O n lit des choses passionnantes dans Le Monde, mon journal favori. Prenez ceci:
Ah ! C'est beau comme l'antique: «cet espace-temps qui va de la conception à la naissance»… J'aime aussi beaucoup ce début, «L'histoire retiendra sans doute que [etc.]»: je crains fort que “l'histoire” ne retienne pas grand chose de ces deux événements. C'est ainsi, terrestres horae, fugiens umbra[1]. Je présume qu'écrivant cela Jean-Yves Nau, «spécialiste» au journal Le Monde des questions relatives à la biologie et la médecine, pensait à l'histoire événementielle; il se peut que ces événements figurent un jour parmi de nombreux autres exemples, dans le cadre d'une étude d'histoire des mentalités ou des institutions, mais à coup sûr pas comme des «faits de mémoire» dignes de figurer dans un manuel scolaire ou dans quelque «dictionnaire du XXI° siècle» à venir. Jean-Yves Nau me semble naïf, bien que des rumeurs diffusées par ACriMed ou PLPL le
présentent comme retors: n'écrit-il pas qu'«un relatif consensus existe pour dire que
l'enfant à naître ne saurait, stricto sensu, être assimilé à une personne, [et
que] le même consensus peut, sans mal, être trouvé pour affirmer que ce même enfant ne
peut être réduit au rang de chose» ? Où a-t-il trouvé ce «relatif
consensus» ? Tel que je le comprends il y a au contraire un absolu dissensus
sur ces deux points. De même, où a-t-il vu qu'«une majorité semble se dégager pour
convenir qu'un embryon formé de quelques cellules n'est pas l'équivalent d'un foetus qui,
bientôt, respirera par lui-même» ? Remarquez, juste après il modère son propos
et constate qu'à «chercher à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées
du droit romain [on risque On le comprendra, l'intérêt documentaire de l'article ne me saute pas aux yeux et pour le dire, je considère les propos de J.-Y. Nau sur la question d'une vacuité consommée. La raison (et qui me fit deviner que son discours sonnerait le creux) pour laquelle j'élisis son article comme départ d'une discussion est son titre admirable, «Définir un statut englobant l'espace-temps qui va de la conception à la naissance». Voyez la subtilité: point question de «définir un statut» de l'être en gestation mais «[de] l'espace-temps qui va de la conception à la naissance». Peut-on mieux exprimer sans toutefois le dire, qu'en «[cherchant] à dépasser les catégories de personnes et de choses héritées du droit romain» il serait temps (avec ou sans espace…) de basculer définitivement du côté des choses ? Peut-être, en parcourrant ce site, aurez-vous lu cet autre texte, «Clonage humain, 2: une thérapie reproductrice» ? Le malheureux Jean-Yves Nau y faisait déjà les frais de mon mauvais esprit mais là n'est pas la question. On voit se déployer, dans une interview parue elle aussi dans Le Monde, la même rhétorique, venant cette fois d'une (future à l'époque, ci-devant depuis) ministresse, Noëlle Lenoir. Comme je le notais alors à propos de cette entrevue, «Dans [sa] conclusion transparaît la perméabilité de Noëlle Lenoir à une possible révision de ses critères en matière de “crime international”. Mes études en sciences du langage m'apprirent à ne pas interpréter; comme un juriste je lis et pèse tous les termes, toutes les propositions, toutes les tournures, non pas pour comprendre “ce que veut dire” la personne qui s'exprime mais ce qu'elle dit. Et Mme Lenoir, à la question assez claire de Jean-Yves Nau, «Y a-t-il, selon vous, au sein de l'Union européenne, un socle solide, un puissant consensus contre la pratique du clonage reproductif ?», répond assez clairement: non. elle ne dit pas explicitement non, mais elle le dit clairement». D'autres traits le confirment: si Mme Lenoir est pour qu'on déclare le clonage reproductif «crime international», elle espère en même temps que les lois de l'Union Européenne (UE) seront assez souples pour ne pas l'exclure de la course économique au clonage «thérapeutique»; puis elle y définit clairement l'embryon – pardon, la «cellule-souche» – comme une marchandise; elles sont «avant tout des produits pour le marché européen; elles sont soit assimilées à des "dispositifs médicaux", comme n'importe quel appareillage médical, soit considérées comme des organismes génétiquement modifiés (OGM), dans le cas où elles font l'objet de modifications génétiques». Ce qui montre assez, je crois, l'élasticité de son approche sur la notion de «crime international». On aura relevé, j'espère, la délicieuse mention «avant tout»: pour moi, elles semblaient «avant tout» des cellules reproductices potentielles ou effectives… Quel semble finalement le problème de Jean-Yves Nau ? Cette tendance actuelle à étendre la notion de personne toujours plus loin en amont du moment de la naissance. Ce qui apparaît assez bien dans ce passage, déjà cité en partie: «Peut-on, dès lors, chercher à dépasser les catégories de personnes et de
