L es gens de Charlie Hebdo m'étonnent souvent, ils ont une analyse de la société qui me paraît assez aberrante, une définition des « droits » plutôt spécieuse, et semblent ignorer que dans la société il y a autant de devoirs que de droits ; enfin, selon ce qui en paraît ils n'ont pas l'air de savoir ce qu'est une dérogation. Ce n'est pas le cas de tous les rédacteurs mais c'est tout de même la tonalité dominante. Prenez cet article de Fiammetta Venner : « Christine boutin veut créer des cellules psy anti-IVG Pour être aimable on parlera d'une lecture faite avec l'a priori « si ça vient
de “la” Boutin c'est “pro-vie” et anti-IVG » ; pour l'être moins, on parlera d'une lecture
biaisée, pour ne l'être pas, on parlera au mieux de propagande, plutôt de désinformation.
Je crois que je n'ai pas trop envie d'être aimable, alors on parlera d'une lecture si
biaisée qu'elle en devient de la désinformation. Je ne crois pas que ce soit volontaire,
la « petite flamme énervée » qui a écrit ça (on jurerait du Puisqu'on y est, un autre point de vue : « Avortement : communiqué de presse de Christine Boutin Enfin, le texte de la proposition de loi, précédé de l'exposé des motifs : « Cette proposition de loi veut aborder le problème de l’avortement sans a
priori ou jugement sur les femmes qui ont avorté ou qui veulent avorter. Son objet est de
considérer le drame personnel et collectif que constitue chaque interruption volontaire
de grossesse. Elle exprime le souci d’adopter une approche nouvelle pour développer une
réelle politique de prévention de l’IVG. Vous aurez relevé que – mais j'en étais à-peu-près sûr – notre Petite Flamme énonce un gros mensonge : « Christine Boutin […] vient de déposer […] une proposition de loi constitutionnelle ». Un indice très net que c'était de la désinformation, la ficelle était grosse, une démonstration un peu lourde aux lecteurs du danger absolu : « Christine Boutin veut rendre l'IVG inconstitutionnelle ! » Là ce n'est plus une ficelle, c'est une corde, un câble… Tiens ben, j'en ai déjà marre de me faire l'exégète de cette prose insipide, je ne ferai que deux ou trois remarques sur des commentaires vraiment croquignolets, puis j'exposerai mes positions sur la question, et ça suffira bien.
Cette analyse à la volée visait à montrer que les désinformateurs sont en général des personnes sincères qui vont « un peu » exagérer les choses, pour « mieux » persuader. Probablement, Petite Flamme croit à ce qu'elle dit ; cela ne signifie pas qu'elle croit « dire la vérité », Mais comme elle sait d'avance ce que pense et veut Christine Boutin, elle « interprète » le discours non selon sa lettre mais selon ce qu'elle « devine des intentions cachées ». Elle fait donc un travail herméneutique et « interprète la vérité des signes ». Et on le sait, la vérité est toujours cachée… D'où ce travail de « révélation ». Elle ne peut manquer de savoir que ses affirmations et sous-entendus ne reposent sur rien de ce que contient le texte, donc on pourrait en conclure : « elle ment » ; en fait, à son sentiment elle « dit la vérité », mais une vérité cachée, elle utilisera donc des arguments faux ou fallacieux dans le but supposé de nous découvrir cette vérité cachée. Raison pourquoi je ne parle pas, pour la dernière phrase de l'article, de désinformation : bien que sachant affirmer des choses que le texte de la loi ne permet pas de supposer, elle le fait avec le sentiment de « dire la vérité » ; ce n'est pas de la déformation mais de l'exégèse… Par contre, le début et le passage « scientifique » sont bien de la désinformation. Certes une curieuse désinformation où on fournit l'argument permettant de voir qu'une affirmation est un mensonge : Fiammetta parle de « charlatans pseudo-psys », or le texte parle de « service de consultations pour le suivi psychologique post-abortif », ce qui préjuge qu'on y recrutera des « non pseudo-psys », pour autant qu'on sache ce que c'est ; disons, qui n'ont pas en poche un pseudo-diplôme de pseudo-psy d'une pseudo-fac mais un véridi-diplôme de véridi-psy d'une véridi-fac ; et bien sûr, il ne dit rien quant aux options philosophiques, politiques, religieuses ou autres des futurs servants : on peut présumer que le recrutement de nos « véridi-psys » se fera dans la légalité, c'est-à-dire laïquement au sens strict, sans distinction d'opinions et de convictions. Soit dit en passant, n'est pas le cas pour une association comme le Mouvement Français du Planning Familial, qui précise dans l'exposé des ses convictions et buts : « La contraception et l'avortement sont des moyens indispensables aux femmes pour la libre disposition de leur corps et le libre choix de leur maternité ». Voilà une des raisons qui ne me fera jamais adhérer au MFPF : j'ai la conviction que l'avortement, plus que de n'être pas un « moyen indispensable aux femmes pour la libre disposition de leur corps », est un moyen pour la société de mieux contrôler ce corps et l'esprit qui va avec. Les rédacteurs de Charlie devraient se poser cette question : pourquoi une société réellement libérale, comme les Pays-Bas, fait tout ce que nécessaire pour réduire le nombre d'avortements, tandis qu'une société très dirigiste, comme la France, ne fait rien de tel ? Et bien, les dirigistes préfèrent la répression à la prévention, la cure au soin, car on a plus prise sur un délinquant ou un malade que sur une personne honnête et en bonne santé. Fiammetta, selon toute apparence, partage l'idéologie du MFPF sur cette question de la supposée « liberté du corps » que serait l'avortement. D'un sens, je suis plutôt d'accord, c'est bien une « liberté du corps », mais qui fait pièce de la liberté d'esprit : avorter est presque toujours la plus mauvaise réponse à un problème qui ne devrait pas être, celui de la « gêne » qu'occure une naissance. Si mettre au monde un enfant apparaît un problème, ça montre que quelque chose dysfonctionne dans la société, et non pas « dans le corps des femmes ». Pour conclure sur l'élément de désinformation des « charlatans pseudo-psys », il ne démontre pas que Christine Boutin cherche à créer une brigade de psychologues « provie » mais bien plutôt, en creux, que Petite Flamme n'accepte comme « véridi-psys » que ceux qui seraient « pro-IVG ». Conclusion, où est l'idéologie ici ? Christine Boutin, je n'en pense ni bien ni mal, d'un sens je « partage » beaucoup de
