Un espace-temps «conceptuel»

 O n lit des choses passionnantes dans Le Monde, mon journal favori. Prenez ceci:


Définir un statut englobant l'espace-temps qui va de la conception à la naissance

L'histoire retiendra sans doute que la découverte, durant l'été 2005, de plus de 350 corps de foetus et d'enfants mort-nés dans la chambre mortuaire de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, a coïncidé avec l'examen, par le Conseil d'Etat, d'un décret qui, dès l'automne, autorisera des biologistes français à mener des recherches sur des embryons humains. Des embryons fécondés in vitro, conservés par congélation et, pour reprendre la formule en usage, "ne s'inscrivant plus dans un projet parental".

Comment mieux dire l'effacement des repères ancestraux, l'émergence de nouvelles contradictions, ainsi que – corollaire – l'urgence qu'il faudrait accorder à l'invention de nouveaux outils juridiques ?

Dans le premier cas, la justice est saisie en extrême urgence. Le premier ministre décide, à la veille de son départ en vacances, de mettre solennellement en scène ce qui peut, au choix, être présenté soit comme un véritable scandale éthique, soit comme un dysfonctionnement administratif parmi tant d'autres. Toutes affaires cessantes, on impose au ministre de la santé de convoquer la presse pour que cette dernière sache au plus vite à quel point il est personnellement bouleversé par ce qu'il vient de voir dans une chambre mortuaire parisienne.

Dans le second cas, au terme d'un très long processus démocratique, avec l'aval des principales institutions juridiques, scientifiques et médicales, et en l'absence notable de polémique de grande ampleur, la France s'apprête à rejoindre le groupe des pays qui autorisent, tout en l'encadrant, la destruction d'embryons humains à des fins de recherche.

Dans un cas, on s'émeut que des corps naturellement morts avant la naissance aient pu être conservés à des fins scientifiques dans un espace médical. Dans l'autre, on accepte que des embryons créés in vitro – et qui, in utero, pourraient poursuivre leur développement – soient utilisés à des fins thérapeutiques. Comment comprendre ? On peut voir là la dernière conséquence en date d'un ensemble d'évolutions qui, à partir de la seconde partie du XXe siècle, a commencé à marquer l'humanité de manière sans doute irréversible.

Un ensemble problématique qui met au premier plan la question hautement délicate du statut de l'embryon et du foetus ou, pour le dire autrement, de l'enfant à naître. Les pays occidentaux ont ainsi dû commencer à composer avec la maîtrise croissante de la contraception et de la fonction de reproduction, associée à la dépénalisation de la pratique de l'interruption volontaire de grossesse. Parallèlement à ces avancées, on a assisté, avec les progrès majeurs de l'assistance médicale à la procréation mais aussi de l'échographie obstétricale et du diagnostic prénatal, à l'émergence d'un nouveau regard porté sur le futur enfant.

LE DROIT ET LES MOEURS

A sa façon, la circulaire du 30 novembre 2001, texte au centre de l'actuelle affaire de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, témoigne de cette évolution. Cette circulaire "relative à l'enregistrement à l'état civil et à la prise en charge des corps des enfants décédés avant la déclaration de naissance" prévoit ainsi, en fonction de leur âge de gestation et de leur stade de développement, les procédures – crémation ou inhumation – devant être observées à l'égard des "enfants sans vie" (enfants nés vivants mais non viables et enfants mort-nés), une fois accomplis les gestes diagnostiques des anatomopathologistes.

Elle prévoit ainsi que, pour un enfant sans vie, la famille peut faire procéder, à sa charge, à l'inhumation ou à la crémation du corps. Dans le même temps, aucun texte législatif ou réglementaire ne traite de la situation, récemment observée en France, qui voit des embryons humains conçus in vitro et conservés par congélation détruits du fait d'un dysfonctionnement technique dans le maintien de la chaîne du froid.

Si un relatif consensus existe pour dire que l'enfant à naître ne saurait, stricto sensu, être assimilé à une personne, le même consensus peut, sans mal, être trouvé pour affirmer que ce même enfant ne peut être réduit au rang de chose. Et une majorité semble se dégager pour convenir qu'un embryon formé de quelques cellules n'est pas l'équivalent d'un foetus qui, bientôt, respirera par lui-même.

