Comprendre la vie

 I l y a quelques temps, j'ai compris la vie. Ce n'est pas très ancien, je situe ça alentour de mars ou avril 2003; avant ça, j'agissais globalement comme «un qui a compris la vie» mais sans que ce soit exactement le cas. Disons que, tel «un qui a compris la vie» je ne m'en faisais pas, mais je n'avais pas la notion essentielle qui permet de comprendre la vie: «tout baigne». Comme dit Pangloss, «tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible». Le terme important étant “possible”. Tout un tas de gens rêve d'un monde impossible, tout un autre tas imagine vivre dans le pire des mondes et tout un troisième tas rêve d'un monde impossible en imaginant vivre dans le pire des mondes; enfin, une petite population, soit ne s'en fait pas trop, soit considère que tout baigne, soit les deux. En génral, quand on considère que tout baigne on ne s'en fait pas trop, l'inverse n'étant pas toujours vrai. Avant mars 2003 je ne m'en faisais pas trop mais comme je n'avais pas la conviction que tout baigne, par moments je m'en faisais beaucoup — je «pétais les plombs». Depuis que j'ai compris la vie, je suis passé dans un état où il me devient impossible de péter les plombs, ou du moins pas plus que quelques dizaines de secondes et en outre, de manière assez modérée. Une fois cela posé, il me faut expliquer, je crois.


J'ai une conception spéciale de l'écriture, selon moi il ne devrait pas y avoir nécessité à ce que je poursuive ce texte, tout est dit dans le premier paragraphe. Dans une autre page j'explique justement, en décortiquant la chose, que le plus souvent il suffit de lire le premier paragraphe, rarement un ou deux de plus, dans mes pages, pour en avoir la substance. Il suffit de bien lire ce début, de le relire une ou deux fois, de réfléchir là-dessus, et on en pourra tirer la leçon. Tout ce qui suit ce début est un commentaire, c'est-à-dire une des réflexions possibles relativement à cette amorce, mais pour moi la meilleure réflexion est celle que se feront chacun de mes lecteurs. Et dans les cas où ils trouveraient cette «base de réflexion» d'une certaine pertinence ou avec un peu de chance d'une pertinence certaine, de la faire lire à des tiers pour qu'elle accède à un statut plus gratifiant: base de discussion. Je suis un type humble, ce qui signifie conscient de ses capacités, et non pas modeste, «cosncient de ses limites». Je n'ai pas de limites: chaque jour j'apprends, et plus j'apprends plus je sais, plus je sais plus j'étends mes limites; mais à un instant donné, je sais que j'ai certaines capacités, que je n'ai pas certaines autres, et j'en tiens compte. Dit autrement, je ne pète pas plus au que mon cul, mais pas plus bas non plus. Par exemple, je sais que parmi mes capacités ou comptétences, j'ai celle de «poser des problèmes» qui sont très souvent des bonnes bases de réflexion ou de discussion. Et je sais que parmi les compétences qui me font défaut, il y a ce fait indéniable que quand je me lance dans le commentaire de ces bases de discussion, ça part dans tous les sens, c'est décousu, ça manque souvent de pertinence, bref, je suis un piètre commentateur. Bien sûr, il m'arrive quelques fois de mieux serrer l'analyse, mais mon but général dans les commentaires est de discuter de tout et souvent d'un peu n'importe quoi, parce que de toute manière l'essentiel du texte figure dans les dix à cinquante premières lignes. Alors, autant parler d'autre chose. Par exemple, de la manière dont je «construis» (sic) mes textes.

