Ethnies et études démographiques, #3

Même les pires actions naissent d'une « bonne » intention.

Voir aussiethnies #1ethnies #2ethnies #4

 J e n'imagine pas faire faire une découverte à mes lecteurs en leur disant qu'il n'y a pas d'incompatibilité réelle entre racisme et antiracisme – ou dans notre contexte, entre « ethnisme » et « anti-ethnisme » –, cela dit pour divers plans : verbal, sémantique, réel, formel, etc.

Il y a une indétermination sur le préfixe “anti” : « a l'opposé de » ou « inverse » ; d'où, l'antiracisme est « le contraire du racisme », « le racisme à l'envers » ou « le racisme inverse ». Qui n'a entendu des déclarations comme « Je suis raciste avec les racistes », ou « Je fais du racisme anti-FN » ? C'est « manière de dire », mais en même temps ça dit ce que ça dit : il y a une forme d'« antiracisme » ressemblant fort au racisme, le « racisme inverse ». Celui « à l'envers », assez courant, consiste à prêter toutes les qualités aux groupes habituellement accablés de tous les défauts par les racistes ; une position aussi insensée et imbécile que le racisme : le « raciste à l'envers », comme celui « à l'endroit », applique à un groupe des critères qui ne peuvent s'appliquer effectivement qu'a des individus ; que tous les (***) ne soient pas des voleurs, des menteurs et des violeurs d'enfants, n'implique pas qu'aucun ne le soit. Que bien des racistes soient des cons n'implique pas que tous le soient (certains sont des salauds) ; à l'inverse, que tous les racistes ne soient pas des cons n'implique pas que nuls ne le soient. Appliquer sans discernement à toute une population une qualité morale, physique ou intellectuelle est aussi idiot que de lui appliquer un défaut. Preuve par l'absurde qu'on peut être un antiraciste raciste, l'existence des associations françaises de France qui luttent contre le « racisme anti-français » (car une association luttant hors de France contre le « racisme anti-français » pourrait le faire à titre légitime, selon la situation).

Puis, il y a une autre sorte de compatibilité entre racisme et antiracisme : certaines personnes sont subjectivement antiracistes et objectivement racistes, en ce sens qu'elles s'assument « antiracistes », mais ont une représentation des sociétés humaines, de leurs rapports et des comportements « naturels » des individus dans les sociétés qu'on ne peut que décrire comme raciste, ou à tout le moins « ethnistes » ou « ethnicistes », considérant que l'ethnicisme est la version acceptable du racisme. Acceptable, il faut s'entendre : je veux dire que certaines personnes jugeant les discours racistes inacceptables peuvent estimer acceptables certains discours dont on peut dire objectivement qu'il ne diffèrent pas fondamentalement de ceux « racistes ». Il en diffèrent formellement ou verbalement, ou par leur objet, sans plus. Les discours ethnicistes sont souvent de cet ordre.

A chaque époque son « ethnique ».

« L'ethnique », c'est l'autre, l'étranger, l'inassimilable. De lieu en lieu, de siècle en siècle, de millénaire en millénaire, il change de nom, de forme, de représentation, mais garde ce caractère de l'extranéité radicale. En même temps, cet « autre » est un « même ». D'époque en époque, « l'autre » change car d'époque en en époque la sphère du « semblable » s'étend ou se restreint. Jusqu'à une époque récente, guère plus de deux siècles, toutes les sociétés avaient une représentation de l'univers assez similaire, même si pour chacune le champ d'application du modèle général variait considérablement. L'univers – j'entends ici l'univers humain, non pas la totalité de l'univers, ou cosmos – comportait cinq « cercles » : l'identique, le semblable, l'autre, le différent, l'innommable. Depuis deux siècles pour certaines sociétés, puis plus récemment pour toutes, le nombre de cercles a diminué, pour la raison simple et évidente que ces sociétés ont « atteint les limites de l'univers » ; c'est aussi le moment où le concept, inimaginable jusque-là, de « l'Humanité » dans son acception actuelle commence à se mettre en place.

Il y a deux siècles, les grandes sociétés expansionnistes et « hypertechnologiques »[1] d'Europe mirent la main sur toute la planète, directement (colonies) ou indirectement (protectorats, comptoirs), et la conscience de la finitude de l'univers y fit son chemin. Le « cinquième cercle » disparut. Il concerne, disons, les « humains hypothétiques », qu'on n'a pas rencontrés et qui pourraient exister. Une fois atteintes les limites de l'univers, « tout est nommé », il n'y a donc plus d'innommable, d'inconnaissable. Fini, les lotophages et autres cynocéphales. Tout n'est pas d'une pièce, et à l'heure actuelle ce cinquième cercle n'a pas disparu pour toute l'humanité, mais les individus ou sociétés qui ont encore une représentation vive de cet innommable – sous les formes traditionnelles d'esprits ou de monstres lointains, ou celles contemporaines d'extraterrestres et de mutants – sont de plus en plus rares. Même si on en trouve jusque chez des personnes cultivées voire savantes des pays développés, tels les « cryptozoologues ».

Le quatrième cercle est encore assez présent, c'est le racisme « naïf », entendu comme immédiat, divisant l'Humanité en quelque groupes bien dessinés, les Noirs, les Rouges, les Jaunes, les Blancs, peut-être les Bistres et les Basanés. Là, c'est simple : tout ce qui n'est pas de ma couleur est différent, ce qui est de ma couleur et n'est ni identique, ni semblable, est autre. L'évolution des connaissances anthropologiques et biologiques va périmer ce modèle simple, qui perdure néammoins pour beaucoup de sociétés, et beaucoup d'individus des sociétés « développées ». Il y aura ensuite l'apparition du ou plutôt des « racismes scientifiques », chaque théoricien ayant sa méthode, ses critères, son modèle. Le racisme scientifique est une curiosité – une triste curiosité, qui culmina avec le nazisme et sa « solution finale » –, aux causes complexes, désir de maintenir, contre l'évidence, le « cercle de la différence », de ne pas avoir une origine commune avec les « races inférieures », et bien sûr, en miroir, désir d'être « supérieur », mais aussi causes pragmatiques : il serait difficile de continuer à maintenir dans une sujétion proche de l'esclavage des peuples – des « races » – qui seraient nos égaux.

La phase suivante, évidemment, est l'ethnicisme, qui s'applique au troisième cercle, à « l'autre ». À remarquer que le terme appliqué à la, hem !, « théorie » en cours correspond à l'objet de différenciation de l'étape antérieure : les « ethnies » sont « culturellement inassimilables », les races « scientifiques » étaient « ethniquement inassimilables » ; les races « naturelles » étaient biologiquement inassimilables.

Quand le lointain est moins lointain, le proche est plus proche.

