la “vraie” prescription est: je vous donne huit jours d'arrêt-maladie, restez chez vous pour vous reposer, faites deux jours de diète avec juste du bouillon de poule, et buvez beaucoup d'eau. Pas d'alcool, “à cause des antibiotiques”, sauf des grogs ou du vin chaud, bien sûr, et restez le plus souvent bien couché. Du repos, un jeûne, de la chaleur et puis voilà ! La machine repartira d'elle-même. Si on considère les chose objectivement, prescrire un antibiotique à un grippé serait même contre-productif, en ce sens que ça affaiblira l'organisme, ce qui semble favorable au virus plutôt qu'au malade. Mais je le disais, je ne crois pas que les médecins soient (strictement) des imbéciles. In fine ils le sont, puisque cette sur-prescription d'antibiotiques a eu pour effet, on le sait maintenant, de sélectionner des souches bactériennes résistantes, mais au moment où ils prescrivent un “non-médicament” (en ce sens précis où le médicament prescrit n'aura pas d'effet réel sur le vecteur de la maladie), ils le font intelligemment.

La plupart des médecins autres que les homéopathes et les “psy” ont un mépris pour le coup assez naïf envers les maladies «psycho-somatiques»; pourtant, les prescriptions de non-médicaments sont la démonstration inverse qu'un «médicament psycho-somatique» est aussi efficace qu'un “vrai” médicament. Dois-je rappeler ici que, lors des évaluations de médicaments nouveaux — et même anciens —, l'écart entre l'efficacité du «vrai» médicament et celle des placebos est généralement très faible ? C'est précisément sur ce qu'on nomme désormais “l'effet placebo” que compte le médecin quand il prescrit un supposé médicament en sachant qu'il n'aura pas d'effet sur le virus: rassuré, son patient se détendra, étant moins stressé il ira effectivement mieux et sera plus à même de mobiliser ses défenses immunitaires, et guérira plus vite que s'il n'avait pas pris ses antibiotiques. Lesquels sont d'ailleurs, ici, réellement des placebos

Un psychotrope est un produit «qui modifie le psychisme et le comportement». C'est en ce sens que je disais que les médicaments, au même titre que les “drogues”, sont “psycho-actifs”: la pénicilline n'est pas plus un psychotrope effectif qu'un antiviral effectif, par contre, l'effet rassurant de la prescrition va bel et bien provoquer chez beaucoup de patients une modification du psychisme (le malade va “psychiquement” mieux se sentir) et consécutivement, du comportement. Sans vouloir raconter mes vieilles guerres estudiantines, je peux vous dire que “l'effet placebo” fonctionne aussi avec les drogues du genre cannabis: il nous est arrivé, avec quelques copains, de faire fumer un “joint” contenant 0% de THC (le principe actif du cannabis: tétra-hydro-cannabinol) à des gars — et des filles — qu'on appréciait modérémént, jsute comme ça, pour rire, et bien, sinon à chaque fois, du moins assez souvent ils ressentaient une réelle ivresse cannabique. D'où l'on en peut conclure que c'est au moins autant et pour certains, plus l'effet que l'on escompte du produit que le produit lui-même qui agissent. Ce n'est bien sûr pas vrai pour tout: pour le SIDA comme pour l'héroïne, il n'y a pas d'effet placebo. Enfin, je crois.


Reprenons notre énumération abandonnée après la désastreuse définition tirée du Petit Larousse. Donc, il y a plusieurs sortes de drogues: celles «socialement acceptables», qui sont en fait des “non drogues”; celles tolérables, qui parfois sont, parfois ne sont pas considérées comme drogues; celles asociales et anti-sociales; celles “criminelles”, directement ou indirectement. Un cas patent en France de drogue sociale est celui de l'alcool: pour le MILDT c'est une drogue; pour le gouvernement, pour l'Assemblée nationale et pour une bonne part des Français, ce n'en est pas une. Parce que le terme, de technique qu'il fut, est devenu judiciaire: est “drogue” ce que décrété tel dans les arrêtés, circulaires et nomenclatures définissant la classe d'objets délimités “drogue” par les ministères de la justice et de l'Intérieur; est “non drogue” tout le reste, ergo l'alcool, surtout sous forme de vin, n'est pas une drogue.