Peut-on, dès lors, chercher à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain sans être soupçonné de vouloir remettre en question la législation sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse ?

Pour l'heure, en France, seuls quelques courageux spécialistes de philosophie des sciences et du droit médical osent s'intéresser à ce sujet à haut risque, auquel l'affaire de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul vient, brutalement, de conférer une nouvelle actualité.

Le temps n'est plus où, pour tenter de résoudre cette équation moderne, le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé hésitait entre la définition de "personne humaine potentielle" et celle de "potentialité de personne humaine".

L'époque serait-elle plutôt à la mise en scène médiatique d'une indignation gouvernementale dans laquelle on redoute que le souci de compassion ne soit guère éloigné de préoccupations politiciennes ?

Elle devrait, plus simplement, se consacrer à la recherche d'une adéquation entre le droit et les moeurs qui permettrait, enfin, de définir un statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de la conception à la naissance.

Jean-Yves Nau

Article paru dans l'édition du 09.08.05

Ah ! C'est beau comme l'antique: «cet espace-temps qui va de la conception à la naissance»… J'aime aussi beaucoup ce début, «L'histoire retiendra sans doute que [etc.]»: je crains fort que “l'histoire” ne retienne pas grand chose de ces deux événements. C'est ainsi, terrestres horae, fugiens umbra[1]. Je présume qu'écrivant cela Jean-Yves Nau, «spécialiste» au journal Le Monde des questions relatives à la biologie et la médecine, pensait à l'histoire événementielle; il se peut que ces événements figurent un jour parmi de nombreux autres exemples, dans le cadre d'une étude d'histoire des mentalités ou des institutions, mais à coup sûr pas comme des «faits de mémoire» dignes de figurer dans un manuel scolaire ou dans quelque «dictionnaire du XXI° siècle» à venir.

Jean-Yves Nau me semble naïf, bien que des rumeurs diffusées par ACriMed ou PLPL le présentent comme retors: n'écrit-il pas qu'«un relatif consensus existe pour dire que l'enfant à naître ne saurait, stricto sensu, être assimilé à une personne, [et que] le même consensus peut, sans mal, être trouvé pour affirmer que ce même enfant ne peut être réduit au rang de chose» ? Où a-t-il trouvé ce «relatif consensus» ? Tel que je le comprends il y a au contraire un absolu dissensus sur ces deux points. De même, où a-t-il vu qu'«une majorité semble se dégager pour convenir qu'un embryon formé de quelques cellules n'est pas l'équivalent d'un foetus qui, bientôt, respirera par lui-même» ? Remarquez, juste après il modère son propos et constate qu'à «chercher à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain [on risque d']être soupçonné de vouloir remettre en question la législation sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse». Il le dit dans l'autre sens, «pourquoi être soupçonné de cela ?», mais laisse voir que les supposés consensus du paragraphe précédent ne sont pas si avérés: et oui, il existe des groupes de pression qui, par le biais de (pour citer encore…) ce «statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de la conception à la naissance», tentent «de remettre en question la législation sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse» mais, et là il n'en parle guère (et pour cause: je connais bien mon Jean-Yves Nau, qui penche fort vers ces groupes-là, du moins ceux de tendance scientiste), il en existe qui eux poussent du côté de la «chosification» de l'embryon et, par extensions successives, du fœtus jusqu'à un âge avancé (22 à 24 semaines). On exprime autant par ce que l'on tait que par ce que l'on dit: il est intéressant, pour étayer mon propos, de noter que si M. Nau craint d'être soupçonné, dans ces disputes sur «les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain», d'aller trop vers la personne, il ne s'effraie donc pas qu'on l'accuse de l'inverse…


