Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération Fermer la fenêtre
Après la pseudo-agression du RER D

Le piège

L'affaire semblait trop énorme pour être vraie. Mais aucun fait n'était là pour la discréditer.

Par Jean-Michel THENARD
jeudi 15 juillet 2004

 D imanche 11 juillet. 10 heures. Conférence de rédaction à Libération. Quels événements va-t-on privilégier dans le journal du lendemain, lequel va-t-on choisir de monter à la Une ? Il y a l'ouverture du Congrès mondial du sida à Bangkok et l'importante question de l'accès aux médicaments pour les pays les plus pauvres. Il y a surtout cet incroyable fait divers sur toutes les radios depuis samedi soir. Cette femme et son bébé agressés dans le RER D, molestée par six jeunes parce qu'ils la croyaient juive. Des croix gammées dessinées sur son ventre, ses cheveux tailladés, ses vêtements déchirés, le tout en plein matin sous le regard de témoins passifs. Autant de signes qui renvoient aux pires heures du XXe siècle. Incroyable fait divers qui marque un pas de plus dans l'escalade des actes racistes et antisémites. Ceux recensés au 1er semestre 2004 montrent justement, selon un dernier bilan officiel, «une accélération très forte», leur nombre étant «supérieur à la totalité des actes commis en 2003» (Libération du 10 juillet). Incroyable coïncidence qui voit en plus cette agression survenir au lendemain de l'intervention de Jacques Chirac qui a appelé au «sursaut» au Chambon-sur-Lignon. Trop énorme pour être vrai, se dit-on dimanche matin autour de la table de la conférence de rédaction. Mais l'affaire, pourtant, ne semble guère nourrir le doute.

L'Agence France-Presse qui l'a révélée, la veille au soir (19 h 42), n'a mis aucun conditionnel, aucune réserve dans son récit. Elle cite des «sources policières» et ne précise pas que seul le témoignage de la victime a été recueilli par les enquêteurs. «Six hommes ont violemment agressé, vendredi matin dans le RER D, entre Louvres et Sarcelles (Val-d'Oise), une jeune femme de 23 ans qu'ils croyaient juive, avant de lui dessiner des croix gammées sur le ventre, a-t-on appris samedi de sources policières.»

Dominique de Villepin confirme l'information deux heures plus tard (21 h 54), en condamnant «avec la plus grande fermeté» l'agression. Si le ministre de l'Intérieur parle ainsi, c'est, pense-t-on, qu'il s'est renseigné sur la crédibilité de l'affaire auprès des enquêteurs sur lesquels il a autorité. D'autant que quelques minutes plus tard (22 h 11), le président de la République lui-même exprime son «effroi» et «demande que tout soit mis en oeuvre pour retrouver les auteurs de cet acte honteux afin qu'ils soient jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose». On imagine que le chef de l'Etat a réagi aussi vite après s'être assuré auprès de son ministre de la réalité des faits dénoncés.

Voilà les éléments dont nous disposons à 10 heures du matin, dimanche. Un fait divers incroyable, une condamnation des plus hautes autorités de la République qui vaut, de leur part, absence d'hésitation sur la réalité de l'événement. Mais ces certitudes-là n'effacent pas nos doutes. Trop souvent par le passé, des faits divers érigés en symboles se sont révélés faux, moins simples qu'annoncés au départ. Nous savons qu'en dépit des évidences nous pouvons être piégés. Il nous faut donc s'assurer qu'il n'y a pas de piège et que s'il y en a un, nous saurons l'éviter avant le bouclage du journal, dimanche soir, 22 heures. Nous avons douze heures pour faire le job : chercher les faits, les vérifier avant d'écrire notre version de l'histoire.

Les sources, dans cette affaire, sont d'abord policières. La police n'est pas un corps homogène. Les interlocuteurs sont multiples, du cabinet du ministre aux syndicalistes en passant par les directions des services en charge de l'enquête, sans oublier les enquêteurs eux-mêmes. Ces sources, toute la journée de dimanche, sont questionnées. Elles ne varient pas. L'affaire est «cohérente». Et les versions données corroborent celle relatée dès le départ par l'Agence France-Presse. Mieux, au fil des heures, le récit s'enrichit de détails. Parmi les agresseurs, par exemple, il n'y avait pas que des «jeunes d'origine maghrébine» mais aussi «d'origine africaine». Les policiers n'expriment alors pas de doute sur la version de la victime. Ils ne réclament pas qu'on attende la fin de leur enquête. Ils refusent, par ailleurs, de communiquer le nom ou l'adresse de la jeune femme, ce qui, du coup, rend impossible toute enquête journalistique sur sa personnalité, sa famille, ses proches, ses voisins.

Dans l'après-midi de dimanche, alors que les réactions d'indignation pleuvent, Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux Droits des victimes, apporte sa pierre à l'édifice de crédibilisation. Elle raconte qu'elle a eu la jeune femme au téléphone. «Elle a été victime d'une agression qui a duré de longues minutes, elle a eu peur pour son enfant, et les témoins présents ne l'ont pas secourue», explique-t-elle avant d'annoncer qu'elle la recevra le lendemain. La recevrait-elle s'il y avait des doutes sur la véracité de l'histoire ?

20 heures, réunion bilan de la journée. Les policiers continuent à ne pas avoir d'hésitation, même s'ils admettent ne disposer que du témoignage de la jeune femme et des deux certificats médicaux qui confirment ses blessures. Aucun témoin de l'agression ne s'est encore signalé mais ça ne les inquiète pas. Il y a aussi l'assurance du chef de l'Etat, de son ministre de l'Intérieur et de sa secrétaire d'Etat aux victimes. Aucun élément concret réel ne vient, en fait, appuyer le doute intuitif, journalistique, que nous avions le matin sur ce fait divers trop énorme pour être vrai. Dès lors, peut-on ne pas mettre à la Une de Libération un événement qui apparaît comme l'une des plus graves manifestations d'antisémitisme de ces dernières années et qui est condamné comme tel par l'ensemble des autorités françaises, associatives, syndicales, religieuses et politiques ? Pour se l'interdire, il faudrait pouvoir le motiver, avoir un élément saillant qui nous permettrait d'expliquer à nos lecteurs pourquoi nous ne croyons pas à la réalité de cette agression dénoncée par tous. Mais cet élément, nous ne l'avons pas car personne ne l'a encore, sauf Marie L. Sans lui, ne pas faire la Une sur ce fait divers, ce serait donner à croire à nos lecteurs que Libération a choisi de minimiser un acte raciste d'une gravité extrême dont rien, pour l'heure, ne vient invalider l'existence, rien. Impossible, incompréhensible de procéder de la sorte.

Le piège s'est ainsi refermé sur nous. Celui-là même que nous redoutions le matin et que nous avons passé la journée à tenter d'éviter. Cela nous interroge d'autant plus. Nous ne saurons que nous sommes tombés dedans que le lendemain midi quand la police elle-même commencera à émettre ses premiers soupçons sur la santé mentale de la désormais présumée victime. Trop tard. On s'est trompé avec tout le monde et ce n'est pas une consolation quand on ambitionne de faire la différence. Ce sont les risques du métier. On y joue sa crédibilité et ce n'est pas rien. Avec l'illusion rétrospective, on dira qu'on aurait pu, dû faire autrement. Assurément. Le tout est de trouver comment, sans tomber dans le refus d'informer tant que les faits ne sont pas établis par des experts habilités par on ne sait qui. L'information n'est pas une science exacte et, heureusement, pas toujours une science inexacte...

JEAN-MICHEL THENARD
directeur adjoint de la rédaction de Libération.