Les mots… Si la plupart des mots réfèrent à des réalités effectives, objectives ou subjectives, il en existe un certain nombre qui ont pour fonction de délimiter ce qui est socialement acceptable et ce qui ne l'est pas. Le plus souvent, ces mots réfèrent à des notions abstraites, mais un nombre assez important réfère cependant à des réalités concrètes — comme pour “la drogue”, “les drogues”. Concrètes mais fluctuantes. Il n'y a pas un objet ou une classe d'objet fixe qu'on puisse avec certitude désigner comme étant “drogue”. L'exemple de la morphine, une drogue de type tolérable en France, illustre la chose: selon qu'elle sera ou non prescrite par un médecin, on la considérera tantôt comme un “médicament”, tantôt comme une “drogue”; le cas de l'alcool est tout aussi équivoque, si l'on fait un peu de comparatisme: en France, ce n'est pas une droque, au Maroc, c'en est une; aux États-Unis, où l'acception de la notion est différente, c'est de l'ordre du tolérable, tantôt drogue, tantôt non drogue.

Les mots de ce genre sont, peut-on dire, des fonctions: il importe au fond assez peu de savoir avec certitude ce qui est ou n'est pas drogue, compte avant tout de déterminer ce qu'est, plutôt qu'un drogué, un “toxicomane”. Du moins en France. Car comme dit, aux États-Unis les choses diffèrent. En gros, en France on associe la drogue à un état, aux États-Unis, à un comportement. Pour les Français, l'indice qu'une personne s'adonne à la drogue est l'effet que, censément, elle produit, ils voient surtout le «potentiel d'usage nocif, d'abus», d'où la désignation du drogué patenté comme toxicomane, comme personne «sous l'effet habituel d'un toxique». Pour les Étatsuniens c'est l'accoutumance ou/et la dépendance qui priment, et le drogué est un “addict”, une personne “attaché à sa drogue”. Ce qui explique d'ailleurs pourquoi l'extension du domaine de la drogue est très différent dans les deux pays: pour un Français, la notion de «sex-addict» est difficile à prendre avec sérieux; corrélativement, d'une part on n'y voit guère de «drogués du sexe», et si même on en voyait, on ne considérerait pas la chose comme négative, anti-sociale. Ce serait même plutôt l'indice d'une «bonne santé», antinomique de l'idée de drogue. Ce qui ne signifie pas que la notion d'addiction n'existe pas en France, en fait, il est assez ordinaire de dire d'une personne qui a une passion un peu ou très maniaque, ou qui a un “vice”, «c'est un(e) drogué(e) de (…)» — de sport, du chocolat, de la télé, de ci, de ça. Mais à la différence des États-Unis, on le prend pour une métaphore; par contre, l'application du terme “toxico(mane)” à un individu est plus fort et, comme addict pour un Étatsunien, fonctionne de manière métonymique: non pas «un objet de la même apparence», mais «le même objet dans un autre champ» (autre champ sémantique) ou «une extension de l'objet vers un autre champ». Si j'ai souvent entendu dire de tel que c'est «un drogué du foot» ou de n'importe quoi, en général il y avait de l'ironie; je ne me rappelle pas d'un contexte d'emploi ironique de “toxico”. En même temps, rien n'est simple: dans le cas de “addict”, à un certain niveau c'est l'usage métonymique qui joue, en même temps les revues nord-américaines usent et abusent du terme pour «faire image». Cependant, même en un usage distancié, on voit que là où un Français se contenterait de dire, sans aller plus loin, «c'est un drogué du sexe» ou «il est “accro” au chocolat», un Étatsunien risque fort de faire un développement parfois long pour «valider» l'image et la faire passer du côté de la réalité avérée: c'est un drogué du sexe.