On le comprendra, l'intérêt documentaire de l'article ne me saute pas aux yeux et pour le dire, je considère les propos de J.-Y. Nau sur la question d'une vacuité consommée. La raison (et qui me fit deviner que son discours sonnerait le creux) pour laquelle j'élisis son article comme départ d'une discussion est son titre admirable, «Définir un statut englobant l'espace-temps qui va de la conception à la naissance». Voyez la subtilité: point question de «définir un statut» de l'être en gestation mais «[de] l'espace-temps qui va de la conception à la naissance». Peut-on mieux exprimer sans toutefois le dire, qu'en «[cherchant] à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain» il serait temps (avec ou sans espace…) de basculer définitivement du côté des choses ? Peut-être, en parcourrant ce site, aurez-vous lu cet autre texte, «Clonage humain, 2: une thérapie reproductrice» ? Le malheureux Jean-Yves Nau y faisait déjà les frais de mon mauvais esprit mais là n'est pas la question. On voit se déployer, dans une interview parue elle aussi dans Le Monde, la même rhétorique, venant cette fois d'une (future à l'époque, ci-devant depuis) ministresse, Noëlle Lenoir. Comme je le notais alors à propos de cette entrevue,

«Dans [sa] conclusion transparaît la perméabilité de Noëlle Lenoir à une possible révision de ses critères en matière de “crime international”. Mes études en sciences du langage m'apprirent à ne pas interpréter; comme un juriste je lis et pèse tous les termes, toutes les propositions, toutes les tournures, non pas pour comprendre “ce que veut dire” la personne qui s'exprime mais ce qu'elle dit. Et Mme Lenoir, à la question assez claire de Jean-Yves Nau, «Y a-t-il, selon vous, au sein de l'Union européenne, un socle solide, un puissant consensus contre la pratique du clonage reproductif ?», répond assez clairement: non. elle ne dit pas explicitement non, mais elle le dit clairement».

D'autres traits le confirment: si Mme Lenoir est pour qu'on déclare le clonage reproductif «crime international», elle espère en même temps que les lois de l'Union Européenne (UE) seront assez souples pour ne pas l'exclure de la course économique au clonage «thérapeutique»; puis elle y définit clairement l'embryon – pardon, la «cellule-souche» – comme une marchandise; elles sont «avant tout des produits pour le marché européen; elles sont soit assimilées à des "dispositifs médicaux", comme n'importe quel appareillage médical, soit considérées comme des organismes génétiquement modifiés (OGM), dans le cas où elles font l'objet de modifications génétiques». Ce qui montre assez, je crois, l'élasticité de son approche sur la notion de «crime international». On aura relevé, j'espère, la délicieuse mention «avant tout»: pour moi, elles semblaient «avant tout» des cellules reproductices potentielles ou effectives…

Quel semble finalement le problème de Jean-Yves Nau ? Cette tendance actuelle à étendre la notion de personne toujours plus loin en amont du moment de la naissance. Ce qui apparaît assez bien dans ce passage, déjà cité en partie:

«Peut-on, dès lors, chercher à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain sans être soupçonné de vouloir remettre en question la législation sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse ?
Pour l'heure, en France, seuls quelques courageux spécialistes de philosophie des sciences et du droit médical osent s'intéresser à ce sujet à haut risque, auquel l'affaire de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul vient, brutalement, de conférer une nouvelle actualité».

Ah ! La rhétorique ! L'art d'énoncer des «faits d'évidence» qui n'en sont pas avec tous les moyens de les poser comme tels. Notre auteur, qui n'est ni philosophe des sciences ni «légiste du droit médical» et dont je ne lui ferai pas l'injure de le croire courageux, en ces questions morales, n'hésite pourtant pas à «s'intéresser à ce sujet à haut risque» dont il nous dit que «seuls quelques courageux spécialistes de philosophie des sciences et du droit médical osent [etc.]». Le café du coin de ma rue doit donc pulluler de philosophes et juristes, courageux en sus, car ses habitués «osent s'intéresser [etc.]». Mais pour revenir à mes dires antérieurs je constate que les deux «consensus» discutés plus haut n'ont pas droit de citer, au café du coin de ma rue: chacun a son opinion là-dessus, qui est rarement la même que celle du voisin.

