L es médias sont passionnants : ayant idée
d'évoquer « un sujet spécifiquement juif » ou du moins tel à leur jugé, ils convoqueront
toujours les mêmes, sauf si des acteurs médiatisés autres sont impliqués dans la
question. Il y a les trois ou quatre « personnalités représentatives », dont les présidents
du Consistoire et du CRIF, mais là, ce sera pour des sujets perçus comme « officiellement
juifs », puis la maigre cohorte des personnages récurrents dans les médias ayant en commun
d'avoir une grande gueule, une position « typiquement juive » et presque toujours de se
revendiquer juifs. Ce groupe se résume pour l'essentiel à André Glucksmann, Claude
Lanzmann, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, plus quelques intellectuels israéliens
pour les questions plutôt politico-judéo-franco-israéliennes. Il y a pourtant nombre
intellectuels et personnalités que l'on considère juifs, tels Daniel et Gabriel
Cohn-Bendit, Me Laurent Lévy, Dominique Strauss-Kahn, Laurent
Fabius, le regretté Beni Lévi, Pascal Bruckner, Jean-Claude Milner, etc., etc., etc. On
ne les sollicitera que rarement pour pondre une « tribune libre », ouvrir un « débat »,
répondre à une interview, bref, s'exprimer sur telle « question juive » “en tant que juif”.
Non qu'ils ne le fassent jamais, mais à dose homéopathique, tandis que nos Juifs de
service s'expriment à dose allopathique. Pourquoi ? C'est dû à une double
tendance desdites personnalités assortie d'une certaine tendance des médias. Nos
« intellectuels juifs » s'expriment habituellement « au nom des Juifs », et ont presque
systématiquement une position qu'on décrira donc « typiquement juive ». Pas si typiquement,
ma liste de personnalités montre qu'il n'y a pas de position « typiquement juive », et sauf
pour cette poignée, autant de Juifs, autant d'opinions, mais typiquement selon l'a
priori courant dans les médias : communautariste, sioniste radicale, pro-israélienne
sans nuances, à tendance paranoïaque, « victimisante », en un mot, caricaturale.
Le rapport de la plupart des médias à la présumée judaïté est ambigu : il y a ce
discours convenu sur la tolérance, la non-discrimination, les Juifs êtres humains comme les
autres, et autres bondieuseries, et cette évidence d'un discours particularisant, qui traite
« les Juifs », « les musulmans », « les jeunes de banlieue » comme
entités définies, cohérentes, déterminées, et au final, « différentes ». Dans ce
schéma, un Finkielkraut ou un Lanzmann, s'exprimant « en tant que Juifs et au nom des
Juifs », rassurent en confirmant le préjugé ; par contraste, un Cohn-Bendit s'exprimant en
tant qu'Européen en son seul nom inquiète, en « effaçant les différences ». Il est un
individu comme les autres. On se souvient (ou peut-être ne se souvient-on pas assez) du
fameux mot d'ordre de mai 68, « Nous sommes tous des Juifs allemands », et qui
concernait justement “Dany le Rouge” — rouge parce que rouquin et révolutionnaire. Ce
mot d'ordre avait une raison précise dans un contexte particulier, mais on peut en faire
une autre exégèse : il n'y a d'autre singularité des Juifs allemands, et plus largement
d'Europe, que l'histoire qui fut la leur entre 1933 et 1945 ; hors cela, rien ne les
différencie de quiconque — ou pour mieux le dire, ils ne sont pas plus « différents » que
quiconque. Cette histoire même montre que le plus grand risque est de mettre en avant une
supposée différence. Un Juif n'est pas une personne comme tout le monde, mais vous-même,
si « non juif », êtes-vous « comme tout le monde » ? D'évidence non, tout le monde n'est
pas comme tout le monde, chacun est singulier. Lieu commun, évidence, et pourtant…
Pourtant, quand on traite d'une « question juive », on appelle les Juifs de service,
ceux qui rassurent. Comme dit CharlÉlie Couture dans Les Pianistes de bar, on
« préfère les étrangers de couleur, parce qu'on les reconnaît de loin »,
ou quelque chose d'approchant ; au fond, Laurent Fabius ou Daniel Cohn-Bendit font peur :
ils nous ressemblent tellement. Je dis « nous » en tant que « non juif », si tant est
qu'on puisse se décréter tel, un juif est un humain comme un autre, mais aussi bien, un
humain est un juif comme un autre — « Nous sommes tous des juifs allemands », « Je est un
Autre », donc, « Autre est un Je ».
