Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération Fermer la fenêtre
Médiatiques

Emballement: la faim du loup

Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 16 juillet 2004

 É videmment, les premières contre-enquêtes sur l'emballement du RER ont déniché quelques responsables ponctuels, quelques «usual suspects». Haro sur la dépêche AFP initiale, trop affirmative, qui n'indiquait pas que la jeune soi-disant victime était la seule source du récit de l'agression. Haro sur l'amateurisme de Nicole Guedj et de Dominique de Villepin, haro sur la nervosité de Jacques Chirac.

Mais, comme toutes les transes de la bulle politico-médiatique, celle-ci conserve une part irréductible de mystère. Pourquoi, sachant dimanche en fin de journée, après enquête, que les policiers «ne disposent que du témoignage de la jeune femme et des certificats médicaux qui confirment ses blessures», Libération, comme tous les autres, décide-t-il de faire sa une sur l'affaire ? Des explications factuelles ont été données ici même, hier, par Jean-Michel Thénard. Elles étaient nécessaires, et on aimerait que tous les participants à l'emballement livrent les leurs. Mais elles n'expliquent pas tout, et notamment pas l'éternel retour de ces transes.

Entre les emballements les plus divers, celui d'Outreau naguère, le RER aujourd'hui, on peut repérer certaines constantes. D'abord une irrépressible impression d'accélération. Tous les lecteurs de la dépêche de l'AFP sont apparemment foudroyés par des détails plus sordides encore que dans les épisodes précédents du feuilleton du «retour de l'antisémitisme» (croix gammées dessinées sur le corps, cheveux coupés). «Ça s'accélère, ils en arrivent même à vendre leurs enfants !», répétait à Outreau l'effroi à mille bouches. «Ça s'accélère, après les croix gammées sur les tombes, on les dessine sur le corps !», répète l'effroi d'aujourd'hui.

Le mois dernier, c'est un autre détail accélérant (les coups de couteau) qui avait provoqué une comparable sidération à Epinay, dans une agression dont le caractère antisémite devait être démenti par la suite. Foudroyés par cette accélération, deux illustres lecteurs de l'AFP (le ministre et le Président) l'accélèrent à leur tour par une surenchère de communiqués, faisant basculer dans la transe la bulle entière. Et comment ne pas être foudroyés ? Les personnages sont si simples ! Jeune mère, bébé, poussette : la victime est une pure victime. Quant aux agresseurs, ils rivalisent de bêtise («Dans le XVIe, il n'y a que des feujs») et de perversité haineuse à haute maîtrise de références historiques (foudroyant détail des cheveux coupés, dans lequel un responsable de la communauté juive verra «un mode opératoire nazi»).

Comme naguère celui d'Outreau, le foudroiement de l'agression du RER se produit sur fond de sentiment d'effondrement : tout fout le camp, les tabous sautent les uns après les autres, les pauvres vendent leurs enfants, tandis que resurgit l'horreur antisémite nazie. Qui en douterait ? Les responsables communautaires le tambourinent, les intellectuels le condamnent en boucle, les statistiques semblent l'attester, le Président vient d'en apporter une solennelle confirmation au Chambon-sur-Lignon. Dans cette tonitruante dépression, personne ne prête donc attention aux détails qui «ne collent pas», et qu'on découvrira plus tard (ainsi l'invraisemblance, notée par la SNCF, d'une agression ayant duré treize minutes et n'ayant donné lieu à aucun signalement de voyageur ; ainsi, naguère, la non-existence du sex-shop d'Ostende où auraient été prétendument écoulées les cassettes d'Outreau). Car un emballement possède ses règles propres, ses mécanismes fascinants d'autoentretien (des foudroyés qui foudroient à leur tour), sa dynamique d'exclusion des dissidences, et une étonnante capacité à tirer son énergie de lui-même. Ainsi, une tension largement liée aux prolongements, sur le territoire français, du conflit du Proche-Orient se transforme-t-elle en «retour de l'antisémitisme nazi», tandis que des taches de misère sociale et sexuelle se métamorphosent en «réseaux pédophiles».

Evidemment, cette nouvelle affaire est catastrophique pour la cause qu'elle paraissait pouvoir illustrer. Qui croira désormais sans méfiance les récits des enfants ? Qui croira désormais sans scepticisme les récits d'agressions antisémites ? Mais elle est tout aussi catastrophique pour la crédibilité des journalistes. Comment pouvions-nous imaginer que le ministre et le Président parlaient sans savoir, s'exclament-ils. Sidérante révélation : l'imaginaire d'un ministre a tout aussi faim de légendes noires, avec pauvres victimes et méchants loups, que celui d'une fillette de 8 ans. Que se passe-t-il dans le cerveau de Dominique de Villepin à l'heure du fatal communiqué ? Cette enquête-là, hélas ! est hors de portée des médias, mais il est tout à fait plausible que le poète Villepin ait été tétanisé par les mots de l'AFP, comme les journalistes le seront ultérieurement par le communiqué de Villepin. Oui, tout imaginaire a faim d'un loup, mais aux journalistes et aux politiques, il revient de résister à cette faim-là. Est-ce le loup qui a faim, ou nous tous qui avons faim du loup ? Guère d'autre solution pour répondre à cette éternelle question que de toujours remonter à la source. Et si on la découvre unique, résister au: «Une telle a été agressée» des contes et légendes. S'arc-bouter sur : «Une telle affirme avoir été agressée» de l'ennuyeuse réalité. Contre les policiers enquêteurs, les policiers syndicalistes, les policiers chefs, les protecteurs de l'enfance, le Crif et le Président ? Mais oui ! Et contre le pape, s'il le fallait. Bonnes vacances à tous

(Cette chronique reprendra le 20 août)