Désolé, c'était une autre forme de rhétorique, mais plus plaisante j'espère que celle dont use J.-Y. Nau. Le fond reste cependant vrai: s'il est un pont-aux-ânes que les éditorialistes de tout poil, les politiciens de tous bords et les «penseurs» de toute dimension se croient obligés de traverser et retraverser par les temps qui courent, c'est bien ce «statut englobant l'espace-temps qui va de la conception à la naissance»; je crois que même les discussions byzantines sur le sexe des anges n'allèrent jamais si loin dans les subtilités argumentaires, notamment à propos de ces questions primordiales: sont-ce le nombre de cellules ou de divisions cellulaires qui comptent, et jusqu'à combien de cellules – ou de divisions – un embryon est-il susceptible d'appartenir à la catégorie de ceux, «pour reprendre la formule en usage, "ne s'inscrivant plus dans un projet parental"» et susceptibles d'expériences et de manipulations ?

Je le disais plus haut, il y a bien des manières de faire passer un message, et dans ce cas, celui déjà évoqué de dire sans le dire qu'il faudrait faire pencher la balance quant aux «catégories de personnes et de choses héritées du droit romain» du côté des choses, pour ce qui concerne cet «espace-temps qui va [etc.]». Ce passage est la cheville pour amener au vrai sujet de l'article, préparé par ce qui précède, le balancement entre «passion» – s'émouvoir du sort réservé à des dépouilles inutiles à la société mais utiles à la Science – et «raison» – ces législateurs qui «au terme d'un très long processus démocratique, avec l'aval des principales institutions juridiques, scientifiques et médicales, et en l'absence notable de polémique de grande ampleur» vont permettre à la France de «rejoindre le groupe des pays qui autorisent, tout en l'encadrant, la destruction d'embryons humains à des fins de recherche».

On retrouve ici la «réflexion» de Mme Lenoir invoquant «les nécessités du marché, en l'occurrence celui des produits thérapeutiques d'origine humaine», “preuve en est” que les États-Unis ont «[autorisé] le financement des recherches américaines sur les lignées cellulaires existantes [ce qui] montre bien que les cellules-souches constituent un gisement de ressources mondiales». D'où il ressort, par évidence première, que «ces cellules, qu'elles soient embryonnaires, fœtales ou adultes, ont vocation à être importées et exportées d'un pays à l'autre». Donc, “en toute logique”, «le Groupe européen d'éthique a recommandé, en novembre 2000, de prévoir des autorisations au niveau national ou européen pour assurer le respect des règles éthiques et de sécurité». De nouveau la douce rhétorique bureaucratique: «prévoir des autorisations […] pour assurer le respect des règles éthiques». Il m'a paru bon de souligner: dans une logique autre que bureaucratique (logique philosophique, morale ou scientifique) on tend à expliquer les conséquences par les causes; dans la logique bureaucratique ou scientiste (qui n'est pas celle scientifique) on tend à légitimer des conséquences peu conséquentes (on le lira dans le sens qu'on voudra) par des causes peu causales. L'envers d'un principe que rappelle Normand Baillargeon dans la deuxième partie de son «petit cours d'auto-défense intellectuelle» (qu'on peut consulter sur ce site même), le post hoc ergo procter hoc, qui se traduit par «après ceci, donc à cause de ceci». Baillargeon explique ainsi l'acception habituelle de ce type de fausses causalités:

«C’est un sophisme très répandu. Par exemple, c’est celui que commettent les gens superstitieux: j’ai gagné au casino quand je portais tels vêtements, dit le joueur; je porte donc les mêmes vêtement à chaque fois que je retourne au casino. Il arrive que le sophisme soit plus subtil et moins facile à identifier. Pour aller à l’essentiel: la science a recours à des relations causales, mais en science un événement n’est pas donné pour cause d’un autre simplement parce qu’il le précède. On retiendra surtout que le seul fait qu’un événement en précède (ou est corrélé à) un autre ne le rend pas cause du deuxième. Ne pas confondre corrélation et causalité est d’ailleurs une des premières choses qu’on apprend en statistiques. Dans un hôpital, la présence d’individus appelés médecins est fortement corrélée avec celle d’individus appelés patients: ça ne veut pas dire que les médecins sont cause de la maladie».