Les Juifs posent problème. Depuis au moins trois mille ans. Au début, ils posèrent
problème à leurs voisins, puis aux Grecs et à Rome, puis à la chrétienté, puis à l'Islam,
et aujourd'hui au monde entier ou presque. Les Juifs ou la judaïté, si les deux choses
sont séparables. La base du problème, c'est la religion dont ils sont les diffuseurs : le
monothéisme. Christianisme ou islamisme ne sont que des cas particuliers de judaïsme.
D'ailleurs, pendant au moins trois siècles le christianisme fut effectivement considéré
par les riverains de la Méditerranée et les peuples proches comme une secte juive — et
par nombre de chrétiens eux-mêmes. De même, dans les premiers temps de ses relations avec
cette religion nouvelle les chrétiens tendirent à considérer l'islam comme une hérésie
judéo-chrétienne. Le problème des Grecs et des Latins venait du pouvoir déstructurant du
judaïsme pour les religions établies, les « religions officielles » de ces deux ensembles.
C'est que le judaïsme a de grands attraits. Comme l'écrit Gregory Bateson en un raccourci
saisissant, « Pendant cinq mille ans, les religions méditerranéennes n'ont cessé
d'osciller entre immanence et transcendance. À Babylone, les dieux étaient transcendants,
sur les sommets des collines ; en Égypte, le dieu était immanent, dans le pharaon ; et la
chrétienté se constitua comme une combinaison complexe de ces deux croyances ». La
chrétienté, la judaïté et bien sûr l'islamité.
Le dieu des Juifs est paradoxal, en une manière « extérieur », « supérieur »,
c'est « le créateur » ; en même temps, puisqu'il anima sa création de son souffle,
en toute chose et en tout être il y a du divin. L'apport de la secte chrétienne, qui par après
acquit son autonomie, est que son fondateur renouvela le pacte entre créature et créateur, pour
réaffirmer la part divine en chaque être humain : il n'est pas le fruit de l'union d'une
femme et d'un homme, mais entre la divinité transcendante personnifiée par « le Père »,
et celle immanente personnifiée par « l'esprit saint » ou souffle divin qui se
réalise en un être de chair et de sang. L'idée de génie de la communion par le pain et
le vin est une manière de faire que chaque individu s'incorpore cette idée chaque fois
qu'il participe au rite. Selon moi, les chrétiens n'avaient pas tort au départ, en
considérant un rapport substantiel entre islam et christianisme, sinon que le rapport est
plutôt de généalogie commune, les deux religions devant beaucoup au judaïsme ; cela dit,
on trouve dans le Coran des récits ou préceptes venant directement du Nouveau Testament,
ou des paraboles et fables ayant cours chez les chrétiens d'Orient. L'apport essentiel de
l'islam est d'avoir synthétisé et rendu cohérent un corps de doctrines épars dans les
textes de la Bible.
Les Romains se méfiaient à raison du judaïsme et du christianisme, pour un système de
gouvernement à tendance oligarchique et aristocratique ce sont des doctrines dangereuses
car très favorables à un état d'esprit démocratique : si nous sommes tous égaux
devant Dieu, pourquoi certains devraient être favorisés par la naissance ou la position
sociale ? Mais les gouvernements ont de puissants moyent pour réduire les
oppositions dangereuses. Le premier, et plus ancien, est d'utiliser la propagande pour
disqualifier les séditieux, en faisant courir des bruits sur eux, en les faisant accuser
de commettre des meurtres rituels, souvent sur des enfants, en leur faisant endosser même
les crimes qu'ils n'ont pas commis, en répandant des faux documents censés émaner d'eux,
bref, vous connaissez le truc. L'autre méthode courante est la répression : arrestations
arbitraires, pogroms, interdiction de culte, déportations, interdictions diverses — de
posséder des biens immobiliers, d'exercer certains métiers, certaines charges, etc. Et
in fine, le moyen des moyens, quand tout le reste a échoué, et même avant ça, est le
« noyautage » : on introduit dans le culte des hommes à soi, intelligents et bon rhéteurs,
charge à eux d'orienter le dogme de telle manière que la doctrine devienne favorable au
pouvoir en place.