Bon, «revenons à notre sujet», comme on dit: comprendre la vie, c'est comprendre que quoi qu'on imagine ou rêve, on est transitoire, vous, moi, n'iporte qui sommes de simples passagers de la vie, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, avant nous il y eut de la vie, après nous il y en aura, chacun à notre petit niveau nous contribuerons au long labeur du temps, certains le font de manière plus éclatante ou éclairante et, comme on dit encore, «laissent une trace dans l'histoire», parfois pour de bonnes et parfois pour de mauvaises raisons, la plupart d'entre nous n'en laissera guère. Comme vous, j'ai idée de laisser ma trace. Oh ! Pas quelque chose de formidable, je n'envisage pas de devenir le Jésus ou le Platon ou l'Alexandre ou le Villon de mon époque, disons que si j'arrivais à un niveau où je laisserais ma trace de manière significative pour une durée de cinquante ans à deux siècles et une trace plus discrète pour deux ou trois siècles de plus ça me conviendrait. Ce n'est pas pour une histoire de satisfaction personnelle, si tel était le cas je connais beaucoup de moyens simples d'arriver à ce résultat mais n'ai jamais envisagé de les employer, ça ne m'intéresse pas; non, mon ambition est autre, en gros, apporter une contribution notable à l'évolution de ma société; dans ce cas, une certaine notoriété ne serait pas mon but mais l'effet de ma contribution. Il est évident que, par exemple, un type comme Vladimir Jankelevitch ne cherchait en rien à obtenir de la notoriété, mais sa contribution indéniablement importante à la philosophie du XX° siècle ne pouvait manquer de lui donner de la notoriété. Je n'aspire pas à tant, mais du moins je vise à ce type de notoriété, celle que donne la valeur sociale d'une réflexion. Ce qui ne m'empêche de voir l'intérêt immédiat de cette notoriété: quand vous êtes «une célébrité», des tas de gens vous offrent, qui un voyage, qui de l'argent, qui une place dans un jury de ci ou de ça, juste pour pouvoir poser à vos côtés sur la photo. Disons que la notoriété offre à qui en profite un certain confort de vie. Et ma foi, je ne suis pas contre cette idée. C'est la raison pour laquelle je ne détesterais pas que mes écrits deviennent, au moins pour certains d'entre eux, des bases de discussion.

Il n'y a pas trente-six manières d'acquérir de la notoriété, en fait, il y en a une et une seule: que des tiers parlent de vous entre eux. Les moyens pour en arriver là sont infinis, mais donc, si les gens ne font pas cette chose de discuter de votre personne, d'une manière directe (tu as vu Machin à la télé ?) ou indirecte (tu as lu le texte de Machin sur les trucs en muche ?), c'est plié: pas de notoriété. Prenez ce site: il a connu depuis le 6 juillet 2004 une moyenne de 250 visites par jour, soit au total 61.348 visites; en toute hypothèse, la majeure partie de ces accès furent des motifs de déception pour les visiteurs, ils comptaient trouver un certain type de contenu et ils en trouvèrent un autre. Je connais le phénomène parce que ça m'arrive souvent: sur cent pages visitées au hasard (via un moteur de recherche), au mieux une dizaine vont retenir mon attention et parmi ces dix, au mieux une ou deux me donneront l'envie d'aller voir plus loin, de lire d'autres pages du même site. Quant aux sites dont je discute avec un tiers, s'il y en a un sur mille c'est le bout du monde. Je fais donc cette hypothèse consistante que la majeure partie des visiteurs de ce site l'oubliera aussitôt après y avoir accédé. Je fais une autre hypothèse, pour l'instant personne ne l'a jugé assez pertinent pour, à la fois le signaler à un tiers et en discuter certains contenus avec ce tiers. Et sans ces deux conditions, point de notoriété.