choses héritées du droit romain sans être soupçonné de vouloir remettre en question la
législation sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse ? Ah ! La rhétorique ! L'art d'énoncer des «faits d'évidence» qui n'en sont pas avec tous les moyens de les poser comme tels. Notre auteur, qui n'est ni philosophe des sciences ni «légiste du droit médical» et dont je ne lui ferai pas l'injure de le croire courageux, en ces questions morales, n'hésite pourtant pas à «s'intéresser à ce sujet à haut risque» dont il nous dit que «seuls quelques courageux spécialistes de philosophie des sciences et du droit médical osent [etc.]». Le café du coin de ma rue doit donc pulluler de philosophes et juristes, courageux en sus, car ses habitués «osent s'intéresser [etc.]». Mais pour revenir à mes dires antérieurs je constate que les deux «consensus» discutés plus haut n'ont pas droit de citer, au café du coin de ma rue: chacun a son opinion là-dessus, qui est rarement la même que celle du voisin. Désolé, c'était une autre forme de rhétorique, mais plus plaisante j'espère que celle dont use J.-Y. Nau. Le fond reste cependant vrai: s'il est un pont-aux-ânes que les éditorialistes de tout poil, les politiciens de tous bords et les «penseurs» de toute dimension se croient obligés de traverser et retraverser par les temps qui courent, c'est bien ce «statut englobant l'espace-temps qui va de la conception à la naissance»; je crois que même les discussions byzantines sur le sexe des anges n'allèrent jamais si loin dans les subtilités argumentaires, notamment à propos de ces questions primordiales: sont-ce le nombre de cellules ou de divisions cellulaires qui comptent, et jusqu'à combien de cellules – ou de divisions – un embryon est-il susceptible d'appartenir à la catégorie de ceux, «pour reprendre la formule en usage, "ne s'inscrivant plus dans un projet parental"» et susceptibles d'expériences et de manipulations ? Je le disais plus haut, il y a bien des manières de faire passer un message, et dans ce cas, celui déjà évoqué de dire sans le dire qu'il faudrait faire pencher la balance quant aux «catégories de personnes et de choses héritées du droit romain» du côté des choses, pour ce qui concerne cet «espace-temps qui va [etc.]». Ce passage est la cheville pour amener au vrai sujet de l'article, préparé par ce qui précède, le balancement entre «passion» – s'émouvoir du sort réservé à des dépouilles inutiles à la société mais utiles à la Science – et «raison» – ces législateurs qui «au terme d'un très long processus démocratique, avec l'aval des principales institutions juridiques, scientifiques et médicales, et en l'absence notable de polémique de grande ampleur» vont permettre à la France de «rejoindre le groupe des pays qui autorisent, tout en l'encadrant, la destruction d'embryons humains à des fins de recherche». On retrouve ici la «réflexion» de Mme Lenoir invoquant «les nécessités du marché, en l'occurrence celui des produits thérapeutiques d'origine humaine», “preuve en est” que les États-Unis ont «[autorisé] le financement des recherches américaines sur les lignées cellulaires existantes [ce qui] montre bien que les cellules-souches constituent un gisement de ressources mondiales». D'où il ressort, par évidence première, que «ces cellules, qu'elles soient embryonnaires, fœtales ou adultes, ont vocation à être importées et exportées d'un pays à l'autre». Donc, “en toute logique”, «le Groupe européen d'éthique a recommandé, en novembre 2000, de prévoir des autorisations au niveau national ou européen pour assurer le respect des règles éthiques et de sécurité». De nouveau la douce rhétorique bureaucratique: «prévoir des autorisations […] pour assurer le respect des règles éthiques». Il m'a paru bon de souligner: dans une logique autre que bureaucratique (logique philosophique, morale ou scientifique) on tend à expliquer les conséquences par les causes; dans la logique bureaucratique ou scientiste (qui n'est pas celle scientifique) on tend à légitimer des conséquences peu conséquentes (on le lira dans le sens qu'on voudra) par des causes peu causales. L'envers d'un principe que rappelle Normand Baillargeon dans la deuxième partie de son «petit cours d'auto-défense intellectuelle» (qu'on peut consulter sur ce site même), le post hoc ergo procter hoc, qui se