Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération Fermer la fenêtre
Antisémitisme. Analyse

Une escalade «préoccupante»

Les propos antisémites se banalisent, les passages à l'acte se multiplient.
Par Catherine COROLLER
lundi 12 juillet 2004 (Liberation - 06:00)

La coïncidence de date est troublante. Chacun l'a d'ailleurs relevée. Jeudi, Jacques Chirac avait lancé, depuis Le Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), un appel au «sursaut républicain», à «l'engagement de chacune et de chacun» contre les actes de haine. Le lendemain, dans le RER, devant des voyageurs totalement passifs, une jeune femme se faisait agresser et molester en tant que soi-disant juive par six jeunes gens. La preuve que le discours du chef de l'Etat est inaudible dans les banlieues ? Ou qu'il a provoqué en retour un passage à l'acte de jeunes issus de l'immigration ? «Que des jeunes gens commettent des agressions, c'est devenu une habitude ; que cette agression se transforme en agression antisémite, cela fait partie de l'air du temps ; mais que personne ne réagisse, cela m'épouvante, commentait hier Théo Klein, ex-président du Conseil représentatif des institutions juives (Crif). Ce qui me choque le plus, c'est la passivité des autres passagers. Si la population n'est pas capable de réagir à ces actes-là, ils vont se multiplier...» «Quand même, tous ces gens qui n'ont pas actionné le signal d'alarme...», s'indigne également Mouloud Aounit, président du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples).

«Plus barbare». Autre coïncidence : à peu près à l'heure de l'agression, Jean-Pierre Raffarin présidait le 5e Comité interministériel de lutte contre le racisme et l'antisémitisme. A cette occasion, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a dressé un bilan provisoire des agressions racistes pour le début 2004. Un mauvais résultat puisque, de janvier à mai, 207 agressions racistes ont été recensées, contre 128 sur la même période en 2003. Face à cette progression «préoccupante [...], la détermination des pouvoirs publics reste sans faille», a affirmé le Premier ministre.

Reste que le gouvernement a beau proclamer sa détermination, non seulement la courbe ne s'infléchit pas, mais cet incident est sans doute l'un des plus graves qui soient survenus ces dernières années. «Le mode opératoire est plus barbare que ce à quoi on est habitué, note Ariel Goldman, porte-parole du Crif pour les questions de sécurité. Au-delà des insultes et du fait que les agresseurs aient bousculé une poussette, les cheveux coupés et les croix gammées dessinées rappellent les modes opératoires nazis.» Unanimes, les élus et les responsables associatifs dénoncent ce degré supplémentaire franchi dans la sauvagerie. Face à cette montée des périls, tous réclament que la police et la justice fassent leur travail. Ariel Goldman «demeure convaincu qu'une arrestation rapide et une condamnation très lourde pourraient marquer un coup d'arrêt à ces exactions». Mouloud Aounit demande «que l'Etat se bouge. Qu'on arrête les auteurs de ce genre de forfait. Que la loi soit appliquée avec force !» Mais cela suffira-t-il ? Le président du MRAP ne le pense pas : «On ne peut pas occulter la question sociale. Les gens exclus excluent pour exister.» Certes, mais certains discours antisémites perdurent, y compris dans les classes moyennes issues de l'immigration maghrébine.

Aujourd'hui, la situation est critique. Les propos antisémites se sont banalisés, provoquant des passages à l'acte de plus en plus nombreux. Et de plus en plus violents. Certains sont l'oeuvre de jeunes Arabes, mais ces derniers sont également victimes d'agressions multipliées de la part essentiellement de Français dits de souche. Sans compter les discriminations au travail, au logement...

Deux phénomènes. «Je suis très pessimiste pour l'avenir parce qu'il y a objectivement deux phénomènes qui se mettent en place et qui se renforcent mutuellement», note Pascal Boniface, le directeur de l'Iris (Institut français des relations internationales et stratégiques). D'un côté, «une montée de l'antisémitisme qui fait que les juifs de France craignent légitimement pour leur sécurité». Mais se développe en même temps, «chez les jeunes issus de l'immigration, le sentiment qu'on parle de certaines formes de racisme et pas d'autres, que lorsqu'un jeune Arabe est victime d'une bavure policière, il ne se passe rien. Pire, qu'il risque même d'être inculpé pour outrage et rébellion. Cela crée un sentiment du "deux poids deux mesures" qui risque de déclencher un sentiment d'injustice réelle et fantasmée. Mais qui, bien sûr, ne légitime en rien les agressions auxquelles ils se livrent». Face à cette réalité-là, les politiques n'ont pas de discours. Surtout pas Chirac, qui, pour parler du racisme, a choisi Le Chambon-sur-Lignon, symbole du combat contre l'antisémitisme. Et n'a pas souhaité convier à cette cérémonie de représentants de l'islam, aux côtés de membres des religions juive, protestante et catholique qui, eux, étaient bien présents.