Tout ça se rapproche bien sûr de ma discussion en «droit comparé»: chaque société est particulière, elles sont plus ou moins proches ou distantes, mais chacune organise son univers de compréhension différemment de toutes les autres. Dans le cas des deux pays ici considérés, on peut comprendre avec l'investigation sur la manière de faire et appliquer le droit et sur l'extension différente de “la drogue” et du “drogué”, que les Français sont essentialistes et ont une approche symbolique des choses, les Étatsuniens sont comportementalistes et ont une approche formaliste des choses. Ceci dessiné à très gros traits, mais me semble-t-il assez vrai. Viennent s'ajouter à cela d'autres traits, par exemple les Français sont plutôt matérialistes, les Étatsuniens plutôt idéalistes (cela dit aux sens philosophique; si vous préférez, les premiers sont plutôt aristotéliciens, les seconds plutôt platoniciens), les uns sont dans la représentation (les Français croient que tout le monde veut les imiter), les autres dans l'action (ils croient qu'ils doivent faire les autres à leur image), les Étatsuniens sont assez pragmatiques, les Français plutôt planificateurs, etc. Ce sont des orientations, factuellement, Français moyen et l'Étatsunien moyen sont assez semblables, mais les petites différences d'approche et de compréhension du monde et des choses, qui ne font pas des individus très différents, en s'additionnant font des peuples assez différents.

En même temps, ma description date un peu, car les sociétés ne sont pas des objets fermés et immuables “Léfrancés” et “Lézétazuniens” décrits ne correspondent plus tout à fait à ce qu'on constate: avec le temps, et de manière différente, les sociétés qui se fréquentent beaucoup tendent à converger — comme convergent leurs modèles sociaux, à l'image de ce qui se produit depuis deux siècles pour les systèmes de droit: on voit par exemple que cette convergence entre la common law et le «droit romain» qui se fit longtemps de manière non concertée est en train de se formaliser en un système nouveau, à la fois héritier des deux précédents et totalement différent, cela à travers plusieurs institutions internationales (OMC, OMS, OSCE, OCDE, ONU, OTAN, ASEAN, OIT, etc.) et par le biais des tribunaux supra-nationaux à compétence plus ou moins large. Avec depuis quelques temps la création lente mais inéluctable d'un ensemble de juridictions à compétence “universelle”, dont le dernier en date, le Tribunal pénal international.

Bien sûr, la fonction réelle de ces institutions n'est pas tant judiciaire que, quoi dire ? Législative ? Constituante ? Oui, plutôt ça: si le but formel des organes «judiciaires» universels est de prononcer des sentences, par le fait, leur action réelle est, disons, d'organiser les éléments épars de droit international pour en tirer un corps de doctrine de base, une «Constitution» adornée des règles fondamentales en matières de droit pénal, civil, administratif, commercial et du travail. C'est sûr, tout ça n'avance pas très vite (le projet de tribunal pénal universel remonte à la SDN, ce qui ne fait jamais que 80 ans…) mais comme on dit, Paris (ou Rome, ou Moscou, ou Berlin) ne s'est pas faite en un jour. Si l'on considère le temps qu'il a fallu à un pays moyen comme la France pour passer du républicanisme à la démocratie, plus de cent cinquante ans, avec les soubresauts et reculades que l'on connaît, on se dira que, des prémisses d'un ordre mondial entre les deux guerres mondiales à l'avénement d'un droit universel, s'il se passe trois siècles, ce sera court.