C'est de bon sens mais on tend à l'oublier. Je ne me classe pas dans ce « on » désignant ces tenants de « l'inassimilabilité » qui oublient que l'inassimilable d'hier est l'assimilable d'aujourd'hui, l'assimilable d'hier l'assimilé d'aujourd'hui, l'assimilé d'hier le semblable d'aujourd'hui. Dans la première moitié du XIX° siècle, nul besoin de « théoriser » le racisme dermique, ça ressortait de l'évidence – ce n'est qu'après Darwin et Mendel que le besoin s'en fit sentir. Par contre, nombre d'ouvrages « scientifiques » publiés souvent par d'éminents membres des Académies des sciences ou des sciences morales et politiques, qu'on peut classer parmi les ouvrages d'ethnologie ou d'anthropologie, décrivent avec moults détails sordides l'extranéité radicale des paysans de province, et leur inassimilabité définitive.

J'ai lu dans une revue castelroussine la description du Berrichon par l'un de ces éminents savants, et ça n'était pas piqué des vers… Pour tout dire, ça ressemblait beaucoup à la description, un demi-siècle plus tard, des nègres et annamites par d'autres éminents savants, de « l'Arabe » ou de « l'Allemand » au début du XX° siècle. Le Berrichon y était décrit comme un animal, je veux dire, l'auteur décrivait positivement la « race berrichonne » comme plus proche de l'animal que de l'humain. Quelque chose comme la description du paysan par La Bruyère, sans l'ironie et la distance. Depuis, la « race berrichonne » s'est civilisée et surtout les « savants » ont évolué. Mais à toute époque – donc à la nôtre – on trouvera des « savants » qui expliqueront « scientifiquement » pourquoi telle partie de l'humanité est définitivement, biologiquement, génétiquement condamnée à subir un certain sort, à végéter dans sa « sous-humanité » ou conserver sa position « surhumaine » – la sociobiologie n'est pas une « théorie » du siècle avant-dernier mais bel et bien de années 1960 et 1970, et a toujours des tenants.

Donc, la « théorie » du jour est l'ethnicisme : de même qu'il y a un racisme négatif et un « antiracisme » partageant bien des traits avec le racisme et qu'on pourrait appeler « racisme positif », il y a un ethnicisme « négatif » et un autre « positif »[2].

Je ne voudrais surtout pas vous donner l'impression que, pour moi, les ethnicistes, négatifs et positifs, sont de fieffés imbéciles ne comprenant rien à leur univers et aux réalités humaines. Loin de moi cette idée. Les théories réellement aberrantes du genre sociobiologie, ou transpositions directes de découvertes d'un certain domaine (éthologie animale dans la décennie 1980, sous-ensembles flous dans la décennie suivante) à l'étude des rapports entre individus et sociétés humains, sont assez minoritaires, même si le battage que font souvent les médias autour de ce genre de choses peut donner une impression différente[3]. Au temps de sa splendeur, la sociobiologie ne concerna pas grand monde, quelques dizaines de chercheurs, d'« intellectuels » ou de polémistes, de par le monde. A comparer aux centaines de milliers d'ethnologues et de biologistes… La majorité des ethnicistes sont gens sérieux, intelligents, et souvent leurs idées ne sont pas dénuées d'intérêt. En outre, leurs analyses de l'humanité en tant que répartie en ethnies repose sur un fait de réalité. Ou plutôt, sur un état avéré de la réalité à une certaine époque. Une époque pas si lointaine, quarante ou cinquante ans. Mais…

Mais le monde change, l'Humanité, en bloc ou par parties, évolue, quarante ans, ça fait deux générations, et une analyse valable en 1964, voire en 1983, ne l'est peut-être plus autant en 2002. Un cas, l'Algérie : En 1964, c'est un pays qui sort à peine de 130 ans de colonisation ; pendant cette période, la puissance occupante a sciemment maintenu une large part de la population native dans un état de sous-développement, et contribué à « ethniciser » le pays – pardon, les « départements ». Comme beaucoup de colonisateurs, elle a profité de l'existence d'une « ethnie » minoritaire assez nombreuse, à identité forte, pour en faire son auxiliaire dans les opérations de « maintien de l'ordre » ; on ne peut pas dire que le colonisateur a inventé une « ethnie kabyle » mais il a revivifié un antagonisme que plus de mille ans de cohabitation avait quelque peu émoussé.

Voilà le tableau : au sortir d'une longue et pénible colonisation et d'une guerre d'indépendance violente et longue, le souvenir désastreux des exactions des harkis, qui étaient surtout kabyles, une population sous-développée, très rurale et majoritairement analphabète, on a bien l'image d'un pays essentiellement « ethnique ». Le temps passe. Plus de quarante après le tableau a changé : une population fortement urbanisée, un taux d'alphabétisation élevé, des paraboles sur toutes les maisons, des téléphones portables dans toutes les poches, bref, un pays moderne. Les « ethnies » kabyle et arabe sont toujours là, mais la nature de l'opposition – qui persiste – a changé : la population kabyle aspire à une reconnaissance mais comme nation ou comme peuple, non comme « ethnie ». Mutatis mutandis, on peut comparer cette revendication à celle du « peuple corse » dans le cadre français. Viendrait-il à l'idée de nos ethnicistes de qualifier la demande de reconnaissance corse d'« ethnique » ? De même, et quoi que l'on pense de leur méthodes terroristes, qualifieraient-ils le combat passé de l'IRA en Ulster, présent de l'ETA au Pays basque espagnol, de « conflit ethnique » ? Non, bien sûr non. À preuve, l'autrice dont je parlerai ci-après, Michèle Tribalat, invente une « ethnie espagnole » subsumant Catalans, Basques, Andalous, Castillans, etc. Donc, l'Espagne et l'Irlande du nord seraient moins « ethniques » que l'Algérie, ou ne le seraient pas du tout ? Je m'étonne. Et nombre d'Espagnols avec moi…

ETHNIE n. f. (gr. ethnos, peuple). Société humaine réputée homogène, fondée sur la conviction de partager une même origine et sur une communauté de langue et, plus largement, de culture.
ETHNIQUE adj. 1. Relatif à l'ethnie, aux ethnies. Forte diversité ethnique d'un pays […] 3. Se dit de ce qui relève, par sa nature ou son inspiration, d'une culture autre qu'occidentale. Cuisine, musique ethnique.

Définitions extraites du Petit Larousse illustré, édition 2001. La question est de savoir si la « réputation d'homogénéité » est un fait interne ou externe. Deux des critères d'« ethnicité » ne sont pas trop problématiques : la « conviction de partager une même origine » est un « fait » endogène et subjectif, la communauté de langue, un fait observable et objectif. La question de la « culture commune » n'est pas si claire, quant au socle de la définition, l'homogénéité, ça ne me paraît pas très évident.

Loin des yeux, loin de l'esprit.