ses convictions : je pense que le PACS est une mauvaise chose, je suis contre le « mariage
homosexuel », trouve anormal qu'en France une grossesse sur quatre donne lieu à une
Fiammetta Venner, je n'en pense ni bien ni mal, d'un sens je « partage » beaucoup de ses convictions : je considère que les femmes doivent avoir la liberté, sinon le droit, d'avorter ; je pense que les homosexuels doivent avoir les mêmes droits – et devoirs – que les « non homosexuels » (ce qui ne se résume pas aux hétérosexuels) et suis partisan d'une forme de contrat social permettant aux personnes « en couple » d'avoir, quel que soit ce couple, le même statut. Je me rappelle de plusieurs de ses interventions où elle faisait des propositions qui me paraissaient de bon sens. D'une certaine manière… En fait, si mes conclusions sont ”les mêmes”, j'ai une analyse presque inverse de la sienne, et en bonne logique, je souhaite des solutions presque inverses. Fiammetta et Christine ont ceci en commun : pour toutes deux l'important c'est « l'esprit » – Christine dirait « l'âme ». Le corps n'est rien, l'esprit, tout. Elles se séparent en ce que Christine est idéaliste, Fiammetta matérialiste. Ceci induit que pour Christine, les événements sont des « créations de l'esprit », donc que toute action sur le corps est une atteinte de l'âme ; pour Fiammetta, les événements se passent indépendamment de la « vie de l'esprit », donc ce qui atteint le corps n'a pas d'incidence sur l'esprit. Relisant son texte, vous verrez assez bien la chose. Dans la logique de Christine, il faut à toute fin préserver le fœtus puisque, le corps n'étant guère qu'un réceptacle de l'âme, chaque « enfant à naître » est un « âme » à préserver ; dans celle de Fiammetta, les fœtus ne sont que de la matière, des « corps sans âmes », donc s'en débarrasser n'a pas plus d'importance que déféquer, ou que jeter un aliment périmé, ou une machine en panne. Nos deux amies se séparent là-dessus, mais se rejoignent de nouveau sur un point : la régulation des naissances doit être encadrée par la loi. Qu'elles l'envisagent de manière diamétralement opposée ne change rien au fait qu'elles considèrent toutes deux que la loi doit traiter cette question, selon Fiammetta pour fixer un « droit à l'avortement » et un « devoir à éliminer les déchets », selon Christine pour définir un « devoir de procréation » et un « droit à la vie ». Cela explique pourquoi je peux conclure les deux paragraphes sur mes supposés accords avec Kiki et Petite Flamme par le même texte : une partie de mes conclusions est commune avec une partie de celles de Christine et Fiammetta ; les solutions qui me semblent souhaitables sont presque inverses de celles des deux. En fait, je pense que les deux « solutions » sont valables. Ce qui signifie que légiférer positivement là-dessus est intenable pour moi, puisqu'il faudrait faire dire à la loi que deux « droits » et deux « devoirs » inconciliables existent. Je l'indiquais incidemment, le législateur de 1974, dans sa sagesse, dit que l'avortement n'est plus un crime mais n'est pas un droit. C'est selon les cas un délit ou, dans un contexte précis pour des raisons précises, une possibilité de dérogation au droit commun « pour la sauvegarde des personnes ». La société est un objet complexe, à la fois « un corps », « une collection de corps » et « une collection d'individus ». Il est intéressant de connaître le sens initial, ou plus exactement le sens principal du mot « personne » : en latin, le mot signifiait « masque », et plus spécifiquement, masque de théâtre. On peut dire que, pour un latin, une personne est « un corps en représentation » ; l'évolution du terme en France (et ailleurs en Europe) fait qu'il désigne à l'heure actuelle une « représentation de corps » ; il est notable que la loi définisse deux sortes de personnes, celles « morales » et celles « physiques ». Une personne physique est un individu en tant qu'acteur social ; une personne morale est un groupement d'individus, substantiel ou circonstanciel, en tant qu'acteur social. Comme exemple d'une personne morale substantielle il y a la commune, qui « représente » un territoire, un ensemble de biens immeubles et un groupe de personnes physiques dont le point commun est d'avoir leur résidence permanente sur ce territoire. Comme exemple de personne morale circonstancielle on a l'association, qui « représente » un projet commun (un « but »), un ensemble de biens meubles, et parfois immeubles, et un groupe de personnes dont le point commun est de détenir une part de l'association. La personne physique est plus simple à définir : le segment minimal (ou atome) d'humanité, dit aussi « individu » donc « qui ne peut être divisé ». Simple à définir, mais pas toujours simple à déterminer. L'humanité, c'est deux choses différentes : un objet naturel et une définition juridique. Par exemple, dans une société esclavagiste les esclaves sont, du point de vue de la nature, des être humains ; du point de vue de la loi ce sont des biens meubles non individués, cessibles et divisibles (on peut « acheter une part d'esclave »). Des « non personnes », sans représentation sociale. « Idéalement » on souhaite (et assume) que l'humanité légale et celle naturelle se confondent ; « matérialement » on pose que l'humanité est l'ensemble des individus qui répondent à un canon, avec minimas et maximas organiques, formels et comportementaux. Cette description peut donner à croire que l'acception idéaliste de l'humanité est plus large que celle matérialiste, or ça dépend de ce qu'on considère être « la nature humaine » et de l'écart entre canon et extrêmes ; dans la société française du XIII° siècle, plutôt idéaliste, les esclaves, infirmes, malades, femmes, enfants mineurs étaient en général « hors de l'humanité » ; dans la société française de la deuxième moitié du XX° siècle, plutôt matérialiste, il n'y avait plus d'esclaves, et les autres catégories étaient le plus souvent « dans l'humanité ». Ça se relie à l'opposition entre « corps » et « âme », à l'hypothèse qu'on peut faire que tel corps a ou non une âme, et à la possibilité d'amender ou non ce corps ou cette âme. L'esclavage