Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération Fermer la fenêtre

«Sans les déclarations solennelles, l'emballement aurait été très différent»

Antoine de Gaudemar, le directeur de la rédaction de Libération, a répondu vendredi en direct aux questions des Libénautes à propos de «l'affaire du RER D».

Par Liberation.fr
vendredi 16 juillet 2004 (Liberation.fr - 18:00)

Manef: M. de Gaudemar que pensez-vous de l'affaire?
Antoine de Gaudemar: Cela me paraît être un cas exemplaire d'hystérie collective. Nous vivons depuis de longs mois dans une ambiance particulière marquée par une série d'agressions racistes et de nature antisémite. L'«agression» supposée du RER venant couronner cette période tourmentée. Il faudra bien sûr en tirer les leçons et essayer de comprendre comment et pourquoi un tel emballement général a pu se produire.

Benoit: pourquoi une information n'est-elle pas solidement vérifiée par aucun des journalistes avant d'être publiée, surtout lorsqu'il s'agit d'un sujet particulièrement sensible?
Parce que les journalistes ne sont pas des enquêteurs de police, qu'ils travaillent avec leurs contacts dans l'appareil policier et judiciaire, qu'ils n'ont absolument pas les moyens d'investigations dont dispose la police et qu'ils ne peuvent pas être policiers à la place des policiers. Dans l'affaire du RER, 36 heures se sont déjà écoulées depuis les faits supposés quand le ministre de l'Intérieur et le président de la République dénoncent publiquement ce qu'ils pensent être une agression antisémite. On est alors en droit de penser qu'ils sont eux mêmes en possession d'informations et d'éléments suffisamment étayés pour prendre le risque d'une telle déclaration. Cet épisode est évidemment important pour comprendre l'enchaînement des événements. Il est évident que sans ces déclarations solennelles et officielles, l'emballement aurait été très différent et sans doute beaucoup moins fort.

Mariel: A votre avis, ce genre de dérapage aurait-il eu lieu il y a quinze ans, avant CNN, France Info et l'Internet? Etes-vous moins rigoureux qu'il y a 20 ans par exemple?
Pas moins rigoureux en tout cas je l'espère, mais vous avez raison de souligner que nous vivons dans une période de sur information et de très grande vitesse de propagation de cette sur information. C'est vrai qu'il est de plus en plus difficile de résister à cette dictature de la vitesse, à cette pression générale qui voudrait que tout le monde soit au courant de tout en même temps et qu'en plus la vitesse ne soit pas un obstacle à la vérité. Notre métier est effectivement de résister à cette pression, de garder la tête froide mais cette affaire montre bien que ce n'est pas toujours facile et que nous sommes faillibles nous aussi, comme tout un chacun.

Bakr: Les accusations mensongères de cette jeune femme n'ont-elles pas un caractère raciste ? Ces accusations ne sont-elles pas également une incitation à la haine ?
Oui, vous avez raison et c'est d'ailleurs la principale raison pour laquelle nous nous sommes publiquement excusés dans les colonnes du journal et particulièrement auprès des populations d'origine maghrébine ou africaine vivant en France. C'est là le grand dégât de cette mystification. Non seulement des communautés déjà stigmatisées se sont senties à nouveau injustement attaquées, mais le soupçon pourra peser désormais sur d'autres agressions, ce qui évidemment est très inquiétant.

Chou: N'y-a-t-il pas une sur information sur les délits antisémites et racistes, qui parfois mène au dérapage?
C'est possible. Cela dit, il faut quand même constater, les chiffres officiels le prouvent, une augmentation nette des agressions antisémites ces dernières années en France.

Veuilleur: Ce dérapage, ne pose-t-il pas la question de savoir si les politiques et les journalistes ont une éthique, ou font-ils commerce de l'éthique?
Votre question est paradoxale puisque c'est précisément au nom de l'éthique que les condamnations de l'agression supposées du RER ont eu lieu. Notre tort est plutôt d'avoir, nous journalistes, accordé trop vite crédit aux déclarations des hommes politiques qui eux-mêmes sont allés trop vite.

Manef: Est-ce que vous pensez que M. Chirac aurait dû présenter ces excuses à la communauté arabe et noire?
Pourquoi pas. Mais c'est à lui qu'il faudrait poser la question.

Veuilleur: Comment Libération pense régler cette question épineuse de l'équilibre entre la dénonciation de l'antisémitisme et du racisme?
Libération a toujours dénoncé quand il en a eu connaissance, les agressions racistes. C'est un journal qui, depuis 30 ans qu'il existe, a toujours été inflexible sur l'importance de l'antiracisme. Nous avons été à la pointe de la lutte contre les idées du Front national. Nous avons soutenu les mouvements citoyens pour l'égalité des droits et contre toutes les discriminations, ainsi que les revendications des sans-papiers par exemple ou des demandeurs d'asile. C'est au nom des mêmes valeurs que nous dénonçons les agressions antisémites. La France est un pays pluriel, un creuset où se sont fondus tout au long de l'histoire des populations venues de tous les pays. Il n'y a pas de raison que cette intégration qui est une marque de la République française cesse.

Dekor: Cette affaire ne pose-t-elle pas le problème de la dépendance des journalistes à des sources policières ou judiciaires, qui peuvent alors instrumentaliser la couverture médiatique, comme un fameux "terroriste" qui s'est avéré être victime d'une vengeance familiale...
Vous faites allusion sans doute au bagagiste de Roissy et votre remarque est tout à fait pertinente. Un journaliste doit vérifier ses informations, recouper ses sources, confronter tous les éléments dont il dispose. Malheureusement parfois, il n'a pas les moyens suffisants, ni comparables à ceux des policiers ou magistrats et il peut éventuellement se faire manipuler, surtout si le temps manque.

Bakr: A plusieurs reprises, le président Chirac a fait la différences entre juifs, musulmans d'une part et Français d'autre part ! Comment comprenez-vous cela ?Cela nous a choqués comme vous et nous avons d'ailleurs été les seuls dans la presse française à le relever et à s'étonner qu'il puisse parler ainsi alors qu'il est président de la République et qu'il est censé incarner l'unicité du peuple français, quelles que soient les origines de chacun.

Manef: Contrairement au Monde votre quotidien n'a pas présenté ses excuses, comment l'expliquez-vous?
Vous vous trompez. Nous avons été au contraire les premiers à présenter nos excuses. Je l'ai fait dans un éditorial le mercredi 14 juillet. Ce texte a d'ailleurs été cité sur plusieurs radios dès mercredi matin. Vous pouvez vérifier. Le Monde les a présentées à son tour dans son journal du 15 juillet.
Je vous remercie pour vos questions et à bientôt.