Le « fait ethnique » n'est ni de nature, ni de culture, ni, pour tout dire, un fait de quelque ordre que ce soit : l'ethnicité est un construction de l'esprit. Qui, comme dit, s'appuie sur une certaine réalité, celle d'un état antérieur des sociétés humaines. Le concept d'ethnicité est problématique : si l'on se réfère à notre définition de « ethnie », qui est assez exacte – entendons-nous : exacte quant à l'acception, et non quant au « fait ethnique » – et qu'on tente d'évaluer « l'ethnicité » des populations, on s'aperçoit qu'en fait, très peu de groupes humains peuvent être réputés « ethniques » (en réalité, aucun). La chercheuse de l'INED Michèle Tribalat écrit ceci, dans un article intitulé « Appartenance ethnique »[4], publié dans le numéro 300 de la revue de l'INED Population et Société :

Le courant des migrants d'Afrique noire est composé d'une part de travailleurs venus d'un milieu rural et analphabètes, d'autre part de migrants d'un niveau social assez élevé, venus pour étudier ou pour demander l'asile politique. Les premiers appartiennent aux groupes ethniques mandé et peulh (deux tiers ne sont pas allés à l'école) et sont de confession musulmane. Les autres groupes ethniques sont soit musulmans (woloff) soit chrétiens et/ou animistes (ethnies de langue Kwa) soit de confessions diverses (Bantu, notamment). Au total, environ 40% des migrants d'Afrique Noire appartiennent à des ethnies de confession musulmane.

Pour cadrer le contexte, Mme Tribalat appartient à la catégorie des ethnicistes positifs, et ce texte s'inscrit dans le cadre d'une travail initié par elle dans le but d'étudier – euh… Dans le but de… Afin d'évaluer… Bref, dans le cadre d'une étude où l'on s'interroge sur « l'appartenance ethnique » et sur « l'origine ethnique »[5] de certaines populations, françaises ou étrangères, vivant en France.

Explicitation d'un concept.

Avant de poursuivre sur ce texte de Michèle Tribalat, il me faut préciser plus nettement mon concept d'ethnicisme positif, surtout après la description précédente, faite à coups de serpe, de mes catégories.

Il y a d'abord l'autoreprésentation : comme le raciste positif, l'ethniciste positif se dira « anti-ethniciste » ou « non ethniciste » : je présente Mme Tribalat comme une ethniciste positive, ce qu'à l'évidence elle me contesterait car, de ce que j'ai lu, sa propre perception est plutôt : « non ethniciste ». Alors pourquoi cette « non ethniciste » tient-elle tant à étudier l'origine et l'appartenance ethniques de certaines populations, françaises « d'origine (ou d'appartenance) ethnique » ou étrangères – donc, par définition « ethniques », puisqu'une personne est déterminée « ethnique » quand née à l'étranger et ayant une langue maternelle autre que le français ? Pour « décrire le réel au mieux ». Donc, « l'ethnie » est une réalité ? « Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! », s'écrie le raciste positif quand, après qu'il ait déclaré, « Je ne suis pas raciste, pour moi toutes les races se valent », on lui fait remarquer que si toutes les races se valent, cela implique que les races existent. Le même, après un si beau sophisme, tendra à vous accabler du titre de sophiste. Sans l'avoir lu je devine que, lui demandant « Pourquoi utiliser la notion d'ethnie ? », Mme Tribalat répondrait quelque chose comme : « Pour moi, ce n'est qu'une catégorie fonctionnelle, et je n'y attache pas de notions particulières ». Pour preuve, sa réponse à son collègue de l'INED Hervé Le Bras, qui lui reprochait d'utiliser imprudemment la douteuse expression « Français de souche » si chère au cœur de Jean-Marie Le Pen : « Français de souche, c'est une notion de facilité, dans laquelle je ne fais entrer aucune hiérarchie de valeurs. Faut-il cesser d'utiliser nos catégories parce que le FN s'en sert ? »[6] Curieux renversement… la question serait plutôt : faut-il commencer à se servir des catégories que le FN utilise ?

Dans le même article, Mme Tribalat considère « avoir forgé des armes pour mieux lutter contre les discriminations raciales ». Belle intention ! Qu'il faut minorer aussitôt : qu'apporterait une enquête sur les origines ethniques de la population française dans la lutte contre la discrimination raciale ? D'ailleurs, dans le même article elle « légitime » son usage de la notion d'ethnicité ainsi : « Savoir que le taux de chômage s'envole à 40% chez les Maghrébins de 20-29 ans, c'est une information capitale sur les phénomènes d'exclusion socio-économiques » ; on le voit, cela n'explique pas la nécessité d'une catégorisation ethnique, puisque ce taux de chômage atteint « les Maghrébins » indépendamment de toute cause « ethnique » ; la discrimination à l'emploi ne s'embarrasse pas de ces subtilités et pour l'employeur discriminateur, Kabile, Arabe, Mozabite, c'est tout un : des « bougnoules ». En outre, le bon sens fait dire que ce n'est pas par une enquête sur les « origines ethniques » des Français mais sur la discrimation à l'emploi en fonction des origines géographiques, des patronymes ou de la couleur de peau, qu'on obtient ce genre d'informations. Enfin, dernière citation, la même Michèle Tribalat étaie son recours à l'« ethnicité » en disant : « L'opinion publique voit comme étrangers des gens qui sont de nationalité française et met en doute la validité des statistiques. Au lieu de mettre en doute l'opinion publique, il faut s'interroger sur la pertinence de nos catégories pour décrire les étrangers ». Ce qui, en peu de mots, pose beaucoup de problèmes :

  • Le fait que « l'opinion publique voit comme étrangers des gens qui sont de nationalité française » peut-il justifier que la statistique publique voie comme étrangers des gens qui sont de nationalité française ? C'est la même chose ? Non, ce n'est pas la même chose : dans le premier cas, il s'agit d'une perception subjective et fallacieuse, une fausse représentation de la réalité ; dans le second, par la grâce de la « scientifisation » d'un fantasme, ça devient une réalité statistique. Pour dire les choses, on ne lutte pas contre le racisme en faisant entrer les catégories du racisme dans sa représentation de la réalité…
  • « La validité des statistiques » est-elle tributaire de ce que pense de cette validité « l'opinion publique » ou est-elle tributaire de la réalité dont elles rendent compte ? Si on devait ajuster ses outils et méthodes, voire ses résultats, en fonction des désirs pulsionnels de « l'opinion publique », m'est avis qu'il vaudrait aussi bien économiser les frais d'enquête, et fabriquer ses « statistiques » en fonction de ce que pense « l'opinion publique ». On aurait ainsi l'avantage formidable d'un unanimisme constant : « l'opinion publique » pensant ceci ou cela, il y aurait toujours 100% des Français (y compris ceux « ethniques ») à penser la même chose. Enfin… Pas si sûr : « l'opinion publique » du Figaro a tendance à ne pas penser la même chose que celle de l'Humanité, laquelle diffère de « l'opinion publique » de Libération. Vous m'aurez compris, faire reposer ses catégories sur ce que « l'opinion publique » pense est aventureux et incertain.
  • Possible que « la pertinence [des] catégories [de l'INED] pour décrire les étrangers » (dont les [sic] « étrangers […] de nationalité française ») soit douteuse ; peut-on considérer les catégories de « l'opinion publique » plus pertinentes ?
  • L'opinion des Français « ethniques » est-elle recevable comme « opinion publique » pour former les catégories de l'INED ? Je ne veux pas trop m'avancer, mais apparemment non : puisque « l'opinion publique voit comme étrangers des gens qui sont de nationalité française », on peut présumer que les « étrangers […] de nationalité française » ne participent pas de « l'opinion publique ».