traduit par «après ceci, donc à cause de ceci». Baillargeon explique ainsi l'acception habituelle de ce type de fausses causalités: «C’est un sophisme très répandu. Par exemple, c’est celui que commettent les gens superstitieux: j’ai gagné au casino quand je portais tels vêtements, dit le joueur; je porte donc les mêmes vêtement à chaque fois que je retourne au casino. Il arrive que le sophisme soit plus subtil et moins facile à identifier. Pour aller à l’essentiel: la science a recours à des relations causales, mais en science un événement n’est pas donné pour cause d’un autre simplement parce qu’il le précède. On retiendra surtout que le seul fait qu’un événement en précède (ou est corrélé à) un autre ne le rend pas cause du deuxième. Ne pas confondre corrélation et causalité est d’ailleurs une des premières choses qu’on apprend en statistiques. Dans un hôpital, la présence d’individus appelés médecins est fortement corrélée avec celle d’individus appelés patients: ça ne veut pas dire que les médecins sont cause de la maladie». Avec Noëlle Lenoir et Jean-Yves Nau il s'agit d'autre chose: établir très sciemment
cette fausse causalité, qui n'a en outre rien d'évident (même si non causale, la
«relation médecin-malade» est malgré tout réelle) pour des motifs sans rapport direct
avec la «réponse» – la “conclusion logique” – proposée. Mme Lenoir défend la position de
l'UE comme puissance économique, M. Nau, qui cumule d'ailleurs son métier de «journaliste
scientifique» avec celui de «conseiller médias» auprès de certaines personnalités du
milieu objet de son Jean-Yves Nau «comme journaliste scientifique», Noëlle Lenoir «comme juriste et économiste», ou aussi Henri Atlan «comme philosophe des sciences», Marcela Yacub «comme philosophe du droit», convergent vers une certaine division de la réalité sociale entre droit subjectif et droit objectif, droit des personnes ou droit des biens et situations. Ces quatre-là réfléchissent selon une division verticale de la société, où les règles sont hiérarchiques. Or il y a une manière horizontale d'envisager les choses, où les règles visent à ménager le choix individuel, personnel. Cet «espace-temps qui va de la conception à la naissance» n'est pas divisible, ou en tout cas pas d'une manière uniforme valable pour tous a priori. L'idée étrange que (sic) «l'époque […] devrait […] se consacrer à la recherche d'une adéquation entre le droit et les moeurs [pour] définir un statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de la conception à la naissance» découle d'un constat réel, une certaine «judiciarisation» des rapports sociaux, notamment ceux régissant les praticiens des sciences et techniques et ceux qui se sentent ou qui sont atteints en personne, dans leurs biens ou dans leur situation par leurs pratiques. Cette question du (pour faire plus simple) statut de l'être en Pour parler d'un autre texte que j'écrivis, j'ai consacré une page à la question de l'eugénisme, et j'y évoquais notamment une spécificité de mon pays: «La France — comme tout pays développé — est eugéniste. Ça ne marche pas
formidablement, car cet eugénisme est tendanciel et non systématique, mais elle l'est.
Une chose frappante, dans ce pays: depuis la légalisation de l'avortement le nombre
d'interventions n'a pratiquement pas baissé, alors qu'aux Pays-Bas ce nombre fut divisé
par cinq sur la même période. On pourra me dire, et l'on me dira certainement que c'est
dû à une mauvaise éducation des Français concernant les méthodes de prévention des
“accidents de grossesse”. C'est vrai, mais pourquoi ? Je ne crois pas que les
petits — et les grands — Français soient plus idiots ou moins perméables à ce qu'on
appelle l'éducation sexuelle, ni les professeurs français tellement moins efficaces que
ceux néerlandais: la “mauvaise éducation” en ce domaine n'est pas une fatalité, un
atavisme, un de ces “caractères physiques et mentaux” typiquement français; très
probablement, si l'on allait étudier sérieusement comment les Néerlandais s'y prennent
pour bien former leurs citoyens sur les questions concernant la sexualité, et qu'on
applique la chose en France, on obtiendrait des résultats comparables. Alors ? Les citations en gras proviennent la définition du Petit Larousse (éd. 2001)
pour “eugénisme”. Pour me paraphraser, vous ne le croirez peut-être pas, mais je suis
certain que cette pulsion eugéniste motive beaucoup le désir de Jean-Yves Nau de voir
la Loi clairement «définir un statut évolutif embrassant cet espace-temps qui va de
la conception à la naissance» (je ne me lasse pas de cette conclusion admirable).