va encore me servir : dans l'Europe du XIII° siècle, ils sont des âmes sans corps ou plutôt, un corps collectif : ils sont « dans l'enfer », dont une des caractéristique est l'indifférenciation des âmes ; dans un statut intermédiaire, « vilains », « bourgeois » et « bas clergé », qu'on définira comme « hommes libres sans noblesse » : contrairement aux esclaves ce sont des individus ; contrairement aux nobles et hauts-clercs ils n'ont pas un statut personnel et pour exister dans la société doivent être admis dans un « corps », une corporation ; ensuite donc, noblesse et haut-clergé, dont les membres sont de ces corps « par nature » et ont donc un statut personnel ; ce sont d'ailleurs les seuls membres de la société, à cette époque, qui sont définis par un « nom de famille », ce qui les dote d'une identité dans le temps (de la lignée des […]) et l'espace (de la terre de […]) ; l'esclave, attaché à la terre, n'a pas de nom ; le vilain et le bourgeois ont un nom personnel et un sobriquet qui les définit dans le temps (fils de), l'espace (venant de), leur corporéité (le petit, le roux) ou un talent, un métier (le fèvre, le boucher). Sans vouloir refaire toute l'histoire de l'Europe de la Renaissance aux Lumières, on peut dire que le travail de la société dans cette période fut d'intégrer peu à peu les diverses catégories de personnes dans l'humanité entière, celle du statut personnel. Cela fut définitivement acquis en France lors de la Révolution de 1789, quand l'ensemble de la population fut ramenée « vers le milieu », chacun ayant alors droit à un « nom de famille » mais uniquement dans le temps. Il peut donc y avoir une manière idéaliste de dire qu'un être dont la substance a des caractéristiques le rapprochant de l'humanité n'est pas humain dans son essence, ou ne l'est que circonstanciellement. Vous l'aurez remarqué, les idéalistes tendent à s'attacher à la corporéité des êtres pour déterminer leur degré d'humanité : tout être a une âme mais tout être n'est pas individu, et seuls les individus animés sont humains. L'esclavagisme matérialiste, en miroir, déterminera ses catégories en fonction de l'âme : les négriers ne contestaient pas l'humanité formelle des esclaves, c'est même leur intérêt premier que d'être des individu dotés des mêmes capacités physiques et mentales que le maître ; en revanche, il y eut tout au long de la traite négrière une indétermination : les noirs ont-ils une âme ? Dans l'ensemble la réponse fut, « probablement non, mais dans le doute baptisons-les et formons-les dans la religion, et Dieu reconnaîtra les siens ». Pour le matérialiste « l'âme » est l'organe de la moralité, ou quelque chose comme ça ; l'être humain étant justement défini comme « être moral », on comprendra alors pourquoi ce critère lui sert à déterminer si tel corps est ou non un humain. La « moralité » c'est, en gros, la capacité à comprendre, respecter et appliquer les règles de la société, « la loi ». Une société tente de s'organiser en tenant compte du corps et de l'âme, et à étendre au maximum la notion d'humanité pour y faire entrer le plus possible d'individus. Non par bonté d'âme (ou esprit de corps…), simplement, plus elle comptera de membres plus elle pourra réaliser des projets et organiser des territoires. Mutatis mutandis ça ressemble au mouvement de la vie : au cours du temps, les êtres ont tendu à l'agrégation ; au-delà d'un certain niveau l'agrégation requérait une organisation plus complexe, et la complexité acquise permettait d'aller plus loin dans l'agrégation : inclure toujours plus d'êtres dans la société lui permet de grandir, mais en même temps elle doit « organiser » ses membres ; plus elle grandit, plus cette « organisation » devient complexe. J'utilisais l'expression latine mutatis mutandis, qui se traduit par « en changeant ce qui doit être changé », car il y a une différence notable entre l'évolution des individus (cela dit en un sens non légal) et celle des sociétés : chez les individus, l'évolution se fait de manière phylogénétique, « de génération en génération », tandis que les sociétés évoluent par ontogenèse, leur « corps » se modifie mais « reste le même ». Pour reprendre le cas de la Révolution de 1789, les individus composant le « corps social » d'avant et d'après le 14 juillet de cette année-là sont les mêmes, par contre leur organisation va se modifier radicalement. Une méthode similaire à celle en vigueur chez de nombreux insectes qui, me dit cette page sur l'entomologie « passe[nt] par quatre états : œuf, larve, nymphe (ou chrysalide chez les papillons), imago ». À cela près que les sociétés sont des phénix, une fois « imago », elles se transformeront en « œuf » de l'étape suivante, et c'est reparti pour un tour… Enfin : la plupart des sociétés ; certaines disparaissent, quelle que soit la phase en cours. C'est ainsi. Passons. Donc, concilier l'âme et le corps. « L'âme » désigne un être en tant qu'objet total, qu'unité, tandis que « le corps » est la perception de cet être en tant que composé de parties. Un être social est lui aussi défini avec deux termes, « individu » et « personne » : le premier désigne « l'âme sociale », le second bien sûr « le corps social » ; le terme légal pour nommer l'individu est “homme” ou “être humain” ou “humain” ; le plus courant est “homme” (cf. la Déclaration des droits de l'homme locale [française] ou universelle) ; le terme légal nommant la personne est justement “personne”. La notion d'individu varie selon les sociétés, voire, dans une même société, selon le niveau d'organisation. Les sociétés n'ont pas toutes la même structure. Dans les zones géographiques connues
comme « l'Europe » et « l'Inde », la tendance depuis au moins 3.000 ans et plus probablement
5.000 ans, est quelque chose comme « la confédération de fédérations et confédérations » :
un ensemble de sociétés disparates s'organisent à un premier niveau en fédérations ou en
confédérations, ces « sociétés de deuxième degré » s'organisant à leur tour en une ou des
confédérations plus larges et souvent en intersection. En Chine c'est différent, il y a
une seule vaste société qui s'organise à un premier sous-niveau en provinces qui à leur
tour vont s'organiser en – je ne connais pas le terme : comtés, mandarinats, ou autre.