Tout ça est bel et bon, mais ça m'éloigne de mon sujet. Quoique: j'avouais à moitié un peu plus haut que je ne sais pas vraiment quel est le sujet de ce texte — ni même s'il en a un. Un peu de dévoilement des coulisses, ou, pour imiter Roussel, Comment j'ai écrit certaines de mes pages


Je n'ai pas de méthode spécifique pour écrire mes textes. Sans exclure d'autres cas, celui le plus courant est: j'ai une idée qui me trotte dans la tète, je la tourne, je la retourne, peu à peu elle prend forme, et je commence à écrire quelque chose dessus; il y a aussi les «textes d'humeur»: je lis, vois, entends quelque chose qui me plaît ou me déplaît, et je commence en jetant quelques idées bien senties là-dessus; il y a ce qu'on peut appeler les textes de circonstance: un sujet m'intrigue, m'intéresse, m'énerve, me fait rire ou sourire, et j'exerce mon ironie dessus — ce fut le cas pour «l'affaire des Nouveaux Réactionnaires», par exemple —; il y a bien sûr mon courriel, une source d'inspiration inépuisable; enfin, il y a les textes de hasard. Tel celui-ci.

Au départ, il y a l'article cité au début de la page, et découvert au cours d'une recherche qui n'avait rien à voir. Ou n'avait que peu à voir. Je venais de lire un texte assez intéressant (lisible dans la page «Prohibition») d'un dénommé Pierre-Yves Geoffard, économiste, sur «le coût de la prohibition» — celle des drogues réputées douces, une notion douteuse. Comptant discuter du texte, je vais à la pêche au infos sur Internet pour trouver des statistiques sur la question, faire une petite évaluation du problème en France. Et je tombe sur ce texte. Il m'a tout de suite plu, et j'en expose les raisons au tout début. Une fois cette introduction écrite et le texte inclus dans la présente page, je me lançai dans une libre discussion qui m'amena jusqu'à ce paragraphe. Et maintenant il me faut déterminer «le sujet». Ou l'objet. Bref, le thème général de cette page.

Tiens, une citation interne, l'introduction de la page:

«Sur le site de la revue La Recherche on trouve ce petit texte, fort intéressant […]. C'est assez instructif sur trois points notamment: l'incohérence ordinaire de ces législations; l'inapplicabilité effective de la plupart de ces législations quand elles se veulent très répressives; la non moindre incohérence des personnes censées appliquer la loi, les juges».

On ne peut vraiment dire que j'ai «traité» ces questions, sauf, brièveemnt et assez partiellement, celle sur l'incohérence et peut-être, en biais et sur un mode ironique, la troisième. Je ne me fixe pas comme mission de tout dire sur tout, d'éclairer mes lecteurs, je leur fais confiance pour réfléchir sur les questions que je soulève. Dans ces conditions, il ne me semble pas nécessaire de développer le premier point, si vous considérez le texte de La Recherche, il y a tout ce qu'il faut pour voir que le législateur espagnol ou allemand ont du mal à concilier pragmatisme libéral et désir d'ordre moral sur fond répressif, ou que les États-Unis, avec leur architecture légale et institutionnelle assez complexe, ont une politique en matiére de canabis, qu dire ? Difficilement lisible, pour le moins… Pour le troisième point, c'est simple: que l'on considère l'un quelconque des neuf pays de l'étude, aussi différents soient les systèmes législatifs, juridiques et judiciaires, in fine on a un ressort commun, le délicat équilibre entre la Loi, les lois, la jurisprudence, les «circonstances», tant aggravantes qu'atténuantes[2], et à la fin des fins, l'intime conviction ou, variante, l'âme et la conscience.


[1] Il s'agit de Jean-François Chassaing, dont je ne sais rien, sauf qu'il a écrit pour la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé l'article «Les trois codes français et l'évolution des principes fondateurs du droit pénal contemporain», un texte intéressant, disponible sur cette page, qui me sert utilement à étayer mes propos.
[2] Il est intéressant de constater que la loi française fixe le plus souvent ce que sont les circonstances aggravantes et en sens inverse laisse le plus souvent les circonstances atténuantes à l'appréciation du juge, du juré…