Dossier «L'Affaire du RER D» — Le Monde | ![]() | ![]() |
Le dictionnaire résume tout. "Emballement : n.m. 1) Fait de s'emballer, enthousiasme irréfléchi. 2) Régime anormal d'un moteur, d'une machine qui s'emballe." Ces derniers jours, ce mot a connu un succès considérable, résumant les actes de contrition des médias qui se sont interrogés sur le traitement réservé à l'agression antisémite imaginaire de Marie L. dans le RER D, le 9 juillet.
L'affaire est aujourd'hui close : la jeune femme était une mythomane. Les affaires courantes reprennent, la fièvre est retombée. Mais que nous dit l'affaire Marie L. sur les journalistes, les responsables politiques et l'état de la société française ? Du mal.
Il faut souligner que cet "emballement" s'est produit dans un contexte particulier, qui ne le justifie pas mais l'explique en partie. La veille de l'agression, au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), village où des milliers de juifs avaient été sauvés pendant l'Occupation, Jacques Chirac avait appelé les Français au "sursaut" face à la recrudescence des actes (injures et agressions) antisémites et racistes, convoquant l'Histoire pour chasser les maux contemporains. Le lendemain, le ministère de l'intérieur confirmait ce phénomène, en indiquant que le nombre des délits commis au premier semestre était équivalent à tous ceux enregistrés en 2003.
En élargissant la focale, on s'aperçoit que ce fait divers a été précédé de quelques semaines par deux rapports alarmants - de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) et de l'inspection générale de l'éducation nationale -, mettant en évidence les tensions communautaires dans les banlieues et l'intensification d'une pratique intransigeante de l'islam.
Mais la fébrilité qu'ont manifestée le ministre de l'intérieur, Dominique de Villepin, et le président de la République n'est pas seulement due à une coïncidence de calendrier. La validation de l'agression présumée par le sommet de l'Etat, quelques heures à peine après en avoir été informé, a des précédents récents.
Le 3 janvier 2003, une émotion similaire s'est transmise comme la fièvre lorsqu'on a appris que le rabbin Gabriel Farhi, du Mouvement juif libéral de France (MJLF), avait été blessé d'un coup de couteau à l'abdomen dans une synagogue du 11e arrondissement de Paris. Surtout lorsqu'il annonça avoir reçu, le matin même, des menaces écrites avec des références à la guerre sainte au nom de l'islam. Trois jours plus tard, le président de la République faisait porter une lettre au rabbin Farhi. Jacques Chirac y condamnait "avec la plus grande fermeté cet acte de violence intolérable -visant- un militant de la paix et du dialogue entre les religions".
Pourtant, au fil des semaines, des doutes ont émergé sur le récit du rabbin. La gravité de sa blessure a été mise en cause, la déchirure de sa chemise jugée incompatible avec sa description de l'agression. Les policiers ont établi que le couteau venait de l'intérieur de la synagogue, et non de la poche d'un agresseur casqué. L'enquête n'a pas abouti à ce jour, mais les policiers ne cachent pas leur scepticisme.
MARIANNE ET LA RÉPUBLIQUE
Lorsqu'un adolescent juif de 17 ans, Israël, a été frappé en pleine rue d'un coup de couteau, le 4 juin à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), Dominique de Villepin s'est immédiatement rendu à son chevet. Des représentants de sa communauté ont dénoncé dans la journée un nouvel acte antisémite, volontiers relayés par les médias. Plusieurs agressions similaires ont eu lieu dans les jours qui ont suivi. Neuf au total, visant des personnes de toutes origines, de façon aveugle. Finalement, le 8 juin, l'auteur était interpellé à Epinay-sur-Seine en possession d'un couteau caché dans un sac en plastique. L'hypothèse d'une motivation antisémite a été très vite écartée, au profit d'un déséquilibre psychologique.
Ces affaires montrent que le temps de l'enquête, policière et judiciaire, n'est pas du tout compatible avec celui des médias et des responsables politiques. Policiers et magistrats peuvent valider des hypothèses, en éliminer d'autres, avancer puis revenir sur leurs pas, interroger puis réinterroger un témoin, attendre qu'une affaire mûrisse ; les journalistes et les responsables politiques, eux, ne craignent rien tant que de passer à côté d'un événement, de ne pas en prendre la juste mesure (à l'instar du gouvernement Raffarin face à la canicule, en août 2003).
Les journalistes travaillent dans un secteur ultraconcurrentiel, dans lequel la retenue et la modération ne sont pas toujours encouragées ; les élus, eux, usent et abusent des ressorts de la compassion et de la condamnation, en ces temps de sacralisation de la victime. Face à un drame, le silence devient vite suspect, surtout lorsque le spectre de l'antisémitisme apparaît en arrière-fond.
Vue de l'étranger, la France offre une image peu flatteuse : celle d'un pays tourmenté, perclus de rhumatismes, où les actes antisémites s'intensifient et où les responsables politiques horrifiés convoquent sans cesse Marianne, la République et la Constitution dans leurs réactions sans savoir comment remédier au phénomène. S'il fallait une preuve de la montée du communautarisme, elle se trouve dans le lapsus de Jacques Chirac, à l'occasion de son entretien télévisé du 14 Juillet, lorsque le président a fait une distinction entre "nos compatriotes juifs" et les "Français".
Bien involontairement, il a ainsi confirmé le sentiment de nombreux Français d'origine juive, depuis l'intensification du conflit israélo-palestinien et la deuxième Intifada : celui d'être, sans cesse, par leurs pourfendeurs comme par certains de leurs élus, renvoyés à cette racine, une racine parmi d'autres, comme s'ils formaient un corps étranger en France, une excroissance d'Israël.
SCÉNARIO RÊVÉ
Cette confusion, d'une part, et l'écart grandissant entre les mythes fondateurs de l'identité française et la réalité, d'autre part, expliquent en partie l'"emballement". Le scénario échafaudé par Marie L. était rêvé, à tous les sens du terme : les croix gammées, la mèche de cheveux coupée, les agresseurs maghrébins et noirs. L'illustration parfaite, en somme, des analyses les plus pessimistes, qui font actuellement florès.
Cet événement pose, enfin, la question de la communication politique en temps de crise - une question particulièrement brûlante dans le domaine de l'antiterrorisme. Une tension terrible apparaît inévitablement entre les principes à respecter - le secret de l'instruction et la présomption d'innocence - et les besoins à assouvir - l'information du public, l'affirmation de l'autorité de l'Etat. De cette tension, la vérité ne sort pas toujours indemne, et sa quête oblige parfois à d'éprouvantes contorsions.
Piotr Smolar