Vues de loin les deux structures sont assez semblables, une pyramide à trois degrés (il y
a d'autres degrés, en-dessous, mais ce ne sont plus des Je n'ai pas d'opinion exclusive concernant ces structures, chacune a ses avantages et ses inconvénients : l'organisation de haut en bas est plus stable, résistante, adaptable et réactive ; l'organisation inverse est plus dynamique, souple, « adaptée » et active. J'ai certes une préférence pour le modèle de bas en haut mais pour cette mauvaise raison que ma culture est celle d'Europe et d'Afrique du nord, où règne ce modèle. On peut dire que je « préfère » ce qu'on m'a appris depuis quarante-cinq ans à « préférer ». Il ne faut pas demander à une cellule de vertébré si elle « préfère » le « modèle vertébré » ou le « modèle invertébré », sa réponse sera un peu biaisée… L'humanité – prise ici au sens génétique, les êtres de l'espèce homo sapiens – a une particularité vraiment particulière par rapport à toutes les autres espèces, tous ses individus composent un seul et très vaste écosystème. Cela est vrai depuis assez longtemps déjà, je ne sais pas exactement depuis combien de temps, en tout cas plus de 200.000 ans. C'est du moins avéré depuis environ 40.000 ans, assuré depuis dix à quinze millénaires, conceptualisé depuis quelques quatre à six millénaires, « inconscient » depuis quelques 2.000 ans, « conscient » depuis quatre ou cinq siècles. Bon. Il faut le voir dans l'autre sens : aujourd'hui, nous sommes « conscients » qu'il y a environ cinq siècles l'humanité « est devenue une seule société » ; il y a environ cinq siècles, l'humanité a eu le sentiment de la finitude du monde ; il y a environ 2.000 ans, l'humanité inventa le concept d'universalité ; il y a environ 5.000 ans, l'humanité a eu l'assurance de son étendue infinie ; etc. Ou on peut le voir encore dans un autre sens : il y a environ 5.000 ans, l'humanité imagina qu'il pourrait y avoir un concept comme l'universalité ; il y a environ 2.000 ans, l'humanité imagina que l'ensemble des humains aurait le sentiment « de ne faire qu'un » ; il y a environ 500 ans, l'humanité imagina que tous ses membres auraient conscience d'appartenir à un même ensemble. Voici comment la chose se passe : dans un certain état des choses, vient le moment où l'on passe vers l'état suivant ; c'est aussi celui où on « réalise » l'état qui vient de s'achever, pour la raison même que, achevé, il devient compréhensible dans sa totalité ; toujours au même moment, on essaie de savoir de quoi l'avenir sera fait, et on se met à l'imaginer ; or, l'avenir qu'on imaginera est celui qui s'accomplira, puisqu'en réalité on est déjà dans ce supposé “avenir”. Il me faudra je crois développer ça par ailleurs, mais ici ce n'est pas ce qui m'intéresse : cette esquisse suffira. Mon but, écrivais-je il y a longtemps, est d'exposer mes positions sur la question de l'avortement ou de l'IVG, comme on préférera. J'ai un peu dérivé, mais ces bribes sont nécessaires je crois pour qu'on puisse bien comprendre ma position dans le débat. Qui est celle du « légaliste », de la personne qui tente de concilier l'âme et le corps. Un autre point de vue sur ces concepts est que « l'âme » représente l'humain de la période antérieure, qui est donc une « totalité », et « le corps » représente l'humain achevé de la période actuelle. Entre deux moments de transition d'un état des choses à l'autre, il y a une transformation lente des individus, des groupes, des sociétés, des fédérations, et in fine de l'humanité pendant laquelle l'espèce doit s'appuyer sur le modèle achevé pour construire le modèle en cours d'achèvement. Au début et à la fin de la période il y a beaucoup de troubles car les deux groupes qui s'opposaient selon des règles bien établies, qu'on dira « les anciens » et « les modernes », voient les frontières qui les séparaient se déplacer, s'effacer, devenir incertaines. Il y a même un paradoxe, en ce sens que leur position semble s'inverser, les modernes étant perçus comme conservateurs voire réactionnaires, les anciens au contraire apparaissant progressistes voire révolutionnaires, et une indétermination car, tout en continuant à s'opposer en discours, les uns et les autres agissent « de la même manière », et en outre aucun n'agit d'une manière cohérente, enfin, anciens et modernes s'accordent pour dire que certains groupes qui ne sont ni des anciens, ni des modernes, sont « contre » – à la fois « contre les anciens » et « contre les modernes ». Ce qui est assez incohérent. On l'aura compris, les « ni anciens ni modernes » sont les divers groupes qui préparent
la période suivante. Comme elle n'a pas commencé (ou si l'on préfère, comme la période en
cours n'est pas achevée), et bien on ne sait pas de quoi elle sera faite. Certains de ces
groupes préparent réellement l'avenir, d'autres tentent de l'infléchir vers une certaine
direction qui ne fait pas partie de celles réellement possibles. Savoir lesquels sont les
« bons », lesquels sont les « mauvais »… On peut tout de même avoir quelques idées sur
ça, par exemple, les projets prétendant viser à restaurer un état ancien de la société ne
font pas partie de ceux envisageables – dans cette optique, les millénarismes de MM. Ben
Laden et Bush sont également improbables. Autre type de projets impossibles, ceux qu'on
pourrait appeler « la même chose en plus gros », d'abord parce que ça ne peut pas être « la
même chose », et qu'en toute hypothèse, quoi que ce soit, ce sera « en plus petit ». Ce qui