Avec Noëlle Lenoir et Jean-Yves Nau il s'agit d'autre chose: établir très sciemment cette fausse causalité, qui n'a en outre rien d'évident (même si non causale, la «relation médecin-malade» est malgré tout réelle) pour des motifs sans rapport direct avec la «réponse» – la “conclusion logique” – proposée. Mme Lenoir défend la position de l'UE comme puissance économique, M. Nau, qui cumule d'ailleurs son métier de «journaliste scientifique» avec celui de «conseiller médias» auprès de certaines personnalités du milieu objet de son attention[2], se fait le défenseur d'une certaine manière d'articuler la morale et la recherche: adapter la première à la seconde. Et surtout, pour nos deux moralistes post-modernes, il importe d'adapter la recherche aux «réalités économiques».


Jean-Yves Nau «comme journaliste scientifique», Noëlle Lenoir «comme juriste et économiste», ou aussi Henri Atlan «comme philosophe des sciences», Marcela Yacub «comme philosophe du droit», convergent vers une certaine division de la réalité sociale entre droit subjectif et droit objectif, droit des personnes ou droit des biens et situations. Ces quatre-là réfléchissent selon une division verticale de la société, où les règles sont hiérarchiques. Or il y a une manière horizontale d'envisager les choses, où les règles visent à ménager le choix individuel, personnel. Cet «espace-temps qui va de la conception à la naissance» n'est pas divisible, ou en tout cas pas d'une manière uniforme valable pour tous a priori. L'idée étrange que (sic) «l'époque […] devrait […] se consacrer à la recherche d'une adéquation entre le droit et les moeurs [pour] définir un statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de la conception à la naissance» découle d'un constat réel, une certaine «judiciarisation» des rapports sociaux, notamment ceux régissant les praticiens des sciences et techniques et ceux qui se sentent ou qui sont atteints en personne, dans leurs biens ou dans leur situation par leurs pratiques.

Cette question du (pour faire plus simple) statut de l'être en gestation[3] n'est pas temporellement divisible par la loi de manière unique, il s'agit d'une question qui touche aux convictions ou concerne des cas particuliers. Pour un catholique fervent comme pour un biologiste honnête (qui ne serait pas impliqué dans des recherches commerciales en ce domaine) il n'y a pas moyen de définir des solutions de continuité: l'individu commence dès la fusion des deux gamètes. Pour un obstétricien il y a deux moments: avant et après la «vitabilité», et l'un de ses buts est de faire reculer autant que possible le moment «après»; d'ailleurs, la médecine onbstétrique a notablement fait reculer ce moment depuis quelques décennies. Pour les médecins ou les biologistes qui s'intéressent à l'ontogenèse, il y a probablement moyen de définir des étapes du genre espéré par J.-Y. Nau, mais d'une part, à coup sûr il n'y a pas d'accord entre «spécialistes» pour diverses raisons (méthodologies, buts poursuivis, idéologies sous-jacentes, croyances religieuses, etc.), de l'autre on ne fait pas la loi en fonction des motivations des scientifiques et techniciens, même si parfois on se sert d'eux pour «légitimer» les lois à la lumière de la science… Après, il y a toutes les situations particulières des géniteurs: la notion évoquée avec distance par notre auteur, celle de «projet parental», en tient justement compte: la loi a signifié, et M. Nau semble s'en désoler, que c'est aux parents de décider du sort qu'on doit réserver à ce qui résulte de leur intention propre, de leur libre choix: procréer.

Pour parler d'un autre texte que j'écrivis, j'ai consacré une page à la question de l'eugénisme, et j'y évoquais notamment une spécificité de mon pays:

