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Courrier

A nous, voyageurs diffamés...

lundi 19 juillet 2004 (Liberation - 06:00)

 A h, le mal que l'on nous fait... Parmi la liste des victimes de l'affaire du RER D, il ne faudra pas oublier les passagers des trains, innombrables voyageurs ordinaires des transports en commun que les hommes politiques et les journalistes n'ont pas hésité à accuser d'une écoeurante lâcheté : vingt habitants des banlieues plongeant la tête dans leur journal pendant de longues minutes pour ne pas voir une jeune femme et son enfant subir la torture et l'insulte. Les journalistes ont présenté leurs excuses à toutes les victimes de leur erreur : auditeurs, téléspectateurs, lecteurs, agresseurs potentiels injustement soupçonnés. Ils ont oublié les voyageurs du RER, pourtant si gravement diffamés.

On nous a dit : c'est parce que l'événement était vraisemblable qu'il a pu, pendant quelques heures, être considéré comme vrai. La faute ne serait donc que technique, une simple défaillance dans la procédure de vérification. Mais qu'est-ce qui est vraisemblable ici ? Qu'une bande de jeunes agresse une femme et son enfant ? On pourrait déjà en discuter. Il y a autre chose, une forêt derrière cet arbre : la foule, sa supposée indifférence et sa lâcheté devant la souffrance de l'un des siens. Cette horreur-là est-elle donc si vraisemblable qu'elle puisse aussi facilement passer pour vraie ? Etaient-ils eux aussi vraisemblables les pédophiles des HLM ? Non, trois fois non : les foules ordinaires ne méritent pas ce mépris.

Même sans avoir été soi-même témoin de tels drames, il suffit de fréquenter, au moins de temps à autre, la rue, l'autobus ou le métro, pour savoir comment se comportent, le plus vraisemblablement, les passants lorsque quelque chose d'extraordinaire survient. Aucun bien sûr n'a le courage ni la force physique du héros. Aucun ne se jette sur la lame de rasoir qui jaillit et menace. Mais aucun non plus ne plonge le nez dans son journal ou bien se sauve et rentre chez lui. Les regards se croisent et s'interrogent ; l'un d'eux trouve dans un autre, un encouragement, une connivence, un embryon d'accord qui suffisent à le faire bouger, même un peu, à parler, à s'approcher et finalement à en entraîner quelques-uns dans une action collective qui, après coup, passera pour héroïque, extraordinaire. C'est ainsi que les choses ont dû se passer dans l'avion qui s'écrasa en Pennsylvanie le 11 septembre 2001. C'est ainsi qu'elles se passent chaque jour lorsque quelqu'un tombe dans un lieu public et que, toujours, il se trouve là quelqu'un pour le ramasser et d'autres pour le rejoindre. Cela n'empêche évidemment pas les voyageurs du RER d'avoir l'air buté, fermé, malheureux et de peu se soucier de ce qui se passe autour d'eux. Mais lorsque le cours des choses sort de l'ordinaire, ils en sortent avec elles.

Foule sentimentale, il faut voir comme on nous parle... La chanson d'Alain Souchon a eu un immense et imprévisible succès. C'est que la foule sentimentale accepte de plus en plus mal que l'on parle d'elle avec des mots aussi durs.

Serge Pouts-Lajus, passager des trains

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