encore une fois disqualifie George Mes positions sur « la libre disposition du corps » ou « le respect de la vie » ? Dites-moi : qui dispose librement de son corps dans la société ? Moi je dis : personne sinon les fous et les sages. Les fous font n'importe quoi de leur corps, les sages agissent avec lui « comme il le faut ». Entre les deux, il y a la grande masse des ni fous ni sages, ou un peu fous un peu sages, ou… Bref, un peu de tout. Être « dans la société » implique qu'on lui « donne son corps », donc la fiction de « la libre disposition de [son] corps et [du] libre choix de [sa] maternité » ne me va pas, il faut être réaliste et savoir qu'on est contraint par les limites de tolérance de la société. Cela dit au sens où on en parle en physique, il ne s'agit pas de tolérance morale mais du fait que la société n'est pas élastique à l'infini, on peut y faire bien des choses mais pas n'importe quoi. Sinon, on est déclaré fou, malade, délinquant ou criminel. Ou autre, mais en tout cas « hors norme » donc « asocial ». Je ne suis pas non plus d'accord avec le fantasme du « soutien psychologique » qui réglerait des problèmes dont la source, comme le mentionne Christine Boutin (pour en conclure d'ailleurs qu'il ne faut pas en tenir compte…) est sociale, politique ou économique. De même qu'on ne peut disposer librement de son corps, on ne peut disposer librement de son âme. Pas de problème pour moi, au contraire : les enfants-loups, les fous, les débiles et les Fiametta Venner me dissuadent de vouloir librement disposer de mon corps, les fille voilées, les militants de l'ETA et les Christine Boutin me persuadent de ne pas vouloir librement disposer de mon âme. Je préfère le compromis. C'est en ce sens que je me présente comme légaliste : la loi ça consiste en plusieurs choses, les unes tournées vers le passé, les autres vers le futur, certaines enfin vers le présent. La régulation des naissances ça ne fait pas un seul bloc, il y a des règles pour le passé, pour le futur, pour le présent. Fiammetta ne considère que ce qui concerne le futur, Christine que ce qui concerne le passé, et cela cadre avec leurs idéologies, « le corps » étant « vers le futur », « l'âme » étant « vers le passé ». On aura remarqué j'espère un autre paradoxe apparent, Fiammetta la futuriste ne s'intéresse pas au futur du fœtus, Christine la passéiste ne s'intéresse pas au passé de la femme enceinte. Si vous avez bien suivi la discussion qui précède, ça devrait vous paraître évident. Si je suis matérialiste, pour moi seuls les corps existent, or les fœtus ne sont pas des corps mais des agrégats de cellules qui, passé un certain seuil, peuvent être considérés des corps ; en-deça ils n'ont pas d'intérêt. Étant matérialiste j'aurai une conception descriptive et pondérale de l'univers ; pour notre cas, j'aurai mesuré, évalué et pesé le moment critique où un « embryon » devient un « fœtus », et celui où le « fœtus » devient « bébé » ; du fait, je saurai aussi quand cet objet qui grenouille dans le ventre des femmes devient un sujet et, comme l'exprime assez bien Petite Flamme, le « pré-sujet » n'a aucun intérêt. Si je suis idéaliste, seules les âmes m'importent, or le passé d'une âme n'a pas vraiment d'intérêt, ne me concernent que son devenir et son intégrité. Pourquoi Kiki tient-elle tant à ce qu'il y ait un « soutien psychologique post-abortif » ? Parce que durant la gestation la mère et l'enfant « forment une seule âme » ; ergo, l'avortement entame l'intégrité de l'âme de la mère, donc un « docteur de l'âme » (ce que signifie littéralement « psychologue ») est requis pour remédier à cette défectuosité. C'est pourquoi elle tient tant à ce que toute grossesse vienne à terme, y compris pour les enfants non viables : lors d'une parturition « naturelle », y compris en cas de fausse couche, les deux « âmes » se sépareront « dans l'intégrité ». C'est de la pensée magique, bien sûr, mais quoi ! Je suis persuadé que Fiammetta la gentille trouve que la pensée magique, quand elle concerne les croyances des chamans sibériens, c'est très bien, alors pourquoi ne pas le concéder à Christine la méchante ? Je ne suis ni matérialiste ni idéaliste et m'intéresse plutôt aux individus et aux personnes, car on a là des règles, et c'est plus simple. Les questions dont traite la loi pour le passé sont de l'ordre de la sanction : on détermine si une action fut faite comme cela se devait. Pour le futur, elles correspondent à ce qu'on appelle les lois-cadres et la planification : la loi définit les actions collectives à entreprendre pour les temps à venir ; comme son nom le dit, la loi-cadre sert à « cadrer » une question : on indique ce qui est permis, ce qui est interdit, ce qu'on espère voir advenir, et enfin on fixe un moment où tout cela sera réévalué pour décider, selon les cas, de légiférer, ne pas légiférer, reconduire la loi, définir une nouvelle loi-cadre ou lancer un plan. La fameuse loi Veil sur l'IVG était une loi-cadre, c'est pourquoi elle fixa peu de règles, ces rares règles devant être réévaluées après cinq ans. Ce ne fut pas le cas, mais ça arrive souvent, en général les lois-cadres suffisent pour résoudre les questions qui les ont motivées ou au contraire, au moment où on devrait les réévaluer la question est devenue tellement compliquée que le législateur préfère ne pas s'en mêler trop vite. Les plans sont des sortes de lois qui définissent la politique de l'État dans certains domaines pour une durée précise, le plus souvent pour cinq ans, et créent des devoirs et des droits qui cessent à la date décidée, à quelque chose près. C'est que, on a beau planifier, en général ça prend plus de temps que prévu, de faire ce qu'on avait décidé ! Et pour le présent ? Et bien, pour le présent la loi dit en gros : vous faites ce que vous voulez – ou pouvez – comme vous le pouvez – ou voulez –, et on verra demain si ce que fait hier respectait la loi… Malgré tout, on a quelque chose, les textes à valeur constitutionnelle. En théorie, vous pouvez faire ce qu'il vous plaît dans l'espace de la société, et c'est même pour ça qu'on accepte de sacrifier sa liberté de corps et d'âme, cependant il existe des règles intangibles qu'on est censé connaître et qui vous permettent de déterminer si telle action est ou non licite. Prenez la France : elle s'est dotée d'une Constitution en 1958, dont le préambule commence ainsi : « Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Faisant une chose allant à l'encontre de la déclaration de 1789 vous saurez d'avance que c'est illicite. La loi ne s'occupe pas de tout mais tout peut la concerner. Dans la société il se passe nombre d'événements ; a priori ils ne posent pas de problèmes particuliers ; a posteriori il peut en aller autrement. Contrairement à ce qu'on croit souvent, la majorité des questions dont les tribunaux ont à traiter ne ressortent pas du pénal et du civil, qui sont les deux domaines du droit où l'on sanctionne les infractions avérées à la loi (les « crimes » et les « délits ») ; il s'agit surtout d'arbitrages à la limite de la coutume : Louis a une maison en retrait d'une voie publique et doit traverser la propriété de Jean ou accéder à la route ; il a donc un « droit de passage », qui n'est en réalité pas un droit