Il faut comprendre que je n'escompte en aucune manière devenir notoire: je le souhaite mais n'y attache pas réellement d'importance. Voici la chose: j'ai conscience à la fois du fait que plusieurs de mes pages forment des bases de discussion valides, mais aussi que l'on peut trouver des bases de discussions très similaires par ailleurs — il m'arrive d'ailleurs assez souvent dans ces pages de référer à d'autres textes, sur le net ou sur papier, où l'on trouvera des considérations du même ordre mais avec une approche un peu ou très différente. Il faut être un fieffé imbécile pour croire que ce qu'on produit est unique et formidable — ou un fieffé génie, mais c'est plus rare… Dès lors que j'ai cette conscience de ma relative banalité (relative en ce sens que j'ai aussi conscience d'avoir des capacités de réflexion «au-dessus de la moyenne», donc ce que j'écris n'est pas absolument banal, tout en considérant qu'entre 1% et 20%, avec une probabilité assez grande d'environ 7% de mes semblabes a des capacités égales ou supérieures, ce qui fait beaucoup de monde), il me faut considérer que mes chances d'acquérir de la notoriété sans faire de publicité sur mon nom sont très minces, disons, aussi minces que de gagner le lot de deuxième rang au Loto™. Pour les tirages du 12 mars il y en eut 27, ce qui est un cas courant; ça me donne donc, pour une durée prévisible de vie d'environ quarante ans à cette date (j'ai 45 ans), une chance sur quatre-vingt au mieux, plus probabilistement une chance sur 350 environ, d'acquérir une notoriété «de deuxième rang». Ce n'est pas rien, mais c'est tout de même assez peu. Bien que j'en parle d'abondance, ça ne me tarabuste pas: comme je le disais, je vois quel parti on peut tirer de son vivant de la notoriété, en matière de confort de vie, mais j'ai une philosophie de vie telle que, quelle que soit ma situation, elle me paraît toujours «la meilleure possible», même dans les périodes un peu difficiles. On a des hauts, on a des bas, et au bout du compte tout ça s'équilibre.

La raison pour laquelle je considère intéressant d'obtenir une certaine notoriété est pragmatique: si un nombre significatif de personnes, disons plus de 100.000 en France, en venaient à considérer certaines questions d'une manière proche de la mienne, avec bien sûr leur propre sensibilité, je suis certain que je vivrai alors dans une société un peu plus à mon goût. Une société où, donc, un nombre significatif de personnes aurait une approche des questions sociales non idéologique. Cela d'autant plus si parmi ces gens il s'en trouvait qui soient des «faiseurs d'opinion», disons, au moins un millier. Moi, je ne désire en aucun cas devenir un faiseur d'opinion, c'est une situation désagréable qui requiert une disponibilité et une rigueur assez contraignantes. Mon truc, c'est plutôt «lanceur d'idées», en espérant que certains les attrapent à la volée. Cela ne requiert presque aucune contrainte, c'est un loisir plus qu'un métier.


Les «faiseurs d'opinion» sont toutes les personnes qui, à divers titres, ont un type de notoriété tel que, lorsqu'ils s'expriment dans un média, leurs propos sont repris, commentés, analysés, et finissent par modifier un peu ou beaucoup la société, cela selon leur niveau de notoriété et le niveau de pertinence de leurs propos. Il n'y a pas de profil type pour ces faiseurs d'opinion: certains agissent sur l'ensemble de la société, certains sur une partie seulement; certains ont une notoriété de proximité, d'autres une audience régionale, nationale, internationale; on les trouve dans tous les secteurs de la société — Poilâne fut à son niveau un faiseur d'opinion dans son domaine, et parfois dans quelques autres —; le fait d'occuper une position éminente dans la société ne fait pas automatiquement d'une personne un faiseur d'opinion, le cas Raffarin en est un exemple notable: notre «communicant» de choc communique tellement mal qu'on peut être certain qu'un propos qui tombe de sa bouche n'aura aucun effet sur la société, et pourtant, il est dans une position particulièrement adaptée pour «faire l'opinion», comme quoi, il ne suffit pas d'être «à la bonne place» pour imprimer sa marque dans la société. Je crains bien pour lui qu'il doive laisser une trace aussi impérissable que Renaud Muselier ou que François Goulard. Comment ? Vous ne savez pas qui est François Goulard ? Mais voyons ! C'est notre actuel secrétaire d'Etat aux transports et à la mer…

Qu'on échoue ou qu'on réussisse dans sa fonction de faiseur d'opinion, il y a ce fait indéniable, ça demande beaucoup de soi-même, on est sans cesees sollicité à propos de tout et de n'importe quoi, il faut faire attention de ne pas dire quelque chose qui aille contre les préjugés du moment, les gens vous surveillent, guettent votre moindre faux-pas et parfois (souvent) vous prêtent des propos que vous n'avez pas tenus, bref, beaucoup de peine pour une maigre gratification. J'aspire à l'inverse: beaucoup de gratification pour très peu de peine. Comme dans l'histoire ce qui m'intéresse le plus et la proposition subordonnée, «très peu de peine», en bonne logique je ne me donne pas la peine de rechercher des gratifications, l'une chose annulant souvent l'autre. Je préfère compter sur le hasard. Si je gagne le gros lot tant mieux, sinon, pour en revenir à Candide, «cultivons notre jardin»… Si j'obtiens sans effort autre que de maintenir ce site de la notoriété, tant mieux, sinon j'aurai eu le plaisir d'écrire des chose qui en outre me paraissent pertinentes pour certaines, et ça me suffit.