«La France — comme tout pays développé — est eugéniste. Ça ne marche pas formidablement, car cet eugénisme est tendanciel et non systématique, mais elle l'est. Une chose frappante, dans ce pays: depuis la légalisation de l'avortement le nombre d'interventions n'a pratiquement pas baissé, alors qu'aux Pays-Bas ce nombre fut divisé par cinq sur la même période. On pourra me dire, et l'on me dira certainement que c'est dû à une mauvaise éducation des Français concernant les méthodes de prévention des “accidents de grossesse”. C'est vrai, mais pourquoi ? Je ne crois pas que les petits — et les grands — Français soient plus idiots ou moins perméables à ce qu'on appelle l'éducation sexuelle, ni les professeurs français tellement moins efficaces que ceux néerlandais: la “mauvaise éducation” en ce domaine n'est pas une fatalité, un atavisme, un de ces “caractères physiques et mentaux” typiquement français; très probablement, si l'on allait étudier sérieusement comment les Néerlandais s'y prennent pour bien former leurs citoyens sur les questions concernant la sexualité, et qu'on applique la chose en France, on obtiendrait des résultats comparables. Alors ?
Et bien, la France est un pays culturellement très centralisateur où l'on a une forte tendance à déléguer les contrôles et décisions aux personnes réputées compétentes, et où l'on partage la croyance que les Autorités sont plus aptes à réguler la société que les individus, bref, un pays où la responsabilité personnelle est un thème de discours dans les campagnes électorales, mais nullement un fait social consensuel. Ce qui a des répercussions sur un peu tout, notamment sur la manière dont on envisage l'éducation sexuelle et la sensibilisation des adolescents à la contraception préventive.
La France n'est ni officiellement ni officieusement eugéniste; la plus grande partie des Français considérera qu'on ne peut soupçonner leur pays d'avoir des visées eugénistes ni une politique de contrôle des naissances cherchant “à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains” ni à dissuader les “individus porteurs de caractères jugés défavorables” de procréer ou d'y inciter ceux “porteurs de caractères jugés favorables”. Mais la réalité nous oblige à nous interroger sur la distance entre la perception “objective” de l'eugénisme et son évaluation effective. J'évoquais les opinions et pratiques eugéniques des médecins français, probablement nombre des mes lecteurs, sauf parmi les médecins, ou parmi les familles “eugénisées”, ont dû se dire il est fou, il exagère, et, de nouveau, “si ça existait, on le saurait”. Or, là aussi on le sait, ou on peut le savoir, et assez facilement. Moi qui ne regarde pratiquement pas la télévision, j'ai déjà vu plusieurs émissions qui abordaient ce thème des personnes stérilisées parfois avec leur consentement, parfois avec celui de leur famille, mais le plus souvent sur la simple décision d'un médecin et sans le consentement des concernés, qui sont souvent des concernées».

Les citations en gras proviennent la définition du Petit Larousse (éd. 2001) pour “eugénisme”. Pour me paraphraser, vous ne le croirez peut-être pas, mais je suis certain que cette pulsion eugéniste motive beaucoup le désir de Jean-Yves Nau de voir la Loi clairement «définir un statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de la conception à la naissance» (je ne me lasse pas de cette conclusion admirable). Quels buts poursuivent les partisans des expérimentations sur les «cellules-souches» et les «embryons fécondés in vitro […] et, pour reprendre la formule en usage, "ne s'inscrivant plus dans un projet parental"» ? Le même but que toutes les espèces depuis toujours: «améliorer la race». Avec cette différence que pour les humains c'est un but conscient et dirigé, mais en revanche avec la même incertitude quant à l'efficacité de la méthode mise en œuvre. L'eugénisme n'est guère que la version «scientifique» de la bonne vieille sélection des espèces et des individus, et comme cette sélection, à long terme son efficacité est incertaine, pour autant qu'elle ne le soit à court terme[4]. Quant à l'aspect «clonage thérapeutique» ce n'est là aussi que la version modernisée d'un vieux mythe, «l'éternelle jeunesse».

Ces considérations ne doivent pas faire croire que je désapprouve tout ça, en fait je pense que la recherche fondamentale ne doit pas être limitée par les règles morales qui s'appliquent à la société; par contre elle doit être limitée par les murs du laboratoire. Mais ce qui vaut pour elle ne doit pas s'étendre à la recherche appliquée, dont le but est de faire sortir ses travaux du laboratoire pour les diffuser dans la société, et qui doit donc, elle, être encadrée par la loi et les règles de la morale ordinaire. D'où il ressort que les choses doivent se faire à l'inverse de ce que suggère assez clairement Jean-Yves Nau: la loi ne doit pas protéger la recherche appliquée des risques judiciaires en définissant un «stade pré-humain» dans le cours de la gestation, où les lois sur la personne ne s'appliqueraient pas mais, comme dans le cas des embryons dits surnuméraires, doit laisser l'initiative à l'auteur (les géniteurs) de dire explicitement «je donne le corps de mon enfant à la science», ou non.