mais une dérogation, on lui concède de « violer la propriété privée » pour autant que ce « viol » se fasse « sans pénétration » et ne soit pas trop souvent répété, ou un truc de ce genre ; il se peut que Jean estime que Louis abuse de son « droit » ou que Louis trouve que Jean le limite trop ; en un premier temps, il tenteront un réglement immédiat du problème, de gré à gré ; soit Louis et Jean arrivent à un compromis, soit non ; si c'est non, Louis ou Jean portent l'affaire devant une instance de conciliation, qui entendra les deux parties, tentera en premier lieu de les faire s'accorder « à l'amiable », et en second lieu, si la tentative de conciliation échoue, tranchera en fixant précisement les droits et obligations de chaque partie. Dans tous les cas (conciliation ou arbitrage), la décision sera enregistrée par l'instance. Et là, on a une « loi ». Certes limitée et circonstancielle mais une loi quand même. Dès lors, si l'une des parties ne respecte pas la décision, on aura affaire à une infraction avérée qui méritera sanction. Ceci illustre que la partie de la loi qui s'occupe du présent, donc de l'interaction entre personnes, ou entre individus, ou entre personnes et individus (catégories qu'on peut sursumer comme les « êtres ») est d'un autre ordre que celle qui traite des rapports des êtres à la société, et que celle qui s'occupe des rapports de la société aux êtres. L'architecture générale est celle décrite : les rapports des êtres à la société sont « dans le passé » et réclament sanction ; ceux de la société aux êtres sont « dans le futur » et requièrent de la prévision ; ceux des êtres aux êtres est, au regard de la société, « dans le présent », et ne requièrent rien qu'une indication des limites à respecter pour satisfaire aux nécessités de la vie en société. Dans notre exemple, deux droits inscrits dans la Constitution (précisément, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui a valeur constitutionnelle) sont en conflit : « Article 5 - La loi n'a le droit de défendre que les actions
nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché,
et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » ; Le passage de Louis sur la parcelle de Jean est-il parmi « les actions nuisibles à la société » ? A priori non. Le « viol » de la propriété de Jean par Louis est-il de l'ordre de « la nécessité publique [et] légalement constatée » ? A priori non. On peut donc considérer que Louis « a le droit » de traverser et Jean « a le droit » de ne le vouloir point, ou point trop. Heureusement, un autre article permet de trouver une réponse : « Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». On pourrait appeler ça le « principe de réciprocité minimale », que résume assez bien la sentence « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse » ; cet article de la Déclaration en est une paraphrase et un commentaire. Que ce soit par la conciliation ou par l'arbitrage, le juge décidera quelque chose qui ménage les divers droits en indiquant à Louis que quoi qu'il en pense, la détention d'une propriété privée dans l'espace de la société n'est qu'une concession réversible « lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment », et à Jean que l'abus d'usage de la dérogation à lui concédée tomberait dans « les actions nuisibles à la société », et passibles de sanction. Ensuite, il demanderait à chacun : « Si tu étais “autrui”, quelle décision te paraîtrait acceptable ? » Et on s'arrangerait… Cet exemple (qui s'appuie sur une affaire réelle) montre encore une fois, mais c'est assez logique quand on y pense, que les idéalistes sont très attachés à la matérialité, tandis que les matérialistes défendent les idées. C'est logique en ce sens que, si je me pense comme « une âme » j'aurai la conviction de savoir quoi faire de cette âme, et qu'en revanche j'aurai un rapport distant donc une moindre maîtrise de mon « corps », et donc, inversement pour le matérialiste. Reporté à la Déclaration, « l'âme » serait ce que l'on désigne en général comme « l'esprit » d'un texte, et « le corps », sa lettre, cette fois sans guillemets. Dans mon histoire, Louis est le matérialiste, donc il n'a pas une très grande considération pour la propriété privée qui ne concerne « que » la matière, mais il en a beaucoup pour la liberté de circulation, qui concerne l'esprit ; Jean l'idéaliste a au contraire un grand attachement à sa propriété par un enchaînement logique propre aux idéalistes : j'ai acquis cette propriété par le fruit de mon travail ; mon travail a des fruits grâce à mes talents ; mes talents viennent de ma qualité d'âme ; “donc” ma propriété est une extension de mon âme. C'est en gros ce que racontaient les « pères fondateurs » de la pensée libérale, les Smith et consorts, en un peu plus sophistiqué : au lieu de parler de « qualité d'âme » ils parlaient de « mérite », et là-dessus bâtissaient tout un tas de théories sur les flux et reflux de ce mérite, avec calculs savants et pondérations fines, puis à la fin, constataient que tout ça fonctionnait surtout grâce à… « la main invisible ». On en dira autant pour les matérialistes, évidemment. Avec la régulation des naissances, on a quelque chose du même ordre : pour Fiammetta, importe la « liberté », et pour Christine la « propriété ». Tenant compte que pour Fiammetta la liberté est celle du corps et que pour Christine, il faut préserver l'âme dont est dotée la propriété. Selon moi, il faut concilier ces points de vue ou les arbitrer. Il serait par exemple intéressant de savoir si Fiammetta considère que le monde n'aurait pas été changé dans le cas où sa mère avait décidé d'avorter plutôt que de la faire arriver à terme. Et intéressant de savoir si Christine pense qu'un avenir de chômage, de pauvreté, de maladie, après passage dans « un logement trop exigu pour accueillir un enfant de plus, [avec] une instabilité du couple [parental et] une instabilité financière » ne sont vraiment pas des justifications pour éviter à un « projet d'enfant » de se réaliser. La réponse qui gît entre ces deux interrogations est que toute vie mérite d'advenir, mais que toute vie n'est pas souhaitable. Les mots ont le plus souvent un sens idéal, un sens matériel et un sens effectif ; la vie « qui mérite d'être vécue » est idéale : dans un monde parfait il n'y a pas de mauvaise vie. La vie « qui ne mérite pas d'être vécue » est matérielle : en-deça d'un certain « niveau de vie » on considèrera que c'est de l'ordre de la « non vie » et donc, cette vie ou pas de vie, c'est tout comme. Effectivement, c'est plus délicat : l'exemple paroxistique des camps de concentration et d'extermination du « III° Reich » montre que même dans la pire situation, même avec la conviction que dans peu de temps ils mourront et qu'en outre la vie qu'ils auront pour leurs derniers jours sera « inutile » et « invivable », les humains font tout leur possible pour continuer à vivre ; elle montre aussi qu'ils ont raison, car l'apport à la société et à l'humanité des survivants de ces camps est un des éléments fondateurs de l'état actuel du sentiment d'humanité. Si vous écoutez le récit de ces survivants, il apparaît que ce qui les fit tenir n'est pas l'espoir, mais la conviction – justifiée – que, aussi peu de chances y en aurait-il eu, ils se devaient de résister pour pouvoir, le cas échéant, témoigner. À l'heure où j'écris (29/01/2005) on nous abreuve de commémorations sur la « libération des camps de concentration ». Ce qui est une vue assez fausse des chose : les armées qui découvrirent ces « institutions » ne venaient pas libérer qui que ce soit, et au contraire comptaient enfermer leurs adversaires ; et dans leur avancée, ils tombent là-dessus. Dans les premiers temps, ils furent assez désemparés, voire ennuyés, par leur découverte ; les Anglais entre autres contribuèrent volontairement à la mort de personnes qui auraient pu être sauvées en instituant des quarantaines sévères pour se préserver du typhus. Il y eut aussi des exactions « inimaginables », telles que des viols de déportées. Si on considère les choses, non pas à partir de la reconstruction de 2005 mais à partir de la situation de 1945, on s'apercevra que le « mal absolu » fut plutôt une « horreur sans nom », et justement on fit tout pour ne pas la nommer, pour effacer sa singularité. L'heure était à la Gloire, l'heure était à l'oubli. Depuis, il y eut diverses étapes ; la dernière fut « matérialiste », l'actuelle est « idéaliste ». Je ne m'étendrai pas sur la dernière, sinon pour dire que, prévisiblement, elle s'intéressa surtout à « l'âme » de la chose, donc à la réalisation de la “solution finale”, donc aux bourreaux ; ce fut la grande période où la France notamment s'intéressa beaucoup au régime de Vichy. L'idéalisme actuel, en toute évidence, et si vous m'avez suivi jusque-là, s'intéresse surtout au « corps », celui des individus comme celui des sociétés. L'idée de base, dérivée d'un platonisme mâtiné de christianisme, est que « l'âme » se corrompt au contact de la réalité inférieure du « monde sensible », ergo les humains sont « corrompus par nature » – par la nature. L'imaginaire chrétien sur le paradis est plus redevable de ce type de philosophie grecque que de la cosmologie juive : dans la seconde c'est un lieu effectif et réel, bien de ce monde, dans la première un lieu d'une autre nature, idéal, « hors de ce monde ». Paradis des corps contre paradis des âmes. Dans cette approche, on dira que s'il s'en émeut, l'analyste de « la shoah » ne s'intéressera pas vraiment aux conditions réelles des faits et surtout, bien peu aux motivations des responsables : puisque « par nature » les humains sont corrompus, il est quasi normal ou au moins assez fatal que de telles horreurs se produisent. Il n'est pas innocent alors que le terme de shoah, mis plus haut entre guillemets, se soit imposé, non tant pour son sens initial, que je crois peu de gens connaissent, de « catastrophe naturelle », que par sa désinsertion de la langue, un mot sans relation avec les autres mots de la langue et qui, de ce fait, désigne son objet comme une « parenthèse de l'histoire », un événement sans antécédent ni successeur. On s'attachera plus, comme dans les grandes manifestations autour du « soixantième anniversaire de la libération des camps », début 2005, aux lieux et aux victimes, qui sont « le corps du délit », qu'aux conditions réelles qui amenèrent à cette « solution finale ». On voit d'ailleurs un écart se creuser, ces temps-ci, entre les préoccupations des historiens et des médias, les premiers s'intéressant toujours plus aux conditions qui permirent mise en place et réalisation de ce projet funeste, le mettant souvent en lien avec d'autres projets de « génocides » (Arménie, Cambodge, Ruanda), ou de prototypes de la « solution finale », comme la tentative volontaire, systématique et « rationnelle » (du point de vue de son organisation…) par l'Allemagne d'éliminer les Hereros, au tout début du XX° siècle, voire la politique d'État menée aux États-Unis, à base de massacres, de déportations, de contaminations volontaires par la variole, etc., contre les natives, les « Amérindiens » ; les médias au contraire s'intéressent toujours moins aux conditions réelles de « la shoah », donc toujours moins à ceux qui la mirent en place, désirent que chaque événement de type génocide soit singulier et incomparable, et participent largement à ce qu'ils nomment « la concurrence des mémoires » en insistant précisément sur la singularité de chaque cas. La régulation des naissances n'échappe pas à l'air du temps : après une période plutôt matérialiste, en France, en gros de la présidence Giscard à la fin du dernier mandat de Mitterrand, l'idéalisme fait un retour en force. Bien sûr, il ne faut pas supposer que ces évolutions dans les représentations médiatico-politiques ont une influence sur les pratiques et comportements réels : de même que les historiens ne suivent pas les modes en matière d'élucidation du passé mais bien plutôt l'évolution de leurs instruments et des théories dans leur domaine, de même les praticiens du contrôle des naissances agissent plutôt en fonction de leurs moyens et méthodes, et des demandes qu'on leur fait, que des débats de l'heure. Non que ces débats n'aient d'influence sur l'histoire ou la régulation des naissances, mais de manière indirecte et plutôt positive que négative, cela dit sans idée morale : si ces débats contribuent souvent à induire de nouvelles voies de recherches ou à favoriser de nouvelles pratiques, ils induisent rarement une entrave vers une voie déjà explorée, ou au moins pas de manière durable. Donc, régulation des naissances et air du temps. J'évoquais plus haut la manière dont les médias ont évolué, durant la