I l n'est pas évident de situer les moments où
l'on change de rapport à une question ; d'après moi j'ai modifié le mien aux « handicapés »
vers 1985. Avant cela je ne me la posais pas positivement, comme n'importe quel « valide »
(c'est le nom ironique que « les handicapés » donnent à ceux qui ne le sont supposément
pas) j'acceptais le concept même si, comme toute personne « moralement correcte » je disais
des bêtises du genre « ce sont des personnes comme les autres ». Vers cette époque j'ai
évolué : d'une part j'ai abandonné le concept de handicapé, de l'autre je fis le constat
que non, vraiment non, les personnes « handicapées » ne sont pas comme les autres.
L'idée est : le handicap existe mais non pas le handicapé.
Pour un tout autre sujet je constatais cette pulsion ancienne et profonde des humains
à faire des catégories, classer les êtres et les choses en groupes très généraux et plus
ou moins consistants. Voyez la catégorie « bipèdes » qui englobe les autruches, les
kangourous et les humains : une catégorie de ce genre est d'une assez faible consistance.
Parmi les humains, la catégorie « handicapés » est d'une aussi faible consistance, qui
regroupe les débiles mentaux, les malades mentaux chroniques, les personnes ayant des
problèmes locomoteurs accidentels, dus à une maladie ou congénitaux, des maladies
neuro-dégénératives génétiques ou acquises ; ça concerne des personnes ayant des troubles
légers, modérés, conséquents, lourds ; ça s'applique à des dysfonctionnements portant sur
une fonction vitale, sur plusieurs ou sur toutes ; etc. Sont aussi considérés « handicapés »
des gens qui ne le sont pas : les nains. Pardon : je voulais dire « personnes de petite
taille ». Ou doit-on écrire « non grandes » ou « déficientes en altitude » ? Le mot est
donné : nains exceptés (sinon ceux ressortant des autres groupes), les personnes classées
handicapées sont “dysfonctionnelles”, c'est-à-dire qu'elles ne répondent pas aux canons
de la norme physiologique, motrice, psychique ou mentale mais dans une seule direction :
un déficit de fonctions. Je dis ça notamment pour les sportifs de haut niveau qui pour
certains sont aussi loin de la norme, en général avec l'aide d'adjuvants multiplicateurs
de certaines fonctions. Remarquez, il arrive souvent que ces adjuvants induisent à long
terme une dysfonction déficitaire…
Bien sûr, cette tendance à classer les objets du monde n'est pas gênante en soi, elle
est même utile et pour tout dire nécessaire, et correspond à une fonction vitale : mieux
vaut, pour sa préservation, savoir par exemple faire la différence entre un lièvre et un
loup ou entre le haut et le bas. Au-delà de ça, il y a une logique de l'espèce et plus
encore une logique sociale à différencier les membres d'un groupe et à les classer selon
leurs capacités, leur utilité au groupe et l'utilité du groupe envers eux. De ce point de
vue, on peut considérer que pour les organes de régulation de la société un groupe réel
« les handicapés » existe, dont il faut tenir compte pour organiser cette société.
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