Etc. Je pense que ma notion d'« ethnicisme positif » est assez claire désomais et vous apparaît pertinente. Au passage, vous l'aurez vu, quand on n'« attache pas de notions particulières » aux catégories qu'on manipule – manière sophistique de dire qu'on ne se pose pas trop de questions sur ce qu'on fait –, on obtient des constructions curieuses, tels ces « étrangers […] de nationalité française »

Ethnicisme ou fixisme[7] ?

Pour « cadrer le contexte », Mme Tribalat appartient donc à la catégorie des ethnicistes positifs, ce qui implique qu'en tant qu'« ethniciste qui s'ignore » elle usera immanquablement de mauvaises notions dans des bonnes intentions. Sa « modélisation ethnique » est très problématique, et dénote son projet : les « originaires » ou « appartenants » européens sont classés par pays mais curieusement définis comme « d'ethnie espagnole », « d'ethnie italienne », « d'ethnie portugaise », une classification pour le moins paradoxale ; les ressortissants de pays méditerranéens non européens ou leurs enfants sont soumis à une catégorisation ) la fois infra et supra-nationale, les Maghrébins étant soit Kabyles ou Berbères, soit Arabes, les Turcs (nationalité), soit Turcs (ethnie), soit Kurdes. Pour les autres pays d'Asie je ne connais pas les catégories ethniques dégagées mais – voir texte cité – pour l'Afrique noire, on a le même type de classement double, les Wolofs formant une (large) « ethnie » spécifiquement sénégalaise, les « Mandés », « Bantous » et Peuhls se répartissant dans plusieurs pays.

Avec l'Afrique noire et l'Europe les problèmes de définition des origines et appartenances ethniques apparaissent le mieux, pour l'Europe, par la réduction de « l'ethnicité » à la nationalité, chose peu évidente, pour l'Afrique noire, avec une classification « ethnique » incohérente, et souvent aberrante.

Dans la citation, les « ethnies » spécifiées sont :

  • Avec les Wolofs et les Peuhls, des groupes a priori proprement ethniques, suivant la définition du Larousse ;
  • Avec les Kwas, un groupe d'extension moyenne, parlant des langues proches mais différentes, ayant des traits culturels communs, mais ne se supposant pas une origine commune ;
  • Avec les Bantous, un groupe d'extension large, dont le seul point commun évident est de parler des langues différentes mais ayant une lointaine origine commune, pour le reste, ils forment des cultures assez diverses, et ne se supposent pas une origine commune ;
  • Avec les hypothétiques « Mandés », une construction idéologique sans base anthropologique, linguistique ou culturelle, rassemblant plusieurs ethnies (au sens du Larousse) réparties sur la moitié du continent africain, de cultures, religions, langues divergentes voire opposées, et ne se supposant pas une origine commune (même si certains intellectuels africains, pour des raisons autres que scientifiques, la supposent pour eux)[8].

Et, même pour les deux groupes correspondant le plus au concept d'ethnie, ça n'est pas si évident : originellement, les Wolofs formaient (à-peu-près) un groupe ethnique, mais actuellement, nombre de wolophones ne sont pas « Wolofs de souche », tout simplement parce qu'il se passe ce qui s'est passé en France : le Wolof est une des langues nationales du Sénégal ; du fait de l'alphabétisation et de l'urbanisation, les populations « ethniques » autres que Wolofs parlant une langue minoritaire à petit nombre de locuteurs, ainsi que les enfants de couples mixtes, tendent à adopter la langue nationale et à abandonner leur « langue d'appartenance » ; d'où, quand un « ethnique » répond que son « origine » est le Sénégal, et son « appartenance » le wolof, on ne peut pas en inférer qu'il est « ethniquement wolof ». En fait, on peut faire le même type d'inférence que pour un Européen : « ethniquement sénégalais ».

Donc, pour les Européens, la question de « l'appartenance » semble, selon le modèle de Michèle Tribalat, non pertinent. Or, pour au moins deux pays, dont l'un forme en France une population « ethnique » assez importante, la question se pose : pour un migrant ou descendant de migrant « d'origine » belge ou espagnole, la question de la langue maternelle (critère de « l'appartenance »), se pose. En outre, si pour un Belge la chose n'est pas si assurée, pour un Espagnol ou enfant d'Espagnol, selon son « appartenance » il répondra à tous les critères d'ethnicité définis par mon dictionnaire : Un Catalan, un Basque, un Galicien, vient d'une société homogène, ayant une communauté de culture, et la conviction d'une origine commune ; par contre, il ne se suppose pas une origine commune avec les autres « ethnies » espagnoles, ni même, s'il est radical (indépendantiste) une culture commune.

Le Sénégal et l'Algérie sont de bons exemples pour montrer que l'ethnicisation naturaliste outrancière des populations extra-européennes n'est pas si évidente : dans ces deux pays, on trouve en effet plusieurs populations ayant des « langues maternelles » différentes, ce fait s'associant à des traits culturels spécifiques, mais les particularismes de ces « ethnies » ne sont pas si formidables, et avec le temps tendent à s'estomper (alphabétisation, urbanisation, insertion dans la modernité) ; en outre, comme les Espagnols – et contrairement aux Belges – ils ont une langue véhiculaire commune, l'arabe étant parlé par presque 100% des Algériens et le Wolof – en 1990 – par plus de 95% des Sénégalais (depuis, le taux a probablement progressé – d'ailleurs, même en 1990, 100% des Sénégalais comprenaient suffisament le Wolof pour les échanges ordinaires, politesse et commerce), et une culture nationale commune. Il y a des tensions entre « ethnies » ? Ma foi, l'Espagne et son ETA, la Belgique et ses flamingans, la France et ses nationalistes corses et bretons, n'en connaissent-elles pas ?

Limites des concepts d'ethnie et d'ethnicité.