Quels buts poursuivent les partisans des expérimentations sur les «cellules-souches» et
les «embryons fécondés in vitro […] et, pour reprendre la formule en
usage, "ne s'inscrivant plus dans un projet parental"» ? Le même but que
toutes les espèces depuis toujours: «améliorer la race». Avec cette différence que pour
les humains c'est un but conscient et dirigé, mais en revanche avec la même incertitude
quant à l'efficacité de la méthode mise en œuvre. L'eugénisme n'est guère que la version
«scientifique» de la bonne vieille sélection des espèces et des individus, et comme cette
sélection, à long terme son efficacité est incertaine, pour autant qu'elle ne le soit à
court Ces considérations ne doivent pas faire croire que je désapprouve tout ça, en fait je pense que la recherche fondamentale ne doit pas être limitée par les règles morales qui s'appliquent à la société; par contre elle doit être limitée par les murs du laboratoire. Mais ce qui vaut pour elle ne doit pas s'étendre à la recherche appliquée, dont le but est de faire sortir ses travaux du laboratoire pour les diffuser dans la société, et qui doit donc, elle, être encadrée par la loi et les règles de la morale ordinaire. D'où il ressort que les choses doivent se faire à l'inverse de ce que suggère assez clairement Jean-Yves Nau: la loi ne doit pas protéger la recherche appliquée des risques judiciaires en définissant un «stade pré-humain» dans le cours de la gestation, où les lois sur la personne ne s'appliqueraient pas mais, comme dans le cas des embryons dits surnuméraires, doit laisser l'initiative à l'auteur (les géniteurs) de dire explicitement «je donne le corps de mon enfant à la science», ou non. La question me semble simple: pour la fécondation in vitro comme la classique fécondation in vivo, avec ou sans asssistance médicale, voire l'hypothétique clonage, on peut voir l'entité résultante comme «partie du corps du (des) géniteur(s)», un «organe»; et comme dans le cas général actuel pour le don d'organe, la décision est du libre choix de la personne. La chose n'est certes pas si évidente, il existe des pays où l'on ne requiert pas l'avis préalable des personnes ou, post mortem, celui des familles, pour les prélèvements d'organes. La France a choisi de ne pas faire partie de ces pays. Certains le regrettent. Quand M. Nau parle de «se consacrer à la recherche d'une adéquation entre le droit et les moeurs» je doute de sa sincérité, ou au moins de la validité de ses arguments; il déclare qu'«une majorité semble se dégager pour convenir qu'un embryon formé de quelques cellules n'est pas l'équivalent d'un foetus» mais regrette juste avant que si «la circulaire du 30 novembre 2001 […] "relative à l'enregistrement à l'état civil et à la prise en charge des corps des enfants décédés avant la déclaration de naissance" [prévoit que], pour un enfant sans vie, la famille peut faire procéder, à sa charge, à l'inhumation ou à la crémation du corps […], aucun texte législatif ou réglementaire ne traite de la situation, récemment observée en France, qui voit des embryons humains conçus in vitro et conservés par congélation détruits du fait d'un dysfonctionnement technique dans le maintien de la chaîne du froid»; il faut savoir: si un consensus se dégage «pour convenir qu'un embryon […] n'est pas l'équivalent d'un foetus», nul besoin de légiférer; si au contraire il est besoin de légiférer alors ce consensus n'existe pas, ou alors existe un autre consensus qui, à l'inverse, ne différencie pas fœtus et embryon et les considère tout uniment comme des personnes, ou au moins des personnes en devenir. Nous sommes confrontés ici à un problème classique [1] Je triche: j'ai repris cette sentence du site
"Locutio" qui, comme l'indique son nom,
propose des locutions latines, mais bien d'autres choses intéressantes. Elle ornait les
cadrans solaires. Je cherchais une locution pour renouveler le sempiternel tempus
fugit – et accessoirement, pour faire le pédant… Elle se traduit par: «Une
ombre qui passe, voilà notre vie sur terre». Pour le redire, l'histoire retient bien
peu des événements du temps…
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