Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération | ![]() | ![]() |
A insi, il ne se serait rien passé dans le RER francilien le 9 juillet dernier. La jeune femme qui prétendait avoir été torturée par six jeunes de banlieue «nazis de banlieue» selon la Licra n'était qu'une affabulatrice. Il ne se serait rien passé donc, sinon un emballement politico-médiatique qui a fait frissonner dans les chaumières, comme une illustration loupée du discours élyséen du Chambon-sur-Lignon ayant décrété la France en danger d'antisémitisme renaissant. Mais se contenter de cette conclusion en termes de malentendu ou de non-événement, n'est-ce pas en rajouter une couche dans l'opprobre jeté sur les prétendus nouveaux nazillons basanés ?
Certes, chaque citoyen français ne peut que se réjouir du constat que le fantasme d'une mythomane ne colle pas à la réalité des faits enregistrés par les caméras de notre société sécuritaire. Chaque citoyen, à l'exception sans doute de nos Panurge politiques de droite ou de gauche qui, loin de faire leur mea-culpa ou de présenter des excuses publiques, en rajoutent sur le thème «mieux vaut courir le risque de se tromper une fois et avoir raison toutes les autres plutôt que de se taire» (un conseiller de l'Elysée, Libération du 14 juillet). Ou encore, selon Dominique Strauss Kahn : «Ça ne change rien au fait que c'est la dixième ou vingtième agression de ce genre.» (Le Monde, 14 juillet). Somme toute, le député du Val-d'Oise et consorts nous disent que si ce n'est les salauds virtuels du RER, c'est donc leurs frères, lesquels, soit dit en passant, ont une existence publique tout aussi fantasmagorique. Car cela fait belle lurette que les natifs de nos cités d'exil ne sont perçus au mieux que comme des moutons noirs de la communauté des citoyens. Des clandestins sociaux enfermés dans le carcan de clichés publics. Des êtres quasi fictifs, comme l'ombre de leur double médiatique, créature virtuelle incarnée, chimère plus vraie que nature. Des vies ramassées en quelques clichetons, prétextes à tous les délires et aux petites peurs des gens bien comme il faut.
Triste exemple de pantalonnade politique en vérité que celui du discours public qui s'évertue à faire passer pour des loups enragés ces éternels boucs émissaires que sont nos loulous de banlieue et autres immigrés à perpétuité. Dans le concert des diatribes républicaines et autres jugements à l'emporte-pièce des banlieues obscures sans autre forme de procès, le président de la région Ile-de-France s'est distingué par l'expression d'un doute : «J'espère qu'il n'y a pas un loup sur cette affaire...» Le même Jean-Paul Huchon précise à l'antenne de France Inter qu'il n'a lui-même jamais vu le loup et, à l'exception notable du Front national, la classe politique dans son ensemble se drape dans sa vertu lorsqu'elle ne prétend pas carrément se refaire une virginité après coup. Qui a parlé explicitement des Noirs et des Arabes ? Aucun politicien respectable en tout cas, car l'usage du vocable «jeune de banlieue» permet d'éluder toute forme de désignation liée à des origines communautaires. Certes, parfois la démocratie ne tient qu'à un mot. Mais nul n'ignore aujourd'hui qu'entre immigration et banlieue, la symbiose est devenue quasi naturelle, à tel point que les refus d'amalgame apparaissent aux yeux du vulgum pecus comme une subtilité rhétorique : l'art de distinguer deux termes pour mieux les associer. Une situation qui, par ailleurs, arrange bien nos sophistes dirigeants, lesquels ne sont pas tenus de rendre des comptes et encore moins de présenter des excuses à des hommes ou des femmes sans nom, sans identité reconnue.
Le non-événement du RER nous interroge pourtant sur les limites de cet autisme politique mâtiné de démagogie compassionnelle. Les tensions intercommunautaires sont devenues manifestes et l'urgence est de mettre fin à l'ostracisme dans lequel sont tenus les héritiers de l'immigration, au risque sinon de laisser proliférer n'importe quelle représentation monstrueuse dans l'espace public. Car ils sont fatigués les acteurs militant contre l'écran médiatique qui sépare les parias d'outre-périphériques des nantis de notre société du spectacle. Au dialogue conflictuel pariant sur le «vivre ensemble» pourrait alors succéder les barrages fantasmatiques et meurtriers. Au nom d'une exigence absolue de réparation, l'écorché vif, le fou des dieux ou des hommes, celui qui prétend non plus parler mais agir au nom des victimes tente de transformer son cauchemar vécu en réalité universelle : le crime devient son acte créateur et il ne parvient à se libérer de l'image dans laquelle on l'a enfermé qu'en attirant les autres, tous les autres, dans ce puits sans fond du fantasme, en suivant à l'extrémité une logique de l'absurde, une spirale de la haine, en trouvant dans le mépris d'autrui un moyen d'affirmer une altérité radicale, en poussant les spectateurs du monde dans l'abîme de la fiction devenue monde. Mais, fort heureusement, il ne s'agit là encore que d'un scénario de politique-fiction car les loups enragés des cités HLM sont loin d'être légion. Ce qui n'empêche pas la Licra de stigmatiser les «nazis de banlieue qui défient la France». L'antisémitisme, cette bête immonde de l'Occident nicherait-elle quelque part en banlieue ? Nul ne peut nier la montée d'un sentiment «antifeuj» en écho au conflit israélo-palestinien aggravé par des faits délictueux et criminels que l'Etat de droit ne saurait tolérer. Mais, jusqu'à preuve du contraire, la multiplication des actes racistes en question reste des faits ne relevant d'aucune organisation idéologique. Et l'antisémitisme est une histoire trop douloureuse dans l'histoire de notre pays pour la brader à de petites frappes. Notre pays, dis-je, mais les héritiers de l'immigration maghrébine, mis au ban de la communauté nationale et jetés en pâture comme les rebuts de l'intégration républicaine, sont-ils comptables de l'Histoire de France ? Après «nos ancêtres les Gaulois» de l'école coloniale, chercherait-on à faire porter le poids du fardeau de l'homme blanc à ceux dont les aïeux n'ont rien à voir de près ou de loin avec la solution finale ?
Cette volonté d'intégrer au forceps les Arabes et les Africains à une histoire honteuse de l'Occident, c'est aussi ce que nous révèle en creux le non-événement du 9 juillet. Après les désillusions d'une place au soleil dans le melting-pot à la française, reste le côté obscur, l'underground, les couloirs du RER et ses croix gammées d'un cauchemar des sombres temps jadis. A chaque société son fait divers, et celui du 9 juillet 2004 est emblématique d'une histoire française : non pas l'antisémitisme, mais le racisme à l'égard de minorités postcoloniales soumises au chauvinisme de l'universel jusqu'à dans ses travers. C'est pourquoi la victime imaginaire du RER devrait être considérée comme une véritable victime. Victime expiatoire, car lorsqu'une société entière refuse de se regarder en face, une désaxée peut vivre dans sa chair le retour du refoulé. Le racisme rend fou et invente des monstres étrangers. Mais c'est d'abord dans les replis même de la démocratie, derrière le miroir du tout un chacun que la rengaine de l'universalisme hexagonal de l'entre-soi pourrait susciter une altérité monstrueuse. Car comme l'écrit James Baldwin : «Quiconque persiste à demeurer en état d'innocence longtemps après que l'innocence est morte devient un monstre.» .
Dernier ouvrage : les Mondes de l'ethnicité, Balland 2004.
Ahmed Boubeker maître de conférences à l'université de Metz.