Ces développements pour montrer que même pour les chercheurs affirmant la nécessité fonctionnelle d'introduire le concept d'« ethnicité » dans les études démographiques en France, sa manipulation est difficile. D'abord, la définition effective d'une « ethnie » apparaît problématique. Elle n'est certes pas impossible mais, pour ce faire, requerrait une étude préparatoire longue menée par une équipe pluridisciplinaire (ethnologues, sociologues, statisticiens, historiens…) et des enquêtes sérieuses sur les représentations réelles des individus quant à leur perception propre du rapport personnel, familial, collectif à « l'ethnicité ». Cela posé, il n'y a pas vraiment besoin de cette étude pour savoir que le résultat qu'on obtiendra mettra radicalement en cause cette catégorie. Comme l'écrit Amin Maalouf :

Depuis que j'ai quitté le Liban en 1976 pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement, « L'un et l'autre ! » Non par souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu'en répondant différemment, je mentirais […].
Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n'ai pas plusieurs identités, j'en ai une seule, faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre.
Parfois, lorsque j'ai fini d'expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement mes appartenances, quelqu'un s'approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : « Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-même, qu'est-ce que vous vous sentez ? »[9]

Il se trouve que cette expérience des identités multiples est commune à une large partie des migrants et descendants de migrants : dès lors qu'ils se trouvent immergés dans une autre culture, la « spécificité ethnique » s'estompe ; que le migrant le veuille ou non – et en général, il le veut – il devra adapter ses comportements et pratiques, son imaginaire socio-culturel, son rapport aux autres et à lui-même. Quant aux descendants de migrants, notamment ceux nés en France, d'évidence leur socialisation sera « anethnique », ou mieux, ils seront « d'ethnie française ». Et même, chez les descendants de migrants, on voit une reconstruction de « l'ethnicité », qui n'a rien à voir avec les catégories objectives, liées à la répartition ethnique des pays d'origines : il y a d'un côté la réponse possible, dans le cadre d'une enquête, où le descendant de migrant peut en effet consentir à se déterminer selon ces catégories objectives – être « Kabyle », « Wolof », « Italien » – et le modèle effectif, celui de la pratique sociale : les catégories « ethniques » des jeunes de banlieue, par exemple, sont le reflet de leur réalité actuelle, avec les « ethnies » Beur (Français d'origine maghrébine, indépendamment de l'ethnie objective), Reubeu (Français ou étranger migrant « de la première génération »), Céfran (« Français de souche » habitant dans le quartier), Françaoui (« Français de souche » extérieur au quartier), Keubla, Kébla ou Black (Français d'ascendance négro-africaine ou descendant d'esclaves Antillais), et bien sûr les classiques Ritals et Portos (dits aussi Tugs ou Tuguais). Mais il y a bien d'autres « catégories ethniques », d'extension plus ou moins large, et parfois apparemment contradictoires, en réalité dépendantes du contexte : tel dira, face à un Parisien, « Nous autres les “Neuf Trois” » (ou « Neuf Cinq »), face à un habitant de Saint-Denis, « Nous autres de La Courneuve », enfin, à La Courneuve même, « Nous autres des 4000 ». Cela, indépendamment de supposées « origine » et « appartenance » ethniques : qu'il soit Beur, Black ou Blanc, tel « jeune » du quartier du Val-Fourré dira à tel journaliste « Pour nous, les jeunes du quartier (…) » ; à ce moment-là, dans cette circonstance-là, son « origine ethnique » sera « Valfourrétin ».

Le statisticien ethniciste ressemble beaucoup à la personne pleine de bonnes intentions qui vient vous « murmurer, la main sur [l']épaule : “Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-même, qu'est-ce que vous vous sentez ? ». D'évidence, ce n'est pas « au fin fond du Français ethnique » que se trouve le « sentiment ethnique », mais au fin fond de l'enquêteur.

Trop, ou trop peu.

On peut adopter deux points de vue concernant cette catégorie des « ethnies » : soit il s'agit d'un instrument visant à rendre compte des discriminations, donc un déterminant extérieur (à l'individu discriminé) et objectif, alors, il est de peu d'intérêt relativement aux phénomènes de discrimination de la population « ethnique » par celle des « Français de souche »[10], soit il s'agit d'un déterminant interne et subjectif, alors il faut utiliser les référents « ethniques » des individus eux-mêmes ; or, sensiblement, les catégories ethniques élaborées par Michèle Tribalat n'ont rien à voir avec la réalité vécue des populations visées. Mais ce type de détermination, pour le cas réellement scientifique, serait d'un rendement nul pour rendre compte des phénomènes de discrimination : dans un pays comme le Vietnam, il y a 53 groupes répondant à la définition citée d'ethnie, et il y en a à-peu-près le même nombre dans le Congo-Zaïre ; au Nigeria, on compte une centaine d'ethnies, en Turquie et au Sénégal, entre 20 et 30, etc. Mais aussi, en Espagne, on en compte entre 6 et 10, en Italie, une quinzaine, en Belgique, 4 ou 5. Et en France, au moins 6. A remarquer que les discriminations « ethniques » endogènes fonctionnent aussi pour les populations européennes (un Français « ethniquement espagnol » fera le même genre de discrimination – positives et négatives – relativement à des personnes originaires d'Espagne que le fera un Algérien ou un Turc) et bien sûr, pour les « Français de souche » (un Corse, un Basque, un Alsacien tendra à faire de la « préférence ethnique » à un niveau régional, voire communal…).

La question est de savoir si l'on s'intéresse à tous les éléments qui induisent des discriminations, ou aux seuls induisant des discriminations exercées par les populations d'origine européenne ayant statut de « Français de souche » concernant les populations d'origine extra-européennes ou d'un type physique spécifique (Antillais et Réunionnais d'ascencance africaine ou asiatique, ou Français originaires des anciens comptoirs des Indes). Sensiblement, c'est le deuxième cas qui intéresse les ethnicistes positifs désirant introduire l'ethnicité parmi les objets d'étude de la statistique publique. Si tel est le cas, alors, cette étude de « l'ethnicité » est trop « fine », en ce sens que la discrimination en cause est remarquablement grossière, infra-raciste, et s'adressant globalement aux « immigrés » ou « étrangers », compris comme « population française ou étrangère d'origine extra-européenne », et non pas « ethnique » avec des discriminations graduées selon les origines ethniques supposées des personnes concernées (d'évidence, lisant un nom « ethnique » sur un CV, le discriminateur ne prendra pas son téléphone pour s'informer auprès de la personne de son ethnie spécifique, et moduler sa discrimination en fonction de la réponse…). Si je me trompe, et que l'intention des ethnicistes positifs est d'étudier les modes d'intégration des personnes d'origine extra-européenne en fonction de leur « appartenance ethnique », alors les catégories dégagées sont trop sommaires. Cela dit, il n'est pas certain qu'une catégorisation plus précise aurait un grand intérêt dans ce but – et il ne m'apparaît pas évident que même le modèle actuel dégagé par Mme Tribalat soit, pour ce but, d'un grand intérêt.

L'ethnie, catégorie fonctionnelle ?

