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Affaire du RER

Démontage d'un engrenage collectif

Quelques heures ont suffi pour faire monter l'indignation politique et l'emballement des rédactions.

Par Patricia TOURANCHEAU et Isabelle ROBERTS et Paul QUINIO et Vanessa SCHNEIDER et GUIRAL Antoine
mercredi 14 juillet 2004 (Liberation - 06:00)

 Q uarante-huit heures après l'appel au «sursaut» du chef de l'Etat contre le racisme et l'antisémitisme, un fait divers monstrueux: une femme avec sa petite fille de 13 mois agressée dans un wagon de RER par six jeunes hommes qui, la croyant juive, déchirent son jean au couteau avant de lui griffer le visage et de lui dessiner au feutre des croix gammées sur le ventre. Elle affirme avoir vainement appelé au secours alors qu'une vingtaine de personnes se trouvaient dans la rame. Sitôt révélée samedi soir par l'Agence France Presse, l'information déclenche une vague d'émotion et une avalanche d'indignations que relaient l'ensemble des médias audiovisuels et la presse, dont Libération. Et puis, lundi après-midi, plus de 72 heures après les faits, la police laisse échapper ses premiers doutes quant à la véracité des dires de la victime présumée. Le fait divers se dégonfle et il ne reste plus aujourd'hui qu'une jeune femme mythomane et un «emballement médiatique et politique». Explosive collusion qui porte un nouveau coup à la crédibilité des médias. Terrible engrenage qui suscite à raison légitimes questions et parfois indignation. Comment a-t-il surgi et pouvait-il être évité ? Décryptage.

Vendredi, à Aubervilliers. Sitôt sa prétendue agression vendredi, Marie L., qui habite un squatt à Aubervilliers, a foncé au commissariat de sa ville pour déposer plainte. Mais les policiers lui ont demandé de revenir avec un certificat médical. Elle a donc filé avec sa petite fille à la clinique de la Roseraie, qui, après examen, lui a délivré 12 jours d'interruption de travail temporaire (ITT). Son enfant présente un hématome sur la tête. Retour au commissariat d'Aubervilliers, qui enregistre sa plainte à 15 h 20 sur trois pages ponctuées de «vu et constaté» par le gardien de la paix : cheveux coupés, T-shirt lacéré, croix gammées tracées au marqueur, griffures de couteau sur le cou, le corps et les mains, tout a été «vu et constaté». Le premier certificat médical émanant d'une clinique privée, les policiers d'Aubervilliers l'envoient dans une unité médico-judiciaire, à l'hôpital Jean-Verdier, qui, à son tour, lui délivre une ITT de dix jours. C'est le procureur Xavier Salvat qui «tilte» sur la connotation raciste de cet acte et saisit le soir la police judiciaire de Versailles, laquelle récupère les pages de procédure d'Aubervilliers et appelle tout de suite le numéro de téléphone donné par la «victime». En vain. Ils recommencent une vingtaine de fois, laissent des messages sur le répondeur, se rendent même à l'adresse indiquée et ne la trouvent pas. Marie L. ne prend contact avec la PJ de Versailles qu'à 14 h 30 samedi. Elle a dormi avec son compagnon à Louvres, qui garde la maison de son patron. Les enquêteurs ne trouvent «rien de plus normal, les victimes ne passant pas souvent la nuit chez elles après une agression».

Samedi, 19 heures, note de la PJ. C'est le contenu d'un message «téléphoné» par la police judiciaire de Versailles à sa direction centrale (DCPJ) à Paris à 19 heures le samedi 10 juillet qui est à l'origine de l'affaire. Ces «huit lignes d'une clarté totale», selon un lecteur de la note, résument le contenu de la plainte déposée par «Marie L., 23 ans, née à Issy-les-Moulineaux, montée à 9 h 25 dans le RER D à Louvres (Val-d'Oise), pour son agression par six garçons, dont trois armés de poignards, qui l'ont bousculée, ont volé son sac à dos, ont pris sa carte d'identité et voyant qu'elle habitait dans le XVIe, ont indiqué qu'il y n'avait que "des riches et des juifs", ont lacéré ses vêtements, coupé ses cheveux, dessiné au feutre noir trois croix gammées sur son ventre et renversé la poussette avec son bébé, avant de partir en courant en gare de Sarcelles». Selon le télex, la victime ne peut «pas donner de signalement des auteurs», ni les reconnaître car ses agresseurs lui ont «maintenu la tête baissée». La plaignante sort d'une audition qui a duré de 15 h 30 à 18 heures à la PJ de Versailles, service saisi depuis vendredi soir par le procureur de Pontoise. «Elle paraît cohérente, pas délirante, et répète en détail ses déclarations de la veille au commissariat d'Aubervilliers», retrace un enquêteur. La PJ peste alors contre les collègues d'Aubervilliers, qui n'ont «pas fait remonter l'information et ont pris la plainte comme une affaire banale, lambda, sans tenir compte du contexte de l'agression, avec croix gammées et propos antijuifs».