La question me semble simple: pour la fécondation in vitro comme la classique fécondation in vivo, avec ou sans asssistance médicale, voire l'hypothétique clonage, on peut voir l'entité résultante comme «partie du corps du (des) géniteur(s)», un «organe»; et comme dans le cas général actuel pour le don d'organe, la décision est du libre choix de la personne. La chose n'est certes pas si évidente, il existe des pays où l'on ne requiert pas l'avis préalable des personnes ou, post mortem, celui des familles, pour les prélèvements d'organes. La France a choisi de ne pas faire partie de ces pays. Certains le regrettent. Quand M. Nau parle de «se consacrer à la recherche d'une adéquation entre le droit et les moeurs» je doute de sa sincérité, ou au moins de la validité de ses arguments; il déclare qu'«une majorité semble se dégager pour convenir qu'un embryon formé de quelques cellules n'est pas l'équivalent d'un foetus» mais regrette juste avant que si «la circulaire du 30 novembre 2001 […] "relative à l'enregistrement à l'état civil et à la prise en charge des corps des enfants décédés avant la déclaration de naissance" [prévoit que], pour un enfant sans vie, la famille peut faire procéder, à sa charge, à l'inhumation ou à la crémation du corps […], aucun texte législatif ou réglementaire ne traite de la situation, récemment observée en France, qui voit des embryons humains conçus in vitro et conservés par congélation détruits du fait d'un dysfonctionnement technique dans le maintien de la chaîne du froid»; il faut savoir: si un consensus se dégage «pour convenir qu'un embryon […] n'est pas l'équivalent d'un foetus», nul besoin de légiférer; si au contraire il est besoin de légiférer alors ce consensus n'existe pas, ou alors existe un autre consensus qui, à l'inverse, ne différencie pas fœtus et embryon et les considère tout uniment comme des personnes, ou au moins des personnes en devenir.


Nous sommes confrontés ici à un problème classique


[1] Je triche: j'ai repris cette sentence du site "Locutio" qui, comme l'indique son nom, propose des locutions latines, mais bien d'autres choses intéressantes. Elle ornait les cadrans solaires. Je cherchais une locution pour renouveler le sempiternel tempus fugit – et accessoirement, pour faire le pédant… Elle se traduit par: «Une ombre qui passe, voilà notre vie sur terre». Pour le redire, l'histoire retient bien peu des événements du temps…
[2] C'est ce genre de bruits dont se régalent ACriMed et PLPL (mais aussi, en certaine occasion, Le Canard enchaîné). J'en parle non tant pour abonder dans les ragots que pour confirmer mon jugement: Jean-Yves Nau n'est pas objectif dans son approche de la question discutée, il penche nettement vers un camp, et argumente en faveur de celui-ci. Contrairement à PLPL je n'infère pas de son rôle de conseiller qu'il gauchit ses articles pour «protéger ses clients» ou quelque chose du genre, mais qu'il y a une convergence de vues entre lui et eux, qui s'exprime dans sa manière de traiter les questions médicales «sensibles». Mais Mme Lenoir aussi est une adepte du mélange des genres puisque, de 1992 à 2001, elle fut à la fois membre du Conseil constitutionnel et présidente du Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies, qui conseillait la Commission européenne sur ces questions, ce qui ne laisse de faire douter de son objectivité comme juge en ces matières puisqu'elle était partie à leur élaboration…
[3] Enfin, «pour faire plus simple»… La longue circonlocution «espace-temps qui va de la conception à la naissance» dont use Jean-Yves Nau vise justement à ne surtout pas désigner clairement la chose: «l'espace» en question est un ventre de femme, «le temps» dont il s'agit est celui nécessaire au développement d'un être humain. Surtout, ne pas le dire… [4]