C'est l'explication première des ethnicistes positifs pour légitimer l'emploi du concept d'« ethnie » dans les études démographiques en France. Pour Michèle Tribalat, « Notre société n'a pas attendu que nous forgions nos outils d'analyse pour être fortement ethnicisée »[11] ; pour Patrick Simon, « C'est parce qu'il existe un mouvement de fond dans la société qui débouche sur un durcissement des référents ethniques que leur reprise dans les analyses scientifiques devient nécessaire »[12]. Or les choses apparaissent fort différentes, on constate plutôt une tendance forte à l'effacement progessif des « marquages ethniques », tant pour les individus qu'au niveau de la société entière, concernant les migrants et descendants de migrants extra-européens. Puis, il y a une raison simple et proprement objective qui empêche d'adhérer à cette représentation d'une ethnicité ou d'une ethnicisation forte de la société française : la population des migrants et descendants de migrants d'origine extra-européenne forme environ 5% de la population de France (chiffres du recensement de 1999).

Que l'on considère que cette notion de « forte ethnicité » réfère à un fait objectif, la forte augmentation de la population « ethnique », ou subjectif, le sentiment renforcé d'appartenance ethnique d'une large partie de la population, les chiffres montrent que l'un et l'autre cas sont impossibles, l'écrasante majorité de la population de France étant « française de souche ». La situation de la France ne semble donc pas justifier l'introduction d'enquêtes sur l'origine ou l'appartenance ethniques car, contrairement à la situation objective de pays à fort taux d'immigration comme le Canada, les États-Unis, l'Australie, la part des populations « ethniques » est très limitée (environ 10%, dont 5% seulement d'origine extra-européenne, pour moitié formée de migrants, pour moitié d'enfants de migrants), ou à la situation subjective de la Grande-Bretagne, laquelle entretient des relations de type colonialiste, avec ghettoïsation, ethnicisation et développement séparé, envers ses populations immigrées, ce qui n'est pas le cas de la France dont la tendance séculaire est à l'intégration.

François Héran expose très bien, dans le texte intitulé « La fausse querelle des catégories "ethniques" dans la statistique publique » (versé comme contribution au débat suscité par Alain Blum – voir aussi sur ce site même) les limites et imprécisions et, finalement, l'inutilité fonctionnelle de l'usage des catégories ethniques dans la statistique publique :

La position de Michèle Tribalat est singulière […]. On lui doit à l'évidence des progrès décisifs dans notre connaissance des mécanismes de l'intégration. On pouvait donc espérer qu'elle exploite l'enquête dans le sens des intentions initiales : montrer qu'en matière d'intégration le critère juridique de la nationalité comptait moins que l'histoire des flux migratoires.
Elle s'est engagée sur cette voie sans la poursuivre, car cela aurait exigé d'appliquer des modèles d'analyse appropriés, les “modèles de durée”. Elle a multiplié depuis les déclarations publiques sans grand rapport avec son enquête. À l'en croire, la démographie de l'immigration était entrée avec elle dans une ère nouvelle : elle avait brisé un “tabou idéologique” en osant recourir à des variables “ethniques” ; il incombait désormais aux chercheurs et aux institutions de la suivre sur ce terrain au nom du réalisme social.
La réalité est tout autre : non seulement les variables qu'elle a forgées n'ont rien d'ethnique (y compris quand elle isole au passage les locuteurs de langue kurde ou kabyle), mais elles n'introduisent aucune rupture dans la statistique publique, puisque en l'état actuel de la jusrisprudence rien n'interdit à un responsable d'enquête de poser des questions sur l'origine géographique ou linguistique des immigrés ou de leurs parents si ces questions répondent à un besoin et que la sécurité des données est assurée. Et s'il faut évoquer les origines géographiques et sociales pour décrire le monde social tel qu'il est, nul besoin pour cela de graver dans le marbre de l'institution une nomenclature des origines qui devrait s'imposer à toutes les enquêtes.

Nouveaux concepts, vieilles lunes…

La contribution évoquée de Patrick Simon au débat d'Alain Blum est très intéressante, surtout quand on la rapporte à d'autres contributions, volontaires (celle citée de François Héran, celle, historique, de Sandrine Bertaux, « Les nouvelles catégories d’analyse des populations immigrées et de leurs enfants en démographie : "assimilation" et "population de souche" », qu'on trouvera aussi sur ce site même) ou involontaires (article du Nouvel Observateur Des dérapages racistes à l'Ined ? par Ursula Gauthier, lui aussi disponible sur ce site). Je l'indiquais note 7, les ethnicistes positifs ne discutent pas les arguments de leur supposés adversaires (si du moins François Héran et Sandrine Bertaux, par exemple, sont des « adversaires » de l'introduction de l'ethnicité comme notion opératoire dans la statistique publique) : ils ont un objet, « l'ethnie », un postulat, « l'ethnicisation de la société française », une position “méthodologique”, « la nouveauté radicale de la manipulation du concept d'ethnie dans la statistique française », une position technique, « la nécessité fonctionnelle d'étudier “l'ethnicité” dans la société française », une position idéologique, « la prise en compte de la “réalité ethnique” est un des moyens de lutte contre le racisme ». Leur but est de légitimer ces points, non d'en discuter avec les personnes qui sont en désaccord ou qui simplement se posent des questions sur l'un ou l'autre de ces points.

Concernant le postulat, le mouvement actuel de la société française est donc au contraire une « désethnicisation », certes difficile, certes contestée par les franges les plus réactionnaires ou eugénistes de la population, mais effective ; pour la position méthodologique, François Héran et d'autres ont démontré que l'usage des catégories ethniques – et même, l'emploi de la notion et du terme d'ethnie – est d'usage courant dans la statistique française au moins depuis le milieu des années 1920 ; pour la position technique, même les opposants les plus radicaux à l'usage du terme dans la statistique publique (tel Hervé Le Bras) admettent l'intérêt fonctionnel de l'étude des populations d'origine étrangère (y compris européennes), mais aussi de celles « françaises de souche », sur la base de leur origine ou appartenance ethniques, mais même les plus modérés, tels François Héran ou Alain Blum, considèrent que « graver dans le marbre de l'institution une nomenclature des origines » sur la base de « l'ethnicité » apparaît d'une validité fonctionnelle assez douteuse ; enfin, la position idéologique est battue en brèche par la réalité de l'usage fait, chez les statisticiens, dans les médias et parmi les politiques, des enquêtes actuelles à base ethnique : ce sont les racistes, les ethnicistes négatifs, les eugénistes et les personnes prônant le repli sur soi et la « pureté ethnique » qui en font l'usage le plus abondant…

C'est assez logique : introduire de « l'ethnicité » dans la statistique publique est de nul effet dans le combat et dans la perception de la société des antiracistes, le « fait ethnique » étant une évidence ontologique et non comptable, s'il a un intérêt le type d'information que les données simples offrent (nombre de personnes d'origine ou d'appartenance « ethniques », nombre de personnes dans chaque « ethnie », proportion des français « ethniques » au chômage, délinquants, RMIstes, cadres supérieurs, élèves des grandes écoles…, rapporté au total de la population « ethnique » ou générale ou de la population de chacune de ces catégories) n'a pas grande incidence sur leur projet antiraciste. C'est le genre d'informations qui intéresse par contre racistes ou ethnicistes négatifs. Pour mieux dire, les antiracistes sont intéressés par des données qualitatives, les racistes, par celles quantitatives, qui leur permettront en les manipulant à leur avantage, d'étayer leurs discours d'exclusions.