Il se peut que ça ne vous aie pas frappé, mais tout ce qui suit le premier paragraphe en est un commentaire. Avant mars ou avril 2003, j'avais une approche différente, je croyais assez naïvement que je pouvais «changer la société» de manière volontariste et large. Depuis, j'eus une sorte de révélation: c'est en agissant selon ma propre morale que je peux avoir une influence sur elle, par la simple exemplarité de mon comportement. Bien sûr, je le savais déjà, mais intellectuellement, et non pas pragmatiquement. Puis j'ai compris la vie: si on essaie de «changer la société» on va à coup sûr entreprendre des actions inadéquates aux effets imprévisibles. C'est un truc simple: disons que je veuille déplacer un gros rocher; si j'essaie de le pousser directement et tout seul, je dépenserai beaucoup d'énergie et j'aurai du mal à contrôler son déplacement; donc, je vais tout d'abord chercher un petit rocher, une perche de longueur suffisante, puis j'attendrai que quelqu'un passe, je lui demanderai de se placer sur un côté du rocher, celui vers lequel je ne veux pas qu'il parte, ou s'il prèfère cela je lui demanderai de faire levier sur le rocher et me placerai sur son côté, et en avant. Il se peut que j'attende longtemps, il se peut même que personne ne passe. Bon. Et puis ? Que le rocher bouge de place ou non, ça changera quoi à la marche de l'univers ? Ben oui, ça ne changera pas grand chose. Et en tout cas, si les conditions ne s'y prêtaient pas je me serai évité la peine d'entreprendre une action au résultat incertain. La société est pleine de rochers à déplacer, si ce n'est pas moi qui le fait, ce sera quelqu'un d'autre, voilà tout. Et en tout cas, je préfère désormais déplacer les petits rochers près de chez moi que les gros rochers au loin. Après tout, ce n'est pas moi qu'ils gênent le plus, que ceux qui sont près d'eux s'en occupent donc.

Je me caricaturais: il y a en fait un certain temps, en gros six à sept ans, que ma philosophie de la vie était de cet ordre. Mais entre le moment où l'on conceptualise une manière d'être au monde et celui où on la réalise il se passe du temps. Pourquoi est-il selon moi contraire au sens de vouloir soulever le rocher du voisin ? Et bien, un ancien souleveur de rochers qui désormais s'est recyclé dans la direction de manœuvre pour opérations locales de levage, Éric Chevalier, nous l'expliquait sur France Culture il y a quelques temps, précisément le 20/04/2004:

«Il y a un grand fantasme des gens qui participent à ce genre de dynamique [les interventions internationales], qui est d'espérer grosso modo faire dans ce genre d'endroit ce qu'ils n'ont jamais été en mesure de faire chez eux. Et d'ailleurs ça aboutit à ce que les experts internationaux qui débarquent dans ce genre de situations ont souvent le fantasme de faire encore mieux que ce qu'ils n'ont jamais pu faire chez eux. Et comme on est dans une situation où c'est encore plus difficile, on arrive à des clashs extrémement forts».

Ce qui vaut pour les opérations internationales vaut pour celles nationales, celles régionales, celles départemantales: si on n'est pas capable de balayer devant sa porte, mieux vaut se passer d'aller balayer devant celle des autres. Donc, commençons à balayer devant notre porte, et ayant acquis un bon coup de balai, invitons les autres à admirer le travail pour qu'ils apprennent à en faire autant — en l'adaptant à leur compréhension propre de ce qu'est un bonne tenue en main de balai.