Dossier «L'Affaire du RER D» / Libération | ![]() | ![]() |
«N i rire ni pleurer, mais comprendre», la vieille recette de Baruch Spinoza vaut toujours. Alors, une semaine après, sans haine partisane et sans passion corporatiste, remettre sur l'ouvrage la sale affaire qui ne passe pas. Même si Marie L. (alias Marie Léonie, alias Marie-Léonie, alias Marie-Léonie Leblanc), dos aux caméras mais certainement plus pour longtemps, demande pardon, dans l'ordre, «au président de la République, à Nicole Guedj et à tous ceux qu'elle a pu blesser». Même si, tandis que le «Qu'aurais-je fait dans ce train ?» cède doucement le pas à : «Qu'aurais-je fait dans une salle de rédaction ?», et que Jean-François Kahn nous explique dans son Marianne pourquoi et comment lui «n'aurait pas plongé», c'est toujours le chagrin et la pitié. Réécrire l'histoire, fastoche... Même Villepin pourrait, qui serait à ce compte fondé à invoquer son émotion pour plaider son absolution. Il est ministre, certes, mais c'est accessoire. Il est homme avant tout, et si sensible, et si «poète», et, pour tout dire, si pavé de bonnes intentions, que, hors «la pression médiatique», on finirait par se demander où est le problème. Pourtant, il y a bien un problème.
Fût-ce dans un paradoxe, il appartiendra historiquement à Dominique Strauss-Kahn de l'avoir le mieux identifié, sitôt établi que la blanche Marie était mythomane. Comme il fut le premier, le 21 avril 2002, peu de minutes après 20 heures, à appeler à voter Chirac au second tour de la présidentielle, le dirigeant socialiste restera le premier à avoir énoncé la formule magique qui fonde aujourd'hui, de façon plus ou moins explicite, une double doxa politique et journalistique : l'agression du RER D n'a pas eu lieu, mais (et tout est dans ce «mais») elle aurait pu avoir lieu, dit-il en substance. C'est exactement à ce propos que répondait le lendemain, en écho quasi synchrone, le mot pas si incompréhensible de Jacques Chirac, lors de son annuel bavardage de 14 Juillet : «C'est regrettable, mais je ne regrette pas.» Il parlait de l'expression de son «effroi», si opportunément communiquée dans la nuit de samedi à dimanche, deux jours après son discours du Chambon-sur-Lignon. Ainsi s'autocensurèrent tous les doutes, et le sien même. Ainsi la tautologie de Dominique Strauss-Kahn fondait-elle une réconciliation nationale autorisant chacun à fermer les yeux sur ce qui fait la différence entre «ce qui fut» et «ce qui aurait pu être». Ainsi George Bush invoquait-il, pour partir en croisade en Irak, les armes de destruction massive de Saddam Hussein ; ainsi, une fois avérée leur caractère fantaisiste, plaida-t-il qu'elles eussent pu être. Et ainsi ne lui suffit-il plus aujourd'hui que d'avoir renversé un dictateur ce qui, soit dit en passant, nous met à assez cher le prix du kilo de dictateur...
De même que la guerre du «bien» contre le «mal», notre anti-antisémitisme est si légitime et profondément socioculturel, aussi qu'il pourrait avoir raison contre les faits mêmes. C'est la caractéristique des choses sacrées. Pourtant, de Strauss-Kahn ni de Chirac (encore que...), on ne contestera a priori la bonne foi. Hélas ! Cette bonne foi même fait problème, qui, invoquant à bon droit mais pas toujours, un «antisémitisme des cités», fait un peu vite l'impasse sur la misère sociale dans la sous-France de tout en bas, et la façon dont on la traite. Le discours présidentiel fustigeant au Chambon «la part la plus sombre de l'âme humaine» s'honorerait de dépasser le stade de la démagogique incantation pour en identifier les causes. Et il prendrait un autre sens d'être prononcé à Sarcelles, à La Courneuve ou à Mantes-la-Jolie.
Mais Sarcelles, La Courneuve et Mantes-la-Jolie considèrent les crédits dévolus au ministre Borloo, et rigolent. Ils trouvent que la stigmatisation des «communautarismes» va trop harmonieusement de pair avec les lois Sécurité et Liberté des Perben et des Sarkozy, et celle des Arabes et des Nègres avec la revendication gouvernementale de toujours plus de charters et d'expulsions. Avec un amer désespoir, ils disent aux politiques que la posture républicaine, ça eût payé, mais ça paye plus.
Et aux journalistes oublieux que le journalisme aussi est un sport de combat, que vouliez-vous qu'ils disent ? Que leurs résidents sont des êtres humains, et pas si évidemment et naturellement portés à graver sur des dermes des croix gammées, à la pointe du poignard ou du marqueur, selon le degré d'animalité qu'on leur prête ? Si politiques et journalistes sont devenus sourds à l'écrasante misère sociale des quartiers, au point de confondre ce qui est avec ce qui aurait pu être, il faut qu'ils ne s'étonnent pas d'y être devenus inaudibles.
Pierre Marcelle journaliste à Libération.