D'une certaine manière on attribue à tort aux chrétiens un certain anti-judaïsme,
celui ancienne manière concernant le « peuple déicide ». D'un sens à tort, d'un sens non.
En fait, il n'y a pas un déroulé linéaire depuis le christianisme initial jusqu'à nos
jours. Il y a le christianisme original, qui n'est qu'une variante sectaire du judaïsme,
au même titre par exemple que le pharisianisme et l'essénisme ; pus il y a une première
transformation, quand la doctrine est adaptée au contexte gréco-latin, et reprend dans
ce contexte certaines conceptions qui doivent plus à l'héritage religieux indo-européen
qu'à celui moyen-oriental ; ensuite se passent quelques siècles où la doctrine prend de
plus en plus d'importance dans le cadre de l'Empire romain, et connaît des schismes, des
oppositions doctrinales, des querelles de préséance parmi les pontes de l'Église ; enfin,
au début du IV° siècle, Constantin pratiqua une sorte d'OPA spirituelle en faisant du
christianisme la nouvelle religion d'État. Mais un christianisme très adapté. Il est par
exemple intéressant de savoir que la version de la Bible considérée comme la Vulgate,
c'est-à-dire la « version officielle » des Églises catholiques, romaine ou byzantine, fut
établie alentour de 400, bien après que la christianisme soit devenu la religion d'État
de l'Empire romain. Sinon, pour ce qui est de la mauvaise réputation des Juifs dans le
monde chrétien, elle continue plutôt une tradition romaine que proprement chrétienne, les
Juifs ayant été soumis à une propagande d'État anti-juive bien avant la naissance du
christianisme. Cela dit, c'est bien la version impériale du christianisme qui s'imposa
autour de la Méditerranée, et plus tard dans toute l'Europe, et s'imposa dans la foulée
un anti-judaïsme qui, au XIX° siècle, évolua en antisémitisme.
Dire qu'on attribue à tort aux chrétiens un certain anti-judaïsme ne signifie pas
qu'il n'existait pas, mais ça vient plutôt de l'adaptation du christianisme à l'Empire
gréco-latin : selon les lieux et les temps on observe une assez grande variété quant à la
perception qu'a telle ou telle Église des Juifs, l'on voit même des rapports très divers
à la question à l'intérieur de telle Église selon la nation où elle s'implante et selon
les circonstances. L'anti-judaïsme est, en Europe occidentale et jusqu'au XVII° siècle,
souvent lié à des événements apparaissant comme des « punitions de Dieu », notamment les
grandes épidémies, les grandes famines, les guerres longues. Dans un contexte chrétien
d'obédience gréco-latine, les Juifs sont les boucs émissaires de prédilection, et cela
ressort évidemment surtout dans les périodes de crises graves.
Difficile d'échapper à plus de 2000 ans d'endoctrinement anti-judaïque et quelques 150
ans de propagande antisémite qui en outre, en Europe centrale et orientale, fut souvent
une propagande d'État. En France par exemple, il y a ce discours normatif selon lequel
« tous les humains sont égaux », et cette évidence, dans la société, parmi les responsables
politiques et chez les médiateurs, d'une pratique et un discours différentialistes, cela
non pas pour « établir une égalité réelle tenant compte des différences », mais bel et bien
pour enfermer « l'autre » dans sa différence. On peut le faire « en bien » ou « en mal », mais
fondamentalement ça ne change pas grand chose.
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