Synthèse au ministère de l'Intérieur. De son côté, l'Agence France Presse, alertée par hasard par une source judiciaire indirecte à 15 heures, cherche à vérifier si une fille a été tatouée de croix gammées dans une rame du RER dans le Val-d'Oise et finit par recouper ces éléments. Dans le même temps, le «message téléphoné» de la PJ de Versailles parvient à la DCPJ, qui le prend comme tel : «Dans sa simplicité, sa clarté et sa raideur, ce message suscite chez ses lecteurs de l'émotion et de la révolte. C'est plausible que six jeunes emmerdent une jeune femme avec son enfant dans le RER D, la dépouillent et dérapent sur autre chose. Surtout, elle a vu deux médecins qui corroborent, nous n'avons aucun élément qui nous permette de mettre en doute la parole de la victime», témoigne un commissaire de PJ. Suivant le circuit habituel de communication au sein du ministère de l'Intérieur, la synthèse de 8 lignes remonte à la hiérarchie, c'est-à-dire au permanent de la Direction générale de la police nationale (DGPN), averti au préalable par la DCPJ de l'arrivée de messages «stupéfiants sur une affaire à caractère antisémite par destination». A son tour, la DGPN transmet le message au cabinet du ministre de l'Intérieur, qui alerte Dominique de Villepin. Pas de coup de fil au service enquêteur pour prendre la température de l'histoire.

19 h 42, première depêche de l'AFP. L'Agence France Presse est donc la première à révéler l'information, samedi à 19 h 42. La dépêche est titrée : «Ils agressent une femme et lui dessinent des croix gammées sur le ventre.» Le récit est affirmatif et ne comporte aucun conditionnel, aucune indication comme quoi tout repose sur le témoignage de la seule jeune femme. «Six hommes ont violemment agressé, vendredi matin dans le RER D, entre Louvres et Sarcelles (Val-d'Oise), une jeune femme de 23 ans qu'ils croyaient juive, avant de lui dessiner des croix gammées sur le ventre, a-t-on appris samedi de sources policières. Les six agresseurs, d'origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme, accompagnée de son bébé de 13 mois, puis ont lacéré son T-shirt et son pantalon, avant de dessiner au feutre noir trois croix gammées sur son ventre (...).»

21 h 54, Villepin réagit. Première cause d'emballement donc, des «sources policières» qui n'ont alors aucun doute quant à la véracité du récit de la victime présumée. Ce que confirme la réaction du ministre de l'Intérieur. A 21 h 54, Dominique de Villepin condamne «avec la plus grande fermeté» l'agression «ignoble». On peut supposer qu'avant d'intervenir, il s'est assuré auprès de ses services de la crédibilité de l'histoire.

22 h 10, «l'effroi de Chirac». D'autant que 16 minutes plus tard, c'est au tour de Jacques Chirac, à peine rentré du Chambon-sur-Lignon, d'exprimer son «effroi» et de demander «que tout soit mis en oeuvre pour retrouver les auteurs de cet acte honteux afin qu'ils soient jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose». «Si nous n'avions pas réagi avec rapidité et fermeté, cela aurait été l'hallali, explique un conseiller. Mieux vaut courir le risque de se tromper une fois et avoir raison toutes les autres plutôt que de se taire et attendre le résultat d'enquêtes toujours longues.» Deuxième cause d'emballement, un manque de précautions au plus haut niveau de l'Etat. Dès lors que le ministre de l'Intérieur et le chef de l'Etat accréditent l'affaire en n'émettant aucune réserve sur la réalité des faits, les médias suivent.

Dimanche, radios et télés en font vite le premier titrede leurs journaux. Les réactions des associations et des politiques affluent jusqu'à lundi après-midi. Il n'est que Nicolas Sarkozy qui se garde prudemment d'intervenir comme si certaines de ses anciennes connaissances de la police l'avaient mis en garde contre toute précipitation. Il en va de même pour François Hollande à qui Julien Dray et Daniel Vaillant ont conseillé d'être prudent.

Lundi, Guedj rencontre la victime. Il en est d'autres qui le sont moins et continuent d'accréditer l'affaire, comme Nicole Guedj. Après avoir annoncé dimanche après-midi s'être entretenue par téléphone avec la jeune femme, la secrétaire d'Etat aux Droits des victimes, la rencontre lundi midi pendant que Jean-Pierre Raffarin, lui, appelle les Français au «courage citoyen».

Quels que soient, dès le départ de l'affaire, les doutes des journalistes sur une histoire trop énorme pour être vraie, doutes présents toute la journée de dimanche, par exemple, à Libération, aucun élement d'enquête journalistique n'a pu venir infirmer lundi matin la thèse première des policiers. Jusqu'à ce que la police elle-même admette au fil de ses vérifications qu'elle s'était trompé. «L'emballement» alors s'essouffle. Mais le ridicule reste, celui d'une erreur collective, révélatrice de plusieurs des maux de notre société.