dernière décennie, relativement à « la shoah ». Pour qui se rappelle l'année 1995, la commémoration de la libération des camps de concentration et d'extermination ne donna pas lieu aux délires médiatiques qu'on vit en 2005, et pourtant la date semble bien plus « symbolique » (comme l'on dit dans les médias) puisque c'était la cinquantième année après cet événement. Mais pour qui se souvient encore de l'époque, on s'intéressait plutôt alors la fin de la guerre vue sous l'angle, « la Liberté a vaincu la Bête Immonde », quelque chose comme « les Force du Bien battent les Forces du Mal ». Une question d'ambiance et de contexte. Pour le contexte, nous sommes alors encore dans la période assez euphorique, côté « occidentaux », qui suit la fin de l'URSS, la « désoviétisation » des pays du Pacte de Varsovie et l'indépendance nouvelle de certaines républiques annexées, pays Baltes, Caucase, Asie Centrale ; il y a aussi une série de « succès » (“première Guerre du Golfe”, “démocratisation des pays de l'Est”, “démocratisation de l'Amérique latine”, et même, en un sens, le démantèlement cahotique de la Yougoslavie est considérée à ce moment-là comme un [relatif] succès diplomatique), la plupart des pays développés ont d'assez ou de très bons résultats économiques, notamment grâce aux fortes progressions des bourses en Asie et à l'ouverture de nouveaux marchés à l'Est, bref, « tout va pour le mieux », raison qui explique que le passé, spécialement la fin de la deuxième guerre mondiale, est vu sous un jour plutôt positif, « la Victoire des Alliés » plutôt que « la Défaite de l'Axe ». Et même, tout cela se fait sur fond de réconciliation définitive et bruyante avec l'Allemagne. Pour l'Union européenne spécifiquement, c'est en outre une période de forte consolidation institutionnelle et politique. Le recul fait voir dès 1993 et plus encore en 1994 des signes avant-coureurs de la fin de « la Fin de l'Histoire » – qui pourtant commençait à peine… – mais le gros des désillusions (crise yougoslave, fermeture de la Russie et de ses satellites durant le second mandat Eltsine, tassement de la croissance, crises financières en Asie, en ex-URSS en Amérique du Sud, troubles au Moyen Orient et en Asie centrale, montée de l'islamisme violent et de son corollaire, le terrorisme, etc.) viendra après les commémorations. Les médias français de 2006, parlant de 1995, se rappellent des deux derniers mois, ceux de la grande grève et du recul du gouvernement, prémisses de dix-huit mois de gestion difficile pour la majorité de l'époque, mais il y eut avant cela dix mois bien différents, notamment les six mois suivant l'élection de Chirac, réputés par les médias (comme d'habitude…) « état de grâce », un état qui cessa d'un coup en novembre. Le passé revisité ressemble rarement à la situation réelle évoquée : en 2006 toujours, les années 1994-1995 sont vues comme plutôt négatives, alors que le contexte de l'époque était inverse ; rappelez-vous, pour ceux qui avaient quinze ans ou plus alors : c'était le « bon temps » ou ce bon Balladur, ce chouchou des médias en général, de TF1 et du Monde en particulier, gouvernait. Certes il ne se passait pas grand chose, mais finalement c'est ça une société heureuse : il ne se passe rien… Pour l'ambiance, ce contexte qu'accompagne une situation économique globale positive depuis presque dix ans, malgré quelques accrocs en 1987 et 1991 (et malgré le fait que cette situation n'est pas favorable à tous, cf. les forts taux de chômage dans nombre de pays développés et la baisse continue du pouvoir d'achat d'une grande partie des salariés de ces pays) rend les médiateurs optimistes, et par fatalité l'optimisme (du moins, ce genre d'optimisme) rend matérialiste
[1] Renseignements pris, Fiametta Venner semble
un être réel que L'express présente comme politologue, et non le pseudo de Charb
ou Val. J'ai même trouvé une photo de notre amie, celle ci-contre. De fait, elle est
« politologue » puisque sa thèse fut déposée à l'Institut d'Études politiques de Paris.
On en trouvera le résumé ici. Ma recherche m'a fait constater que
comme nombre militants de gauche radicaux (ou plus modérés) des années 1990, « petite
flamme énervée », à l'instar par exemple de Michèle Tribalat ou Bernard Teper (fondateur
et président à vie de "L’Union des Familles Laïques" semble-t-il, puisqu'il la dirige
depuis sa fondation en 1988) qui pour diverses raisons, dont une défense sectaire et
bornée de la laïcité comprise comme interdiction de toutes religions, et une forme
sublimée de racisme essentialiste (« accusation » dont pourtant Fiammetta et sa copine
Caroline Fourest ont orné le front d'un de leurs contradicteurs promu contre son gré et
à sa grande surprise au rang d'« adversaire » desdites) sombra dans ce qui ressemble fort,
bien que tous s'en défendent, vers une « islamophobie » qui a tous les traits d'un simple
racisme surtout axé sur les « Arabes » (entendez : les Nord-Africains) mais qui ne méconnaît
pas les autres Africains, lesdits « Arabes » rabattus sur un « islamité » substantielle qui
serait leur trait distinctif. Disons-le, Cela tourne même à l'obsession. Disons qu'après
un parcours plutôt axé sur une autre forme de différentialisme (le “gender-isme”)
et un travail dont je ne désire guère voir le résultat sur la « droite radicale » (800
pages !) et quelques suites qui en firent alors une « spécialiste du Front national »,
elle et Caroline Fourest, sur les brisées d'une promotion délirante de « l'interdiction du
voile à l'école » (et en fait, de son interdiction partout), se lancèrent dans une longue
guerre contre les intégrismes, du moins ceux religieux. Guerre encore en cours. Et comme
dans toute guerre, pour elles tous les coups semblent permis pour « écraser l'adversaire ».
Surtout les mauvais. Mais je m'égare. Je voulais précisément dire ceci : comme tous les
ex-militants « plutôt de gauche » qui s'engagèrent, au tournant du millénaire, dans une
lutte contre l'islam et sa propagation (« rampante », bien sûr) en Europe, Fiametta, bien
qu'écrivant parfois dans un hebdomadaire supposé de gauche, Charlie Hebdo, trouve
surtout un écho dans la presse de droite et dans les sites explicitement anti-arabes (et
anti-gauche) à sa prose. C'est ainsi. Quand on a un discours réactionnaire, on prend sa
place où elle se trouve.
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