Pour « démontrer » ce dont, d'après Ursula Gauthier, elle se targue, « avoir forgé des armes pour mieux lutter contre les discriminations raciales », Michèle Tribalat cite cet exemple : « le taux de chômage s'envole à 40% chez les Maghrébins de 20-29 ans, c'est une information capitale sur les phénomènes d'exclusion socio-économiques »[13], or, on n'a pas besoin du critère ethnique pour le savoir (d'ailleurs, quid de « l'ethnicité », concernant une donnée sur « les Maghrébins » ?) ensuite, ça n'apporte aucune information sur le rapport subjectif entre origine ou appartenance ethniques et taux de chômage chez les « ethniques », enfin, ce n'est pas une « information capitale », mais la simple confirmation statistique, l'objectivisation, de la perception empirique d'un phénomène social, l'exclusion économique massive d'une certaine population. Par contre – et j'ai lu et entendu plusieurs fois ce type d'« analyses » –, ce genre de « faits statistiques » devient dans la bouche d'un eugéniste ethnique, la « confirmation » que « les jeunes maghrébins ne veulent (ne peuvent) pas s'assimiler : “les chiffres le prouvent”, ils refusent le travail et se réfugient dans la délinquance ou l'économie parallèle, et peuplent les prisons ».

Les « nouveautés » qui n'en sont pas : une vieille coutume
d'un certain scientisme amnésique et technicien

La question centrale reste, quelle est la validité scientifique d'une catégorie comme l'ethnie dans la statistique française ? La réponse est : nulle. Ça ne signifie evidemment pas que la notion d'ethnie ne soit une notion de valeur scientifique dans d'autres contextes : pour le sociologue, pour l'ethnologue, pour l'économiste, le psychologue, le politiste, elle a une valeur opératoire et fonctionnelle. Cependant, pour ces chercheurs, le concept d'ethnie ne leur permet pas, comme le dit Mme Tribalat, de « décrire le réel au mieux », considérant que « l'ethnie » serait un objet du réel ; c'est donc, proprement, un concept opératoire, qui aidera le sociologue, l'anthropologue à rendre compte des rapports des individus dans les groupes sociaux, des groupes sociaux entre eux, pour le sociologue ou le psychologue, d'étudier la manière dont « l'identité » de l'individu, du groupe, s'élabore, pour l'économiste, pour le politiste, d'observer comment les échanges dans et entre les groupes s'organisent, comment ils régulent (ou dérégulent) les rapports économiques et politiques. Pour tout dire, ils n'ont pas besoin de croire que les ethnies sont une réalité afin de manipuler le concept pour, comme dit, sa valeur opératoire et fonctionnelle.

En revanche, l'ethnie comme catégorie statistique est et doit être une réalité effective pour pouvoir rentrer dans les enquêtes de la statistique publique, qui ne sont pas une science, mais un outil d'analyse des réalités sociales dont les résultats peuvent servir aux sciences – mais aussi à l'administration, au gouvernement, au Commissariat au plan, à la Commission européenne, etc. Or, l'ethnie est certes une réalité, mais une réalité locale. Mongs, Hans et Khmers sont des réalités ethniques au Vietnam, Wolofs et Peuls des réalités ethniques au Sénégal, Kabyles, Mozabites et Bédouins des réalités ethniques en Algérie, par contre, en France ils appartiennent collectivement à l'ethnie « immigrés », ou celle « enfants d'immigrés », ou celle « Français de souche » qui se subdivise au niveau national en ethnies provençale, nordiste, alsacienne, beauceronne, etc., au niveau local en ethnies marseillaise, toulonnaise, lilloise, béthunoise, strasbourgeoise, mulhousienne, orléanaise, pithivérienne, etc. Curieusement, Patrick Simon, selon ce qu'en rapporte le journal Le Monde, « a défendu la référence aux origines au nom de la lutte contre la xénophobie et de la défense de la “génération sacrifiée”, celle des enfants d'immigrés maghrébins systématiquement renvoyés dans la réalité aux origines de leurs parents »[14]. D'évidence, il y a ici une incohérence : pour éviter que les enfants d'immigrés soient renvoyés à leur origines il faut… faire réference à leurs origines.

Le problème, rappelé par François Héran, est que la statistique publique utilise au moins depuis 1871 cette « nouveauté », la donnée d'origine de la population française, étrangère ou non. Le plus souvent, elle s'est contentée d'une spécification simple, par pays d'origine, mais à certaines époques, elle eut aussi recours à des catégories plus fines, de niveau ethnique voire infra-ethnique. On peut même situer ce recours assez précisément, soit, entre 1950 et 1970[15]. Ceci correspondait à une période où cette information avait sa pertinence, puisque ces zones n'étaient pas toujours des pays ou, pour la décennie 1960, étaient de tout jeunes pays : on s'intéressait aux « populations ethniques » des colonies. Dit autrement, les « indigènes ». Entre 1970 et 1990, cette donnée perd de sa pertinence, car l'origine spécifique des migrants n'a plus l'acuité qu'elle possédait lorsque le colonisateur jouait les diverses « ethnies » de ses possessions les unes contre les autres pour mieux y maintenir sa domination. Ce n'est qu'à la toute fin des années 1980, et plus encore au début de la décennie 1990, que cette question est revivifiée, pour une autre raison : la population des migrants extra-européens, ainsi que, moindrement, celle originaire de la Péninsule ibérique, qui fut longtemps une population transitoire destinée à « retourner au pays », se fixe, elle « fait souche ». Et du coup… fait problème.

Ce désir d'« ethniciser » les statistiques publiques s'inscrit dans un cadre plus large et correspond à des mouvements comparables de ces deux derniers siècles, il ne s'agit pas d'étudier une donnée du réel mais de donner une base vaguement scientifique à un préjugé exclusiviste. L'exemple de Michèle Tribalat, selon qui « le taux de chômage s'envole à 40% chez les Maghrébins de 20-29 ans », est intéressant : elle lie cette donnée avec un « fait d'appartenance ethnique », ce qui bien sûr est infondé, ce taux s'expliquant par deux faits « non ethniques », le refus d'une part significative d'employeurs de recruter des jeunes travailleurs « d'origine ethnique » non sur un critère ethnique mais, comme dit, sur un critère raciste (« pas d'“arabes” chez moi ! ») et un niveau de qualification moyen assez bas dans cette population plus large des « jeunes de banlieue », quelle que soit leur origine. Une étude sérieuse de l'état du marché du travail montrerait à coup sûr que si, à niveau de qualification équivalent, les jeunes travailleurs « ethniques » sont plus souvent au chômage que les autres, la différence ne sera pas aussi massive que ce « 40% chez les Maghrébins de 20-29 ans » global – à considérer qu'à ce qu'il semble Mme Tribalat classe dans les maghrébins certains Français à trois générations ou plus. Une étude de ce genre montrerait deux choses d'évidence : que le taux de chômage des jeunes dépendra largement de leur niveau de formation, quelle que soit leur origine, et que les jeunes d'origine africaine en générale, maghrébine en particulier, font partie assez souvent des populations les moins formées.


Voir aussi ethnies #1ethnies #2ethnies #4
Pour référence on se reportera au dossier composé par Alain Blum, de l'INED, et Maurizio Gribaudi, de l'EHESS. On le trouvera dans les pages d'Alain Blum, ou localement, dans les pages « imports » de ce site. À titre d'information, la version locale est, pour diverses raisons, plus complète et exacte.


[1] « Hypertechnologiques » relativement à ce qu'étaient les autres sociétés de leur temps ; relativement à ce que les mêmes sociétés sont devenues un siècle plus tard, elles apparaissent « sous-équipées »…
[2] Manière de dire. En fait, tout racisme ou ethnicisme est à la fois positif et négatif, ceux « positifs » le sont car ils « constatent des différences » entre « races » ou « ethnies », sans postuler un supériorité ou une infériorité essentielles entre ces races, ces ethnies. Mais même les racismes « positifs » établissent une hiérarchie, simplement elle est réputée circonstancielle : pour l'ethniciste négatif, il y a des ethnies « sous-développées », pour celui positif, elles sont « en voie de développement », reste que pour l'un et l'autre, « les développés » c'est « nous ».
[3] Les médias… Dans de tous autres domaines, prenez le cas de « l'affaire Sokal » ou celui de la « mémoire de l'eau » : à l'aune du bruit que ça fit, on aurait cru dans les deux cas que la Science entière était mobilisée par ces polémiques, alors que pour l'affaire Sokal, ça ne concerna guère que quelques dizaines de personnes, et pour l'autre, quelques unités.
[4] Titre faisant référence à un concept élaboré par cette chercheuse, l'« appartenance ethnique » consistant purement et simplement en la « langue maternelle » (qui à l'occasion peut être celle du père…).
[5] Définie comme le pays de naissance d'un individu ou de l'un au moins de ses parents.
[6] Cité par Ursula Gauthier dans l'article « Des dérapages racistes à l'Ined ? », Nouvel Observateur, N°1776, 19-25 nov. 1998, p. 116.
[7] Ce passage, ainsi que celui qui précède immédiatement ne sont en rien des « attaques ad hominem » (ad feminem ?), il se trouve que ce texte, et les deux qui précèdent (Ethnies et études démographiques, première livraison et deuxième livraison) partent d'une polémique née de l'introduction par Michèle Tribalat des notions d'appartenance et d'origine « ethniques » dans les études démographiques de l'INED, d'où, l'on trouve assez facilement des documents explicitant ses positions sur la question. Disons qu'elle est représentative de cet ethnicisme positif, sans plus. En allant voir les contributions au débat sucité par Alain blum dans ses pages personnelles, et disponible ici, je le rappelle, où les pages que la revue Pénombre y a consacrées, vous trouverez plusieurs interventions d'ethnicistes positifs, dont la « défense » de la notion d'ethnicité est à-peu-près similaire : ça donne des instruments aux antiracistes, c'est fonctionnel et nous n'y attachons aucune valeur particulière, ce n'est pas parce que nos adversaires idéologiques manipulent ces notions que nous devons nous interdire de les utiliser, c'est pour mieux rendre compte de « la réalité », c'est pour mieux rendre compte des fantasmes de « l'opinion publique », il faut tenir compte des demandes de « l'opinion publique »… Et argument définitif, nos adversaires sont de mauvaise foi. Ce que j'observe, surtout, est que les ethnicistes positifs ne discutent jamais les arguments de leur supposés adversaires : ils tentent tant bien que mal (plutôt mal) de défendre leurs « concepts », mais assez systématiquement, disqualifient les arguments de tous ordres (terminologiques, techniques, méthodologiques, etc.) en les traitant d'« idéologiques ». Je ne veux pas prendre position dans cette polémique, ce n'est pas mon affaire, mais il me semble néammoins que l'idéologie n'est pas exactement de ce côté-là. Ou pas seulement.
[8] Pour une approche de « l'ethnie Mandé » et surtout de son caractère particulièrement douteux, voir les articles d'Hervé Le Bras Les Mande ou Mandés (ou sur ce site) et Curiosités Mandés (ou sur ce site), de Victor Kuami Kuagbénou Réponse à Hervé Le Bras sur les Mandés (ou sur ce site), et de Jean-Luc Richard Réponse à Victor Kuagbénou (ou sur ce site).
[9] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Le Livre de poche n° 15005, ISBN 2-253-15003-3, 1998, pp. 7-8. Souligné par moi.
[10] Ce type de discrimination ne peut jouer que dans le cas des relations – sociales, culturelles et économiques – entre personnes venant d'une même aire culturelle « ethnique »: pour le discriminateur « non ethnique », son rejet se suffira de la qualification de Sénégalais ou d'Africain (entendu comme, négro-africain), de celle d'Algérien, d'Arabe ou de Maghrébin, et c'est seulement pour l'employeur ou le logeur d'origine sénégalaise, vietnamienne, algérienne, que le critère ethnique relatif aux catégories du pays d'origine jouera, à la fois de manière positive (il emploiera ou logera plus facilement une personne originaire de son pays) et négative (parmi ces personnes, il refusera les personnes d'ethnies avec lesquelles celles auxquelles il se rattache ont des contentieux, ou celles marquées négativement).
[11] Dans Ursusla Gauthier, article cité.
[12] Patrick Simon, Classements scientifiques et identités ethniques (disponible sur ce site même).
[13] Dans Ursusla Gauthier, article cité.
[14] Philippe Bernard et Nicolas Weill, « Deux versions fortes de la gauche républicaine », Le Monde, 6 novembre 1998, p. 10. Disponible sur internet ainsi que dans les pages de ce site
[15] Quand Ursula Gauthier lui demande pourquoi elle s'est lancée dans cette enquête sur les immigrés, Michèle Tribalat répond: « “Parce qu'il n'y en avait jamais eu. Alors que l'immigration est un sujet majeur dans le débat public. J'ai brisé un tabou”, s'enorgueillit-elle ». Malheureusement, rien que dans la décennie 1980, l'INED a commandé trois études sur les immigrés au seul Hervé Le Bras… Quand à la « radicale nouveauté » des enquêtes sur les origines et appartenances ethniques, notre enquêtrice même nous prouve qu'elle n'a rien de nouveau, puisqu'elle écrit dans l'article « Appartenance ethnique » : « la place des Berbères dans le flux algérien n'est pas aussi importante qu'on le dit : 28% seulement en 1992 contre environ 60% en 1950, d'après les estimations de l'époque ». D'où il ressort qu'en 1950, on disposait déjà d'informations sur « l'origine ethnique » des migrants…